Dans son le livre « Le salaire, un enjeu pour l’eurosyndicalisme », Anne Dufresne cherche à comprendre les raisons de la lenteur avec laquelle la négociation salariale s’européanise. L’auteure met en lumière son obstacle fondamental : la dépolitisation du salaire sous la contrainte du cadre macro-économique imposé par l’Union économique et monétaire, aujourd’hui ravivée par le tout récent « pacte pour l’euro ». Mais elle révèle aussi, et surtout, l’ampleur du travail syndical déjà accompli : les initiatives de coordination des négociations collectives nationales depuis les années 1990. Cet apprentissage croisé, au-delà des frontières est bien le gage d’une capacité future de mobilisation européenne. Le salaire sera-t-il un jour au cœur de l’euro-syndicalisme ?
Vous trouverez ci-dessous la préface de Bernard Friot.

Le lecteur tient en mains un livre rare. Sur un sujet décisif.
Le sujet est décisif : tant que l’objet fondamental du syndicalisme, c’est-à-dire la progression du salaire dans le partage de la valeur ajoutée, sera interdit d’Europe, l’eurosyndicalisme, clé de tout progrès du salaire sur le continent, sera impossible à construire. Interdit d’Europe, c’est-à-dire exclu du projet de l’Union européenne. C’est ce que montre l’auteure dans un récit rigoureux. Le salaire, objet central du syndicalisme, et la grève, arme au service de cet objet, n’ont pas droit de cité au niveau communautaire, une interdiction confirmée par un des protocoles annexés au traité de Maastricht en 1991. On mesure là toute la perversion du principe de subsidiarité. Au prétexte que le salaire doit demeurer de la compétence des États, seul le droit de la concurrence, cœur du droit communautaire, a dignité de principe constitutionnel à l’échelle de l’Union. Il ne s’y heurte pas, comme cela s’est construit partout au niveau national, au droit du travail et de la sécurité sociale, qui viendrait le tempérer ou le contredire. Au contraire : puisque le droit communautaire l’emporte sur les droits nationaux, le droit de la concurrence est utilisé pour réduire tous les droits liés au salaire dans les États membres : c’est ce que montre la jurisprudence constante de la Cour de justice de Luxembourg. Cette supériorité du droit de la concurrence, unifié à l’échelle du continent, sur des droits du travail fragmentés entre les États, voilà l’obstacle sur lequel viennent se briser les efforts de coordination syndicale des revendications salariales. Pierre angulaire de l’Union, l’institutionnalisation de la pression constante sur les salaires et de l’impossibilité de fixer des objectifs concrets à la construction d’un droit du salaire à l’échelle européenne agit comme la pente au sommet de laquelle Sisyphe tente en vain de hisser son rocher.
Alors les difficultés linguistiques, les différences de traditions de relations professionnelles, les diverses sensibilités syndicales – surmontables dans une dynamique de construction d’un droit européen du salaire assumé par la puissance publique qui prendrait le contrepied de l’imposture du prétendu spill over – alors ces différences deviennent autant d’impasses dans lesquelles s’épuisent souvent les initiatives syndicales transnationales. Cela dit, il ne faut justement pas sous estimer ces initiatives importantes, occasion d’échanges, de confrontations, de création d’outils qui, le moment venu, seront de toute façon indispensables. Il faut d’autant moins les sous estimer qu’Anne Dufresne donne à voir, par le détail, l’importance de l’expérience ainsi construite au jour le jour, même si, pour des raisons qui tiennent moins aux syndicats qu’à la nature antisalariale du projet communautaire, cette expérience n’a pas pu déboucher sur un eurosyndicalisme en mesure d’affirmer les droits salariaux. C’est ici qu’il faut présenter la face cachée de ce livre rare.
Le livre est rare en effet, car la richesse des données rassemblées pour la première fois est stupéfiante. Le lecteur francophone a accès à la littérature scientifique anglaise et allemande, et l’on sait le poids du syndicalisme allemand dans la construction d’un eurosyndicalisme. Mais c’est surtout l’ampleur du travail de première main qui saisit. L’auteure, polyglotte, a été présente, des années durant, dans les réunions où s’élaborait la coordination, aux trois niveaux interprofessionnel, sectoriel et transnational. Elle a eu accès aux documents internes des instances qu’elle analyse. Elle a assisté aux congrès, rencontré et interrogé des centaines de responsables. Le lecteur devine – sans souvent en mesurer l’ampleur, c’est pourquoi je le souligne – l’énormité du travail de terrain fourni pour produire une synthèse brillante dans une langue accessible, qui ne reprend évidemment qu’une toute petite part du matériel accumulé mais qui en est imprégnée.
Bref, en posant un diagnostic précis à rebours de travaux qui incriminent les syndicats et se gardent bien d’interroger le caractère réactionnaire des institutions politiques de l’Union, et à distance d’autres qui, attentifs aux dimensions secondaires de l’action syndicale, sous estiment la portée de l’échec dans lequel est maintenu l’eurosyndicalisme du salaire, Anne Dufresne nous fait le cadeau d’un livre très stimulant.
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