Le COVID-19 est un agent pathogène viral issu d’une zoonose récente qui a provoqué une pandémie toujours en cours. Comme c’est le cas pour toute épidémie, le COVID-19 est partie prenante des interactions sociales. Doté d’une puissance de contamination élevé, il a pu se propager au sein d’une population « naïve » peu ou non-immunisée. Sa mortalité est réduite et frappe de façon privilégiée les personnes âgées ou souffrant déjà de pathologies chroniques. La pandémie du COVID-19 représente un évènement social majeur, un « fait social parfait » qui condense tous les éléments d’une crise systémique déjà en cours. Les conséquences de la pandémie sur les mondes du travail sont contradictoires : d’un côté, elle est source de dégradation sociale, mais de l’autre, elle a contribué à renforcer le travail, tant sur le plan objectif que subjectif.
1. Le travail essentiel devient visible
Malmené mais visible dans sa contribution au fonctionnement social, le travail se retrouve sens dessus dessous. Pendant que les cols blancs et les travailleurs intellectuels ont été massivement confinés (la plupart du temps en télétravail), la société a continué à fonctionner grâce aux « travailleurs de l’essentiel » que sont les éboueurs, chauffeurs-livreurs, hôtesses de caisse et bien sûr les soignant.es.
Les femmes occupent le premier plan : « Infirmières, aides-soignantes, caissières, enseignantes, aides à la personne, personnel de nettoyage : c’est une bande de femmes qui fait tenir la société ! » (Christiane Taubira). En effet, les femmes représentent 91 % des aides-soignants, 83 % des enseignants du premier degré, 90 % du personnel des Ehpad, 90 % des caissiers et 97 % des aides à domicile. Ces métiers souvent peu reconnus, tant sur le plan financier que social, sont enfin apparus comme essentiels aux yeux du public.
Ce travail n’est pas sans risque. Une très large majorité a continué à travailler la « boule au ventre ». C’est particulièrement le cas des salariés de la logistique et de la distribution (76%) et du personnel des supermarchés (75 %) en milieu hospitalier (81%). La revue Philonomiste a publié un certain nombre de témoignages qui révèlent le vécu de cette reconnaissance inespérée. Emma, éducatrice spécialisée travaille dans un foyer d’adolescents placés par décision judiciaire ou administrative : « Le plus difficile pour moi est de me rendre compte que rien, absolument rien, n’a été prévu pour nous permettre d’assurer la continuité du service que nous rendons. Soigner, nourrir, éduquer : les services à l’individu ont été pensés ; empêcher que la société craque, tout le monde s’en fiche. Je me demande sincèrement ce que serait un pays sans les professionnels du social. Les enfants maltraités, les personnes en situation de handicap, et les sans-abris, et les prostituées, et les drogués ? Tout ce monde dont on ne veut pas parler publiquement, que l’on maintient caché, constamment confiné, où seraient-ils, comment feraient-ils si leur lieu d’accueil fermait ? En attendant, je gagne 1 434 euros net par mois (1 310 euros pour le mois de mars !) après trois années de formation post-bac et je vais travailler tous les jours, avec la même épuisante et impuissante attente que face au virus : jusqu’à quand ça va tenir ? Qu’est-ce qui se passe si ça craque ? Si un enfant est contaminé, ou l’un d’entre nous ? Impossible de fermer l’établissement, impossible de gérer une quarantaine, on ne peut rien faire d’autre qu’espérer que cela n’arrivera pas. »
Chauffeur routier en Bretagne, Arnaud continue à faire des tournées. « Il faut assurer l’indispensable. La première semaine du confinement, j’étais encore sur les routes en France, je chargeais à Alès et devais livrer le lendemain avant midi à la frontière belge. Toutes les aires sanitaires et les restaurants routiers étaient brusquement fermés. J’ai dû prendre ma douche chez les clients. Aujourd’hui encore, je dois souvent me doucher, manger ou dormir chez les clients. (…) À part ça, le confinement, je ne le ressens pas beaucoup, sauf que je peux traverser Rennes à 17 heures avec mon camion sans donner un coup de frein. Les rares automobilistes que je croise sont aussi plus respectueux des routiers. Souvent ils nous disent merci, nous font un petit signe. Franchement, je ne suis pas un héros, je fais juste mon boulot. J’ai toujours su que je faisais un métier essentiel mais pas plus que les ouvriers dans les usines agroalimentaires, ou qu’une de mes amies qui s’occupe d’enfants autistes, ou que les médecins qui eux, sont bien plus confrontés au virus que moi. Ma sœur et mon beau-frère sont agriculteurs, ils n’ont rien de confinés non plus et ne se prennent pas pour des héros. Autour de moi, tout le monde travaille. »
Le témoignage d’Anne, 61 ans, caissière à Blois se sent utile comme jamais auparavant : « J’habite à 15 kilomètres du magasin, j’ai des horaires variables répartis sur quatre jours par semaine. Je suis la première d’habitude à râler sur les conditions de travail, mais là, il n’y a rien à dire : le responsable du magasin a dès le début trouvé, je ne sais pas comment, des masques, des gants, du gel, et même des surblouses. (…) À la caisse, la tension des clients est palpable mais beaucoup préfèrent venir chez nous parce qu’il y a moins de queue qu’à l’hypermarché juste à côté et que nous sommes mieux protégés. Mais avec la durée du confinement, on sent la nervosité monter. (…) Je vois aussi les difficultés de réapprovisionnement, par exemple en farine et en œufs – tout le monde occupe les enfants avec des gâteaux à faire à la maison ! Mais on trouve des solutions pour les commandes, les livraisons, on conseille d’essayer la farine de châtaigne ou de sarrasin. En fin de carrière, je vis une expérience inédite et intéressante… »
Pour Yves Clot, l’héroïsation est inutile car elle peut avoir comme effet de faire disparaître une deuxième fois le travail ordinaire « Les agriculteurs, les travailleurs sociaux, les ouvriers autour de lui, c’est pareil : ils sont là, c’est tout. Et au fond, c’est une belle définition du travail : travailler, c’est être là… »[1].
Et justement, si il existe une activité de travail super-invisible, c’est bien celui du nettoyage ! Nettoyer doit se fait à l’abri des regards, comme l’a montré Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreham. Transparent.es ou invisibles, présent.es aux heures où les autres dorment ou prennent leur pause repas, l’invisibilité représente en quelque sorte la condition normale de ce labeur. Pour François-Xavier Devetter et Julie Valentin, l’externalisation n’a fait que renforcer cette invisibilité, en imposant au passage davantage de travail à temps partiel, des contrats courts et des conditions de travail au rabais[2]. Le lien de causalité entre cette externalisation et une baisse de la qualité du service (provoquant des maladies nosocomiales en milieu hospitalier) a également été établi. Dans les conditions de la crise sanitaire, une revalorisation du travail passe obligatoirement par une ré-internalisation : « La crise plaide ainsi en faveur d’une revalorisation importante du travail des agents d’entretien : ils ne sont pas à la base d’une consommation intermédiaire dont le coût doit être réduit par la mise en concurrence de leurs fournisseurs. Ils sont en charge d’un service au cœur de l’activité des entreprises et des administrations. Ce service a un prix et cela ne peut être aux salariés de participer à son rabais en subissant salaires indignes et conditions de travail encore dégradées. ». En conséquence, même si des mesures partielles peuvent améliorer les conditions d’emplois « seule une remise en cause du processus d’externalisation semble à même de renverser la tendance à la délégation du « sale boulot » aux plus précaires. ».
Reconnus comme « héros de la nation », le personnel soignant a partout fait preuve de dévouement, d’engagement et d’abnégation. En même temps, cette mobilisation s’est faite au prix d’une acceptation de conditions de travail dégradées. D’abord au niveau des protections contre les risques de contamination. Selon Philippe Crepel, responsable de la CGT Santé, la mobilisation des équipes s’est faite en faisant fi de la pénurie des matériels de protection. Le sondage réalisée par la CGT-Santé, publiée dans l’Humanité du 6 mai 2020[3] , indique que 64 % de ses sections syndicales, dans des établissements représentant environ 80% des personnels, font état de pénurie de matériels de protection (avec une situation aggravée dans les zones rouges). Environ un tiers des équipes s’est vu contraint de travailler sans masque tandis qu’un autre tiers n’avait que des masques non adaptés. Certains établissements manquaient de surblouses, d’autres de masques ou de lunettes. Selon Laurent Laporte, secrétaire général de la CGT-UFMICT (médecins et cadres hospitaliers) « la politique de gestion régionalisée des risques montre bien l’incapacité d’une réponse nationale au Covid19 ». Fin avril, le personnel soignant comptait environ 12 000 cas de contamination dans la catégorie « symptomatique » (et donc malade). Selon la CGT-Santé, la proportion de soignants contaminés serait « onze fois supérieure à celle de la population générale ». Les services infectieux dédiés au Covid19 tels que les urgences et la réanimation sont les plus touchés. Au niveau du personnel, les infirmières seraient les premières à être contaminées, suivies des aides-soignant(e)s, des médecins et du personnel de ménage. L’enquête de la CGT révèle aussi que de nombreux soignants contaminés ont continué à travailler auprès des patients : début avril, 10 % des syndicats déclaraient que dans leur établissement, des collègues atteints du Covid étaient maintenus en service. Selon les syndicalises de la CGT Santé, ce taux est monté à 16 % fin avril et à 25 % dans les grands hôpitaux. Faute de personnel, même en étant malade, il fallait reprendre au bout de 3 ou 5 jours d’arrêt : « Des cadres ordonnaient aux infirmières : tant que tu tiens debout, on te donne un masque et tu viens travailler… »
Soignants, éboueurs, chauffeurs–livreurs, préparateurs de commandes, agents de nettoyage, toutes et tous se sont vus devenir visibles socialement. Pendant que l’épidémie se propageait, il fallait continuer à travailler « faute de quoi les gens vont avoir des problèmes ».
Pour beaucoup de ces salarié.es, la conscience de la nature essentielle de leur travail était déjà présente de façon latente. Mais elle ne s’exprimait pas au grand jour, tant les identités professionnelles souffraient d’un déficit de reconnaissance. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’enquête de l’UGICT-CGT révèle que la moitié des salariés encore au travail estiment leur activité comme essentielle. Du côté des ouvriers et des employés d’exécution, ce taux augmente et atteint 65 à 80% dans les secteurs du nettoyage, des soins, de l’enseignement, de la logistique ou de la maintenance.
Pour Thomas Coutrot, cette prise de conscience et les débats qui s’en suivent représentent avant tout une remise en question de la subordination du travail au capital : « En effet, le contrat de travail, qui organise cette subordination, exclut toute participation du salarié à la détermination des finalités de son travail, tout jugement sur le caractère socialement ou écologiquement utile de son activité. » [4] De fait, cette remise en cause va bien au-delà d’une revanche symbolique des « premiers de corvée » sur les « premiers de cordée »[5]. En effet, il est difficile de rester silencieux après avoir risqué « sa peau » et avoir fait la démonstration du rôle essentiel et vital que représente un « labeur » peu rémunéré et mal reconnu. L’épidémie représente un événement majeur à partir duquel la violence symbolique ne sera plus acceptée comme auparavant.
Axel Honneth avait soulevé la question de la reconnaissance comme un enjeu de justice sociale[6]. Désormais, avec l’épidémie du Covid-19, la question est posée à l’échelle de toute la société. L’exigence d’une revalorisation salariale pour les « premiers de corvée » est évidemment des plus légitimes. Mais par-delà l’aspect financier se pose la question du jugement social sur la qualification. Pourquoi continuer à représenter des métiers et des fonctions comme étant « semi » ou « non-qualifiés » ce qui ne fait que renforcer la dévalorisation symbolique ? Depuis les 1980, on sait que le « travail réel » exige un savoir-faire et un engagement subjectif important. Or, par-delà la complexité et la « métisse » du travail réel, c’est d’abord l’utilité sociale qu’il s’agit de reconnaître politiquement, non seulement à l’échelle de la société mais aussi sein des structures et organisations. La division du travail doit changer et le pouvoir se démocratiser.
Je rejoindrai donc également david Graeber pour qui la pandémie la pandémie non la différence entre les bullshit jobs (« boulots à la noix ») et les shitjobs (« les boulots de merde »). Pour Graeber, la pandémie a confronté la société à une réalité souvent déniée :
« L’économie peut aussi se concevoir non comme un marché mais comme une manière de prendre soin les uns des autres, en assurant à chacun les besoins matériels et la base pour des vies pleines de sens. En basant la productivité sur cette conception de l’économie, il devient difficile d’échapper à la conclusion que plus les emplois sont économiquement bénéfiques – la cueillette de fruits, le personnel de soin, les chauffeurs-livreurs, les électriciens, les éboueurs – plus ils seront mal rémunérés, avec moins de reconnaissance et de respect pour le travail fourni, et très souvent des activités à risques ou dangereuses. Par dessus tout, il apparaitra que plus de la moitié du travail le plus important [reproductif] n’est pas du tout rémunéré mais réalisé par amour, et très majoritairement par des femmes. »
2. Un marché de l’emploi à l’arrêt
L’enquête Activité et Conditions de la Main d’Œuvre (ACEMO) auprès d’un large panel d’entreprises nous informe de l’ampleur du bouleversement social provoqué par l’épidémie [7]. Début avril, sur le total de personnes en emploi (hors demandeurs d’emploi) de 27 millions, 25% (6,7 millions de salariés) travaillaient encore sur leur site, mais près de 10 millions étaient déjà au chômage partiel et 6,5 millions en télétravail. Les autres étant soit en congés payés, soit en congé maladie ou en congé pour garde d’enfants.
La moitié des salariés sont employés dans une entreprise dont l’activité s’est arrêtée ou a diminué de plus de moitié, pour cause de manque de personnel, de consignes de sécurité, de perte de débouchés ou de problèmes d’approvisionnement. En même temps – et c’est une petite révolution qu’il ne faudrait pas mépriser – le chômage partiel s’est fortement développé, évitant ainsi une flambée des licenciements. Près de la totalité des entreprises ont eu recours au système de chômage partiel qui permet de maintenir les contrats de travail, tout en faisant basculer la masse salariale sur le budget de l’Etat. Dans certains secteurs tels que l’hôtellerie et la restauration, ce chômage partiel implique quasiment la totalité des salariés. Dans d’autres secteurs, comme la construction et la fabrication de matériel de transport, il implique de 50 à 70 % de l’effectif. A l’inverse de l’Italie, où les syndicats ont obtenu que soit établie une liste d’activités « essentielles », en France, le patronat a tenté de prolonger certaines activités économiques, comme on peut l’observer à partir du graphique suivant avec des informations sectorielles.
L’enquête ACEMO montre également combien les entreprises ont eu du mal à gérer les risques sanitaires. C’est à reculons que la plupart des directions ont accepté d’arrêter ou de réduire leur activité. Respecter les consignes de sécurité sanitaire ne s’est pas fait tout seul, comme on a pu l’observer dans la construction, le secteur manufacturier ou le secteur électronique. Dans bon nombre d’entreprises, l’application des règles de sécurité ne s’est mise en place que sous la pression des collectifs de travail. Les statistiques officielles indiquent que les salariés n’ont que marginalement utilisé le « droit de retrait ». Il était en effet plus facile de se tourner vers les congés maladie – quelques symptômes suffisaient pour justifier une absence pour maladie – ou la prise de jours de congés pour les salariés loyaux ou exposés à un management despotique.
Graphique : Raisons de fermeture de l’activité d’entreprise (secteurs)
3. Le précariat sur la touche
Pour le salariat irrégulier et précaire, la situation sociale s’est fortement dégradée pendant les deux mois de confinement total. La cessation partielle ou totale de l’activité économique s’est traduite par la non-reconduction des missions d’intérim et des CDD. Pour les 5 millions de demandeurs d’emploi, dont une fraction importante alterne travail et chômage, la mise à l’arrêt de l’économie est déjà synonyme de temps durs. Aux marges du salariait, pour les freelance, les auto-entrepreneurs ou les travailleurs informels, l’impact de l’épidémie et du confinement ont été d’autant plus dévastateur que ces segments périphériques du monde du travail est dépourvu de toute protection sociale.
Dans une note du 7 mai, le Bureau International du Travail attire l’attention sur cette catégorie à risque. Dans les pays européens, le travail informel s’est fortement développé depuis la crise de 2008 : 15 à 20% de la population active tire ses revenus d’une activité en dehors du champ de l’emploi régulier. Souvent, ces activités de travail informel ont été interrompues brutalement. Bon nombre des travailleurs ne disposent pas de réserves financières, sont mal logés, ne s’alimentent plus en suffisance. Les travailleurs de l’informel sont fréquemment sans papiers sinon des migrants saisonniers. La perte de revenu se répercute également sur les familles des pays d’origine. Selon la Banque Mondiale, les transferts de France vers les pays africains francophones représentaient près d’un milliard d’euros en 2019. Depuis le début de l’épidémie, le flux des transferts monétaires a chuté de 27% vers les pays de l’est européen et Asie centrale, de 20 à 25% vers les pays subsaharien, d’Amérique latine ou d’Afrique du nord[8]. A l’évidence, et faute de revenu garanti, la dépression économique qui va suivre d’ici peu aura des conséquences dramatiques directes et indirectes pour ces populations les plus fragilisées[9].
Il n’y a pas que le travail informel et saisonnier qui est à l’arrêt. Celui des jeunes étudiants et précaires également. Les précaires qui combinaient les prestations sociales avec des petits revenus tirés d’une activité informelle doivent désormais survivre avec des allocations insuffisantes. Les étudiants ne pouvant continuer les petits boulots se retrouvent en situation de détresse.
En France, les allocataires du RSA et de l’ASS (pour les chômeurs ayant épuisé leurs droits) devraient toucher une prime Covid-19 de 150 € (majoré de 100 € par enfant) allouée par la Caisse d’Allocation Familiales. La réforme de l’assurance chômage instaurant une plus grande dégressivité a été suspendue, ce qui représente une bonne nouvelle pour les 850 000 chômeurs concernés. En revanche, pour ce qui concerne les loyers, le gouvernement n’est pas allé plus loin que le prolongement de la trêve hivernale jusqu’au 10 juillet 2020. Aucune mesure concernant les baux d’habitation n’a été prévue : les loyers et charges pour les mois d’avril et mai doivent être intégralement réglés. A la suite du refus de suspendre les loyers d’habitation de la même manière que les baux commerciaux, des initiatives on été prises par le DAL pour développer un moratoire sinon une grève des loyers. Pour faire face aux problèmes quotidiens, des réseaux de solidarité se sont constitués au cours de la période de confinement, en particulier dans les zones urbaines touchés par l’épidémie, comme la Seine Saint-Denis. Certaines initiatives, comme les Brigades de Solidarité Populaire, ont réussi à se structurer en très peu de temps, y compris sur le plan international. Opérant sur une base auto-organisée, ces actions combinent l’entre-aide immédiate (ravitaillement, préparation de repas, fourniture de matériel de protection) avec une critique radicale des politiques d’austérité [10]. Si de telles initiatives ne permettent pas de résoudre les problèmes sociaux, elles ont le mérite de révéler les défaillances de l’Etat social ou en renforçant l’autonomie collective et les mobilisations des premiers concerné.es.
Dans ses conclusions, le BIT plaide en faveur de mesures d’urgence en ces temps de crise et de pandémie : régularisation des travailleurs sans papiers, accès aux soins et au dépistage ; introduction d’un revenu garanti dont le montant ne devrait pas être inférieur au seuil de pauvreté et organisation des transition vers l’emploi régulier. Avec la crise économique et le chômage de masse qui se ne va pas tarder à développer dans le sillage de la pandémie, l’idée qu’il faut (re)construire un système de protection sociale à vocation universelle se retrouvera très vite au centre des batailles sociales et idéologiques.
4. Les conditions de travail sous tension
Au cours du mois d’avril, l’UGICT-CGT a réalisé une vaste enquête[11] sur les conditions de travail. Elle permet d’appréhender l’ampleur de la dégradation sociale en cours.
Pour beaucoup, la charge de travail a augmentée : d’abord chez les encadrant•es où elle atteint 39 %, contre 28 % pour les non-encadrant•es. Les ouvriers/employés sont tout de même 20% à relever une augmentation de leur temps de travail et 34 % une augmentation de leur charge de travail.
L’augmentation de la charge et du temps de travail se concentre en particulier dans le secteur de la santé où 46 % éprouvent une charge augmentée et 28 % une augmentation du temps de travail. Il en est de même dans l’agroalimentaire où 44 % déclarent une charge de travail augmentée et 26 % notent une augmentation du temps de travail ; le commerce (42 % avec 23 %) ; le secteur banques et assurances avec 30 % des salarié•es qui déclarent une augmentation de la charge de travail et 21 % une d’augmentation du temps de travail.
– Les femmes éprouvent davantage une charge de travail augmentée (36 % contre 29 % pour les hommes). Quand on sait qu’elles ont été les plus impactées par la surcharge de tâches domestiques liées à la fermeture des écoles, on mesure mieux la pression qui pèse aujourd’hui sur elles… Soulignons d’emblée que cette augmentation de temps et de la charge de travail s’est faite sans rémunération supplémentaire, puisque seulement 1 % des cadres et professions intermédiaires et 2 % des ouvriers/employés disent avoir vu leurs revenus augmenter depuis le début du confinement…
Pour celles et ceux qui continuent à travailler sur site, les risques de contamination sont nombreux. Il semble que la période de confinement a été marquée par un non-respect généralisé des règles en la matière. Ces risques concernent souvent davantage les métiers d’exécution et les femmes :
– 66 % doivent manipuler des équipements et objets potentiellement contaminés (63 % pour les femmes et 68 % pour les hommes) ; 60 % des répondants travaillant à l’extérieur voient plus de 6 collègues par jour (et 20 % plus de 20 collègues/jour !) ; 56 % ont un poste en contact avec du public (59 % pour les femmes et 53 % pour les hommes) ; 39 % doivent se rendre sur des lieux contaminants (dont 43 % parmi les femmes et 35 % hommes et 40 % parmi les ouvrier.es/employé•es contre 30 % parmi les cadres).
– Seuls 21 % considèrent que le personnel présent est en mesure de respecter totalement les gestes barrières, 33 % disant que le personnel ne pouvait pas respecter les gestes barrières (‘pas vraiment’ ou ‘pas du tout’) .
– Les mesures de prévention et de protection sont rarement mis en place par l’entreprise : 33 % des répondants n’ont pas obtenu de distance de sécurité d’au-moins un mètre entre les personnes ; 39 % n’ont pas reçu de masques et gants en quantité suffisante ; 33 % n’ont pas mis à disposition de moyens de désinfection des surfaces ou objets souillés ; 52 % n’ont pas mis en place d’arrêt maladie préventif pour les salarié•es vulnérables ; 93 % n’ont pas mis en place d’alternative à l’utilisation des transports en commun.
– Seuls 21 % des répondant•es estiment que les mesures de prévention mises en place sont suffisants pour les protéger et 38 % des répondant•es disent avoir envisagé d’utiliser le droit de retrait pour suspendre leur activité professionnelle à cause de l’épidémie ; 21 % des répondant•es disent ne pas l’avoir fait par crainte de sanctions, 15 % par méconnaissance de leurs droits et 56 % parce que leur activité est trop importante pour le pays.
– Une minorité significative a vu son travail être soumis à des tensions : 16 % des répondant•es disent être davantage exposé•es aux agressions verbales de la part du public ; 34 % disent devoir plus souvent calmer les gens, gérer des conflits ou des personnes en situation de détresse Les agressions verbales sont plus présentes dans les secteurs banques et assurances (35 %), commerce (30%), activités postales (28%). La nécessité de devoir calmer les gens et gérer des conflits sont présentes dans les activités postales (40%), les banques et assurances (49%) ou encore les organismes sociaux, santé et action sociale (56% et 54%).
Ce tableau d’ensemble est plutôt inquiétant. Il se situe dans la continuité des tendances déjà à l’œuvre depuis la crise de 2008. Toutefois, le mode de recueil par questionnaire tend à renforcer certaines opinions (négatives) tout en laissant dans l’ombre les éléments en tension, les conflits et les oppositions noyées dans la masse de données. Or, même si le travail en temps de pandémie a été synonyme de pénibilité accrue et de risques, beaucoup ont voulu s’y consacrer avec énergie. Ce n’est pas parce qu’il est devenu plus dur ou plus pénible qu’il avait moins de sens… C’est pourquoi l’idée que travail a gagné en poids social, tant sur le plan objectif que subjectif, me paraît une hypothèse à retenir.
5. Un télétravail aliénant
Le télétravail a explosé au cours de la période du confinement, touchant selon les sources 25 à 30% des salarié•es. Pour les répondant.es à l’enquête UGICT-CGT, il a été vécu comme improvisé, anxiogène et envahissant l’espace domestique. Bien sûr, il concerne surtout les cadres (38% dans cette catégorie) et les salariés du tertiaire. Le basculement dans le télétravail fut évidemment non anticipé : deux tiers des télétravailleur•ses actuel•les ne connaissaient nullement le télétravail avant le confinement (71 % des employé•es et les professions intermédiaires, et 62 % des cadres). Près d’un répondant•e sur quatre (23 %) dit qu’aucune mesure n’a été mise en place par l’employeur ; pas de mise à disposition de l’équipement informatique (ordinateur, téléphone, logiciel) pour 35 % des répondant•es et en particulier les deux tiers des enseignant•es.
Pour 78 % des répondant•es, il n’y a aucune mesure de mise en place d’un droit à la déconnexion pour garantir les périodes de repos. Pour 82 % des répondant•es, il n’y avait pas de définition des plages horaires précises durant lesquelles le salarié devait être joignable. Pas de réduction de temps et charge de travail pour les parents d’enfants de moins de 16 ans pour 83 % des répondant•es. Aucune prise en charge des frais de connexion et des logiciels pour 84 % des répondant•es ni de mise à disposition d’équipements de travail ergonomique pour 97 % des répondant•es. Près d’un quart (23 %) des répondant•es ne dispose pas d’un endroit au calme pour télétravailler (26 % pour les femmes et 20 % pour les hommes) et la moitié des répondant•es ne dispose pas de mobilier et d’équipement adapté.
La charge de travail a augmenté pour près d’un tiers des salariés en télétravail et notamment les cadres (40 %). 81 % des télétravailleurs qui ont des enfants doivent les garder tout en télétravaillant, ce qui concerne d’abord les femmes (87 % contre 76 % pour les hommes). Au total, parmi l’ensemble des personnes en télétravail, un tiers a été obligé de garder leurs enfants tout en travaillant. Or, les salarié•es en télétravail n’avaient pas droit à un arrêt « garde d’enfants ». Ainsi, parmi les salarié•es en télétravail, celui-ci a dû être combiné avec le suivi scolaire des enfants : 26 % des hommes mais 47 % des femmes disent passer plus de 4 heures supplémentaires par jour à s’occuper des enfants.
L’enquête de l’UGICT-CGT révèle également la présence d’un cocktail de risques psycho-sociaux inquiétant : 45 % des télétravailleur•ses notent un manque d’échanges et d’informations avec les collègues ; 27 % un manque d’échanges et d’informations avec la hiérarchie ; 30 % des télétravailleur•ses notent des informations difficiles à traiter ; 31 % une augmentation de charge et 24 % une augmentation de temps de travail. A cela s’ajoute une perte de sens et qualité empêchée : 17 % des télétravailleur•ses ont vécu des dilemmes éthiques sur le plan professionnel, notamment 32 % des enseignant•es ; 18 % disent avoir eu des difficultés à appliquer des consignes inappropriées ou contradictoires, dont 35 % parmi les enseignant•es.
Il en découle une dégradation de la santé physique et mentale : 44 % disent ressentir des douleurs physiques inhabituelles (mal de dos, nuques, poignets, yeux) et 35 % une anxiété inhabituelle. En même temps, 43 % disent ressentir un sentiment d’autonomie et de liberté, ce qui concerne 48 % des salarié•es de très grandes entreprises privées – ce qui en dit long sur la dégradation des conditions de travail et de management en présentiel…
Les encadrants relèvent des difficultés particulières : 45 % se plaignent d’un manque d’échange et d’informations avec les collègues, particulièrement problématique lorsque l’on est supposé superviser leur travail ; 33 % d’un surplus d’informations difficile à traiter, avec la pratique facile de les mettre systématiquement en copie de tous les échanges mails. Conséquence : ils et elles sont supposés être au courant de tout et suivre tous les échanges, tout en encadrant leurs équipes, en avançant leur travail en propre…et en s’occupant de leurs enfants…
Le télétravail a eu un effet atomisant sur les collectifs, et bon nombre de salariés ont éprouvé des difficultés à combiner celui-ci avec la garde des enfants. En travaillant à distance, sans contact physique avec les collègues, l’activité de travail tend à perdre du sens, tout en envahissant la sphère domestique. Avec l’isolement social et la disparition des rythmes collectifs, on pourrait dire que le télétravail contient en quelque sorte sa propre forme d’aliénation. S’il est vrai que les syndicats disposent de cahiers de revendication dédiés au télétravail, il faut constater que les expériences d’action collective demeurent assez rares. Pour preuve, dans l’enseignement supérieur, les mobilisations contre la réforme des retraites et la LPPR encore en cours début mars se sont évanouies sous l’effet du confinement et des contraintes de continuité pédagogique.
6. La santé au travail comme enjeu de santé publique
Le déconfinement – précoce selon l’avis de nombreux virologues et épidémiologistes – et la réouverture des écoles n’ont d’autre raison d’être que de faciliter la reprise des activités de production et de vente. Le respect des normes de protection et de minimisation des risques de contamination est un enjeu de santé publique. Le Covid-19 n’a rien à voir avec l’amiante ou d’autres produis cancérigènes. Il s’agit d’un agent biologique pathogène dangereux. Si l’atelier, le bureau ou la classe d’école deviennent un foyer de contamination, c’est tout un territoire qui verra l’épidémie se propager à nouveau. Constatant que les usines de traitement de viande sont de véritables foyers de propagation, comme le montre une enquête publiée par The Conversation, les autorités allemandes ont décidé de fermer plusieurs abattoirs[12]. Ceci montre bien combien santé publique et santé des travailleurs doivent aller de pair et que dans les deux cas, la santé doit passer avant les profits, quitte à suspendre le lean management.
Pour les collectifs de travail, l’enjeu est faire valoir le droit à la santé et de minimiser les risques de contaminations. Comme le souligne Laurent Vogel, chercheur à l’Institut Syndical Européen en conditions de travail lors d’une conférence sur les droits sociaux en temps de pandémie[13], il est crucial que les salariés exigent avant tout une information complète sur les prérequis sanitaires en termes de sécurité et de prévention. Pour les forces syndicales, il faut désormais élaborer une action de vigilance, qui s’apparente au « contrôle ouvrier » avec un droit de véto sur les conditions d’organisation de l’activité[14].
Il fut un temps où la CFDT faisait sienne le mot d’ordre ne pas perdre sa vie à la gagner. Aujourd’hui, elle prétend poursuivre cette orientation et peut se targuer d’avoir réussi à faire signer le MEDEF une Déclaration Commune « pour le maintien ou la reprise des activités économiques dans des conditions sanitaires optimales ». Après un appel aux bonnes pratiques vient un paragraphe sur l’organisation du travail afin que celle-ci soit « adaptée aux objectifs économiques poursuivis et à l’environnement sanitaire préconisé par les autorités ». Or, en proclamant que la reprise de l’activité doit répondre en même temps à ces deux objectifs la déclaration devient un instrument qui permet de faire passer la santé des salariés après les finalités économiques[15]. En mettant sur un même pied finalité économique et santé, la déclaration donne aux acteurs patronaux la possibilité de fausser le dialogue. La Déclaration commune évoque ensuite l’application des recommandations déjà appliquées au public. Toutefois, en comparant les recommandations faites par les référentiels européens [16] (voir encadré) et celles de la Déclaration commune, on voit bien que cette dernière penche du côté du « minimum syndical »…
Les syndicats ont obtenu une victoire contre Amazon au sujet de la livraison des colis « non essentiels », ce qui démontre l’importance d’institutions juridiques pouvant faire valoir l’intérêt des salarié.e.s. La décision de suspendre la production de Renault Sandouville est un nouvel épisode dans cette épreuve de force. Saisi par la CGT, le tribunal judiciaire du Havre a condamné Renault « à suspendre la reprise de la production » car celle-ci ne « permet pas d’assurer la sécurité des travailleurs de l’usine face au risque lié au Covid-19 ». La production est donc suspendue « le temps de la mise en place effective » de mesures comme « organiser et dispenser pour chacun (des) salariés avant qu’ils ne reprennent le travail une formation pratique et appropriée ». Le tribunal condamne aussi Renault à mettre « en œuvre des actions de prévention ainsi que des méthodes de travail et de production garantissant un meilleur niveau de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs ». Il demande aussi « une régularisation de la procédure de consultation du CSE ». Le constructeur automobile doit en outre « modifier tous les plans de prévention ainsi que les protocoles de sécurité ». Pour Gérard Le Corre de la CGT de Seine-Maritime, cité dans La Tribune, « cette décision constitue un point d’appui important pour les équipes syndicales de milliers d’usines ou d’entreprises où l’activité reprend sans consulter correctement les représentants du personnel et sans prendre toutes les mesures de prévention nécessaires ».
Si la direction de Renault Sandouville a manifesté peu d’intérêt pour le « dialogue social », ce n’est pas par mauvaise volonté ou ignorance, c’est parce qu’elle veut relancer la production le plus vite possible, peu importe les conséquences sanitaires. Or, du point de vue des personnes qui travaillent, de leurs « intérêts vitaux », la protection contre les risques sanitaires ne peut pas être une variable d’ajustement. Pour défendre la santé face à la logique de profit, il faut impérativement appréhender celle-ci indépendamment des finalités économiques de l’entreprise.
Dans les semaines à venir, l’enjeu premier est de minimiser les risques de contagion, quitte à réduire la productivité. Aujourd’hui, il s’agit de protéger leur vie et celle de leur entourage – « on n’est pas de la chair à canon » – mais demain, ce combat renforcera la lutte pour la conquête de nouveaux droits et une émancipation collective.
7. Vers une intensification des conflits ?
La séquence du confinement n’a pas forcément renforcé le capital face au travail, que du contraire. D’abord parce que la société a besoin du « travail vivant » pour son fonctionnement vital. La visibilité du « travail essentiel » renforce le poids social du travail et conforte toute une série de revendications (salaires, critique de la division du travail, démocratisation du pouvoir managérial). Le constat a été fait que, faute de travail, le cycle d’accumulation s’interrompt et le capital s’étiole. Les 50 jours de quasi-mise à l’arrêt de l’économie ont fait subir au patronat l’équivalent d’une grève générale. Que celle-ci se soit déroulée sur le mode « exit » (pour employer la terminologie du sociologue Albert Hirschmann[17]) ne change pas grand-chose puisque dans les faits le mouvement de valorisation du capital A-M-A’ s’est arrêté.
Bien sûr, le patronat tente de rétablir son régime de domination par la peur et le chantage. Il cherchera à tirer bénéfice de la situation, en utilisant à son avantage la montée du chômage, l’insécurité professionnelle et économique. Les mesures d’« exception sanitaire » qui s’attaquent au droit du travail en flexibilisant encore plus le temps de travail montrent la direction que veut prendre le patronat[18]. Dans les circonstances actuelles, le « travail vivant » n’a pas beaucoup d’autres choix que de s’opposer à la régression sociale, en comptant sur sa « puissance sociale » et en optant pour un « déconfinement » des mobilisations et des grèves.
En deux mois, la Chine a connu une centaine de conflits de travail (débrayages, grèves, manifestations, occupations) mobilisant parfois plusieurs milliers de salarié.es., essentiellement contre les retenues sur salaire suite au lockdown (voir carte). Au Portugal, les travailleurs des centres d’appel ont fait grève du 24 mars au 5 avril pour le droit de poursuivre le travail à domicile. Les plateformes d’appel ne pouvant garantir des conditions de travail sécurisé du point de vue sanitaire, près de 100 000 salariés ont participé à cette action de grève. En Italie, les 30 avril et le premier mai, une série d’actions de rue, d’occupation et de manifestations publiques ont eu lieu[19]. La CGIL-FIOM applique une politique de « freinage sanitaire » dans plusieurs établissements du groupe Fiat. En Allemagne, la reprise se fait au ralenti, sous l’œil vigilant de l’IG Metall. A Wolfsburg, la chaîne de montage fonctionnera au ralenti et les installations ne produiront que 10-15% de leur capacité pendant plusieurs semaines, avec comme objectif d’atteindre 40% en juin. En Espagne, les négociations à propos des conditions de redémarrage des chaînes chez Mercedes, Iveco et Seat se prolongent.
Aux Etats-Unis, le secteur de la logistique fait face à un renouveau de militantisme syndical[20]. Lorsqu’Amazon a décidé de remplacer le droit de retrait (non rémunéré) par le licenciement pour maladie, la riposte syndicale ne s’est pas fait attendre. Le premier mai – qui n’est pas un jour férie outre-Atlantique – un second sick out a paralysé plus d’une centaine de magasins et de dépôts de plusieurs entreprises du secteur. Déjà fin mars, les magasins alimentaires avaient connu plusieurs walk out (une grève basée sur des débrayages successifs) et le premier mai, plusieurs dizaines de milliers de travailleurs ont refusé de venir travailler au nom de leur santé, en revendiquant un droit de retrait et la prise de congé maladie avec une pleine rémunération[21]. Les luttes pour des salaires décents et des protections face aux risques de contamination se développent de manière virale ce qui commence à susciter des inquiétudes du côté des managers et des milieux d’affaires.
Les chauffeurs en contact avec le public sont particulièrement exposés aux risques de contamination. Ainsi, à Londres, plus de 35 chauffeurs de bus on été hospitalisés et plusieurs sont décédés à cause du Covid-19. En Belgique, à Bruxelles, près d’un millier de chauffeurs de bus et de tram de la société régionale de transports STIB ont faire valoir leur droit de retrait durant la semaine du 12 au 15 mai[22]. Suite au déconfinement, les bus sont de nouveau bondés alors que les cabines ne sont pas hermétiquement fermées et que le nettoyage des véhicules laisse à désirer.
L’air du temps mélange les peurs et les colères, et cela bien avant la pandémie. Depuis les grèves contre la loi Travail au printemps 2016, la France a connu – avec des hauts et des bas – plusieurs vagues de mobilisations. La révolte des Gilets jaunes a été suivie par les grèves contre la réforme des retraites. Gageons que dans les semaines et les mois à venir, les travailleurs de l’essentiel feront entendre leurs revendications. Les secteurs qui ont connu de fortes mobilisations ces derniers mois ne vont pas se laisser gagner par la torpeur et la démoralisation. La récession va se traduire par une démultiplication de plans sociaux et de faillites, provoquant une hausse du chômage. Le gouvernement devra agir conformément aux attentes des véritables décideurs, le pouvoir économique. Agir de la sorte le mettra en porte-à faux avec les attentes de la population. C’est pourquoi on peut dire avec certitude que les « jours meilleurs » ne seront pas octroyés mais conquis de haute lutte.
Une épidémie a toujours été un « fait social parfait » mais celle que nous vivons condense tous les éléments d’une crise systémique déjà en cours. En tant que manifestation de la crise de nos écosystèmes, la pandémie exige de revoir les modes de production, de consommation et la prééminence de la logique de profit sur celle des besoins sociaux, de la vie tout court. Les conséquences de la pandémie sur le monde du travail sont contradictoires : d’un côté, elle est source de reculs et de dégradation sociale, mais de l’autre, elle a contribué à renforcer le travail, tant sur le plan objectif que subjectif. Il appartient aux acteurs (syndicats, associations, courants politiques) de se situer au diapason des risques et des potentialités que recèle cette crise et d’y répondre de façon adéquate.
[dessins Teresa Sdralevich] Minimiser les risques de contamination Dans le Guide COVID19, on retrouve de nombreuses recommandations, avec y compris des référentiels par secteur, plus bien stricts que la Déclaration commune et qui devrait servir de référence pour l’action syndicale [1]
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NOTES
[1]. Remarquons que cela ne règle ni la question de la reconnaissance du travail réel ni celle de la division technique ou sociale du travail qui tend à enfermer les personnes dans une condition professionnelle très souvent subalterne.
[2]. Agents d’entretien : la crise sanitaire révèle l’absurdité des stratégies d’externalisation, The Conversation, 14 mai 2020, lien https://theconversation.com/agents-dentretien-la-crise-sanitaire-revele-labsurdite-des-strategies-dexternalisation-138463
[3].La CGT a sollicité tous les syndicats du secteur, afin de mesurer les conditions de travail pour les 550 000 agents des hôpitaux, des cliniques, des Ehpad ou des établissements sociaux. Deux vagues de questionnaires ont été envoyées, du 30 mars au 16 avril, puis du 20 au 27 avril.
[4]. Thomas COUTROT, « Mon activité est-elle essentielle ? », La Vie des Idées, 15 mai 2020, https://laviedesidees.fr/Mon-activite-est-elle-essentielle.html .
[5]. Voir aussi Chloé Morin, Jérôme Fourquet, Marie Le Vern, « Premiers de corvée et premiers de cordée, quel avenir pour le travail déconfiné », Fondation Jean Jaurès, 8/04/2020. https://jean-jaures.org/nos-productions/premiers-de-corvee-et-premiers-de-cordee-quel-avenir-pour-le-travail-deconfine
[6]. Axel HONNETH, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000 ; Voir aussi « La Théorie de la reconnaissance : une esquisse » et « Visibilité et invisibilité : sur l’épistémologie de la ‘reconnaissance’ », in Revue du MAUSS n° 23, 2004 ; Pierre Ansay, Axel Honneth ou les politiques de la reconnaissance ; https://www.revuepolitique.be/axel-honneth-les-politiques-de-la-reconnaissance/
[7]DARES, enquête ACEMO spécial Covid-19 https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/dares_acemo_covid19_synthese_17-04-2020.pdf
[8] https://www.worldbank.org/en/news/press-release/2020/04/22/world-bank-predicts-sharpest-decline-of-remittances-in-recent-history
[9] voir aussi COVID-19 CRISIS THROUGH A MIGRATION LENS Migration and Development Brief 32 April 2020 ; http://documents.worldbank.org/curated/en/989721587512418006/pdf/COVID-19-Crisis-Through-a-Migration-Lens.pdf
[10] https://www.bastamag.net/Brigade-solidarite-populaire-autodefense-sanitaire-anticapitalisme-antifascisme-Seine-Saint-Denis-entraide-reportage-photos-covid
[11]. L’UGICT a sollicité les syndicalistes CGT de la DREES et de la DARES membres du collectif “Des chiffres et des luttes”, pour construire une enquête anonyme, respectant le mieux possible les canons internationaux de rigueur méthodologique et scientifique : l’enquête “TrEpid”. L’enquête a néanmoins recueilli 34 000 réponses issues de milieux professionnels très divers, dont 25 000 exploitables. Période de collecte : du lundi 6 avril au lundi 27 avril 2020 (3 semaines). Mode de collecte : exclusivement en ligne (un questionnaire en français et une traduction en anglais). Passation : la durée de réponse du questionnaire varie de 2 à 18 minutes selon la situation, pour une moyenne de 10 minutes. Résultats disponible https://luttevirale.fr/enquete
[12] https://www.theguardian.com/environment/2020/may/11/chaotic-and-crazy-meat-plants-around-the-world-struggle-with-virus-outbreaks
[13]. https://www.youtube.com/watch?v=2ikaE40Ra2A
[14] Le contrôle ouvrier est à la fois une doctrine ancienne du mouvement ouvrier et une pratique d’action collective récurrente, à ne pas confondre avec la cogestion. Voir Ernest Mandel, « Contrôle ouvrier, conseils ouvrier, autogestion », Paris, Maspero, 1973. http://www.ernestmandel.org/new/ecrits/article/autogestion-occupations-d-usines
[15]. En effet, les objectifs économiques se traduisent par des systèmes de travail de haute performance, de productivité maximale qui visent à réduire les coûts de capital constant et de capital variable. Ou pour le dire autrement, en mobilisant au maximum les installations et les ressources humaines. Aujourd’hui, la plupart des entreprises (y compris dans les services) fonctionnant selon les principes du lean management. Mais le juste-à-temps, le flux tendu et l’intensification du travail, avec des cycles de tâches minutées à la microseconde, ont pour corolaire des postes rapprochés, des distances raccourcies et une organisation très compacte du procès de travail.
[16]. Ces guides sont téléchargeables via https://osha.europa.eu/en/publications/covid-19-back-workplace-adapting-workplaces-and-protecting-workers/view
[17] . Albert O. HIRSCHMANN. 1970. Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. Cambridge, Harvard University Press.
[18]Ainsi, avec la loi d’urgence sanitaire, la durée de travail maximale a été portée à 12 heures au lieu de 10 heures ; la durée de repos entre deux journées de travail a été réduite à 9 heures au lieu de 11 heures ; la durée hebdomadaire maximale peut aller jusqu’à 60 heures au lieu de 45 heures, tandis que le travail du dimanche a été étendu.
[19] https://www.weareplanc.org/blog/pandemic-struggles-in-italy-a-report-from-the-30-april-and-1-may-strikes
[20]. Les Etats-Unis ont connu des traditions syndicales radicales au 19ème et début du 20ème siècle. Celles-ci ont été réprimées et corrompues lorsque l’impérialisme US était triomphant. Le déclin de l’empire coïncide avec un retour de la radicalité sociale et politique. Outre le site d’information LaborNotes, signalons aussi l’entretien sur le retour du militantisme syndical dans la logistique, avec Joe ALLEN auteur de The Package King : A Rank and File History of the United Parcel Service.
[21]. https://www.theguardian.com/technology/2020/may/05/amazon-protests-union-organizing-cracking-down-workers
[22]. Voir https://fr.socialisme.be/55721/le-personnel-de-la-stib-a-raison-sans-securite-pas-question-de-travailler ; RTBF https://www.rtbf.be/info/societe/detail_coronavirus-en-belgique-il-pourrait-y-avoir-perturbations-sur-le-reseau-stib-demain-a-bruxelles
Texte paru dans Les Mondes du Travail, mai 2020
Pour citer cet article : Stephen Bouquin, « À quand les luttes virales ? Le travail en temps de pandémie », Econosphères, juin 2020, texte disponible à l’adresse [http://www.econospheres.be/A-quand-les-luttes-virales-Le-travail-en-temps-de-pandemie]