Les entreprises transnationales sont les acteurs majeurs de l’économie mondialisée. La plupart de ces sociétés sont cotées en bourse et rendent compte à leurs actionnaires. Bien que disposant d’une influence certaine, ceux-ci ne sont généralement mentionnés, en dehors des sites spécialisés, que lors de restructurations spectaculaires ou de fusion-acquisitions d’importance. Mais qui sont ces actionnaires ? Quelle place occupent-ils dans les théories économiques, de gestion ? Quel rôle jouent-ils dans la gestion des entreprises ? Par quels moyens influencent-ils les stratégies des firmes ? Certains actionnaires, liés aux pouvoirs publics, ont-ils des pratiques plus éthiques ?
Partie I : Les théories « libérales » au secours de l’actionnaire
La pensée économique prête un certain nombre d’attributs et de fonctions à la figure de l’actionnaire, présentant son rôle comme normal, naturel et même utile. Ces représentations trouvent leur origine dans différentes théories : théorie de l’agence, théorie des marchés financiers, théories des droits de propriété. Cette première partie tentera de revenir sur ces représentations de la firme pour discuter de leurs limites.
L’entreprise est au centre de nos économies. Sans cesse mobilisée dans le discours politique, il faudrait la soutenir sans équivoque car elle serait source de croissance et créatrice d’emploi. La théorie économique standard la considère comme un acteur à part entière, mais son fonctionnement - l’intérieur de la « boite noire » - est plus rarement exploré.
Le rôle des dirigeants, PDG ou autres CEO est tantôt vanté par la presse économique – dans des classements des patrons les plus performants, ou les mieux rémunérés - tantôt critiqué pour ses actions - scandale des logiciels truqués de VW ou cas de corruption en Corée du sud impliquant le dirigeant de Samsung. Celui des travailleurs est le plus souvent médiatisé lors de restructurations ou de conflits sociaux. Reste un troisième acteur de l’entreprise, régulièrement évoqué mais le plus souvent désincarné : l’actionnaire.
Différents pans des sciences sociales – droit, économie, gestion - se sont intéressés au rôle des actionnaires. Comment les théories économiques le considèrent, l’intègrent ? De manière fondée ? Le droit épouse-t-il cette vision ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons d’apporter des éclaircissements dans cet article.
L’actionnaire apporteur de fonds
La théorie financière [1] reconnait l’actionnaire comme un apporteur de fonds pour l’entreprise [2]. Cette théorie présente l’actionnaire comme un investisseur. Un qualificatif qui désigne aussi les actionnaires dans la presse économique, laissant parfois penser que ceux-ci sont les principaux bailleurs de fonds des entreprises. Une affirmation qui mériterait, à tout le moins, d’être nuancée.
Le rôle de pourvoyeur de fonds pour les entreprises n’est évidemment pas le monopole de l’actionnaire. L’entreprise dispose de divers moyens de financement, comme illustré sur le schéma ci-dessous.
Le financement est dit interne, lorsque l’entreprise se finance au moyen de ses fonds propres. Les fonds propres sont initialement constitués des apports des associés de départ. Ils augmentent grâce aux réserves, constituées des bénéfices apportés au cours du temps, qui sont le fait des travailleurs.
On parle de financement externe, lorsqu’il est fait appel à des créanciers extérieurs. Le financement est dit intermédié quand l’entreprise se finance par l’intermédiaire d’une banque et de financement désintermédié. Il est direct lorsque l’entreprise se finance sur les marchés, par l’émission d’actions ou d’obligations.
Ce sont surtout les grandes entreprises qui utilisent le financement de marché, bien que celui-ci soit de plus en plus utilisé par des petites entreprises ou les start-up dans certains secteurs comme les nouvelles technologies.
Une autre source de financement pour les entreprises, moins souvent mise en avant mais chiffrable en milliards d’euros au niveau européen, provient des pouvoirs publics. Au travers de dispositifs fiscaux (réduction de cotisations sociales, intérêts notionnels, crédit impôt recherche…), de subventions directes (Arcelor Mittal, Caterpillar ont par exemple reçu des subventions publiques en Belgique), et de prêts émis par des institutions publiques (Banque européenne d’investissement, banques publiques d’investissement…) ; les pouvoirs publics, à différents niveaux, participent eux aussi au financement des entreprises.
Figure 1 – Le financement des entreprises
La tendance depuis les années 1970 est à l’augmentation croissante de la part du financement par les marchés et donc à la montée en puissance des actionnaires. Cet état de fait est d’autant plus vrai pour les États-Unis et le Royaume-Uni où les entreprises se financent majoritairement par cette voie.
En Europe continentale, la tendance a été moins marquée, les crédits bancaires représentant toujours la plus grande part du financement des entreprises (voir graphiques ci-dessous). D’importantes disparités pourraient cependant être relevées entre les pays européens concernant le mode de financement privilégié des entreprises. L’Allemagne ou les pays du sud de l’Europe comme l’Italie, le Portugal ou la Grèce ont une forte prédominance des banques dans l’endettement des entreprises, ceci est moins marqué pour la France ou les Pays-Bas par exemple [3].
Figure 2 et 3 - Crédits aux entreprises et obligations des entreprises non financières (en % du PIB). A gauche les Etats-Unis, à droite, l’UE. (Source : Artus, « Financement des entreprises par les marchés aux États-Unis, financement des entreprises par les banques dans la zone euro : que nous a appris la crise ? » in Revue d’économie financière n°111, Septembre 2013) https://www.aef.asso.fr/publications/revue-d-economie-financiere/111-les-systemes-bancaires-europeens/176-financement-des-entreprises-par-les-marches-aux-etats-unis-financement-des-entreprises-par-les-banques-dans-la-zone-euro-que-nous-a-appris-la-crise
Le financement de marché progresse depuis les années 2000 en Europe (voir graphique ci-dessous), poursuivant la tendance observée outre-manche et outre atlantique. Plusieurs explications peuvent permettre de comprendre ce phénomène sur le moyen terme.
Plus récemment, les banques ont été soumises à des règles prudentielles concernant les fonds propres dont elles doivent règlementairement disposer ou sur la solvabilité à court terme des établissements (accords de Bâle). Cela a notamment eu pour conséquence une baisse relative des crédits accordés par les banques aux entreprises. Ces dernières se tournent dès lors plus largement vers le financement direct.
Une autre explication du recours croissant aux marchés financiers est la possibilité pour une entreprise de lever des fonds plus rapidement, dans des proportions plus importantes et avec des conditions moins contraignantes par ce biais que par le canal bancaire.
Dans le contexte actuel de faibles taux d’intérêts, les épargnants (individuels, mais également des entreprises ou des banques) recourent de plus en plus à des fonds d’investissement pour faire fructifier leurs capitaux. Les fonds de pensions (liés aux systèmes de retraite par capitalisation), les fonds d’investissement et les autres investisseurs institutionnels gèrent de plus en plus d’actifs. De 21.000 milliards de dollars en 1995, les actifs mondialement gérés par des investisseurs institutionnels ont cru à 36.000 milliards en 2000, 53.000 milliards en 2005 et dépassent en 2015 les 100.000 milliards de dollars pour les seuls pays de l’OCDE [4] : une multiplication par 5 en 20 ans. Une partie de cette gigantesque manne d’argent est ensuite investie dans des actions d’entreprises.
Un autre indicateur illustrant le développement de la finance de marché est la capitalisation boursière. Elle se calcule en multipliant le nombre d’actions par leur prix. Par exemple : une entreprise lambda qui aurait émis un million d’actions d’une valeur de 10 euros aura une capitalisation boursière de 10 millions d’euros. Au total, la capitalisation boursière au sein de l’UE a plus que triplé en proportion du PIB au cours des trois dernières décennies, elle représentait 1.300 milliards en 1992 (22 % du PIB) contre 8.400 milliards d’euros (environ 65 % du PIB) fin 2013 [5], signe là encore du recours grandissant aux marchés financiers.
Données : Banque centrale européenne, Source : Société générale, Département des Études économiques et sectorielles, Éconote n° 24, mai 2014, « Zone euro : financement des entreprises par le marché, un développement inégal au sein de la zone euro ».
L’actionnaire est donc un apporteur de fonds parmi d’autres pour l’entreprise. Ce rôle semble relativement plus important aux États-Unis et au Royaume-Uni.
L’actionnaire preneur de risque
La théorie financière prête une autre caractéristique aux actionnaires : celle d’assumer, contrairement aux créanciers classiques, une part de risque plus importante en cas de faillite, et lorsque l’entreprise réalise des pertes.
En cas de faillite, les actionnaires sont les derniers créanciers à récupérer leur mise. Ils sont qualifiés de créanciers résiduels du fait que les contrats passés par l’entreprise prévoient en priorité les remboursements des autres parties prenantes. Les prêts des banques, qui relèvent d’une relation contractuelle, ne dépendent pas des résultats de l’entreprise et sont garantis par les actifs de l’entreprise.
Que l’entreprise fasse des profits ou pas, elle devra quoi qu’il en soit rembourser les intérêts de ses emprunts bancaires. La posture d’ « apporteur de fonds » couplée à celle de « preneur de risque » justifierait, selon ce courant de pensée, les droits de l’actionnaire à intervenir dans la gestion de l’entreprise et à percevoir une part des résultats des entreprises.
Mais le risque est-il toujours plus grand pour l’actionnaire ? Quelques nuances doivent être apportées. La rémunération des actionnaires est en effet censée varier en fonction des résultats de l’entreprise : lorsque des profits sont réalisés, les actionnaires reçoivent un dividende ; en situation de perte, il n’y a pas de profit donc normalement pas de dividende à distribuer.
La pratique démontre que ce n’est pas toujours le cas. Certaines sociétés transnationales affichent publiquement leurs politiques vis-à-vis des actionnaires : distribuer un dividende par action en constante augmentation, cela quels que soient les résultats. L’observation des comptes de nombreuses entreprises montre une distribution de dividende même en cas de perte : on pourra citer Engie, Caterpillar ou General Motors pour n’évoquer que quelques cas [6].
Dans ce cas, la firme est contrainte de puiser dans ses réserves, d’emprunter ou de vendre des actifs afin de rémunérer les actionnaires. Il n’y a donc pas de risque pour l’actionnaire dans ce cas de figure puisque sa rémunération passe avant celle des travailleurs ou l’investissement. Cette normalisation du revenu de l’actionnaire entraine de facto le transfert du risque de l’activité sur l’entreprise et les travailleurs.
Seconde proposition : les actionnaires supportent les plus grands risques en cas de faillite. Là encore, cette affirmation mériterait quelques nuances. Rappelons que les actionnaires ne sont engagés que dans la limite de leur apport de fonds. Les créanciers non privilégiés, les détenteurs d’obligations, les fournisseurs et les salariés qui développent des compétences spécifiques (non redéployables dans une autre entreprise) partagent également ce risque de faillite.
L’actionnaire encourt donc un risque financier en cas de faillite de l’entreprise. Ce risque est partagé avec d’autres acteurs. Les actionnaires peuvent généralement – bien que cela soit plus difficile et plus long avec une participation importante - se retirer de l’entreprise en revendant leurs actions. La prise de risque encourue par l’actionnaire ne saurait donc justifier sa prédominance dans la définition de la stratégie des entreprises ni l’importance de sa rémunération.
L’actionnaire, contrôleur de la bonne gestion
Un autre rôle prêté aux actionnaires, par la théorie de l’agence, est le rôle de contrôle. Cette théorie se place dans la lignée de la théorie des droits de propriété [7], qui prétend démontrer la supériorité des systèmes de propriété privée sur toutes les formes de propriété collective [8]. La théorie des droits de propriété considère tout échange entre agents économiques comme un échange de droit de propriété sur les objets. L’échange d’actions d’entreprises ne déroge pas à cette règle.
La théorie de l’agence étudie les relations d’agence entre un principal et un agent dans lesquelles la situation du premier dépend de l’action du second. Pour le cas des entreprises, la théorie de l’agence s’intéresse principalement à la gestion de la relation entre l’actionnaire (le principal) et le dirigeant (l’agent) [9]. La question sous-tendue par les théoriciens de ce courant est la suivante : comment aligner les intérêts des gestionnaires sur ceux des propriétaires ?
Dans cette théorie, l’entreprise n’est pas considérée comme une entité en soi, mais comme une somme d’individus ayant des relations contractuelles. L’actionnaire et le manager peuvent y avoir des intérêts divergents. Le premier peut par exemple rechercher des dividendes à court terme tandis que le dirigeant pourra souhaiter maximiser son seul profit individuel. Afin de minimiser cette divergence, la théorie de l’agence explique que la meilleure organisation possible consiste pour l’actionnaire à mettre en place des mesures incitatives et des mesures de contrôle.
Les mesures incitatives sont souvent liées à la motivation des dirigeants de l’entreprise. Elles peuvent consister en des primes aux résultats, en une rémunération en actions ou stock-options [10] afin de faire converger les intérêts des deux parties. Les mesures de contrôle peuvent consister en un système d’évaluation par objectifs. Ces mesures ont un coût de mise en œuvre, appelé le coût d’agence. D’autres mesures peuvent viser à diluer les pouvoirs de décision des gestionnaires, particulièrement dans les grandes entreprises, par la création des différents conseils et comités (pour l’administration, de contrôle, des rémunérations…).
Les trois théories évoquées plus haut (théorie financière, théorie des droits de propriété et théorie de l’agence) forment la base de la théorie néolibérale de l’entreprise. Celle-ci s’est imposée comme le modèle dominant, le plus largement enseigné dans les facultés d’économie et de gestion.
Elle se place dans la lignée des théories économiques classiques et tend à naturaliser le rôle de l’actionnaire. Celui-ci est considéré comme rationnel et cherchant à maximiser son profit. Les mesures qu’il prendra seront donc, si pas optimales, un gage de bonne gestion, et les plus susceptibles d’arriver à l’intérêt du plus grand nombre.
Dans ce modèle le contrôle judiciaire et le pouvoir législatif sont absents. L’activité économique de l’entreprise ne nécessite pas d’intervention extérieure, ni en son sein, ni dans ses relations marchandes. Nous sommes ici dans une vision tout à fait particulière du monde où les individus ne sont liés que par des contrats et recherchent principalement la maximisation de leurs intérêts personnels. Cette peinture semble – bien heureusement – être une représentation tout à fait partielle de la réalité.
L’actionnaire propriétaire
Une autre affirmation portée par les théories néolibérales de l’entreprise et assez communément admise est celle de l’actionnaire-propriétaire de l’entreprise. Les deux fonctions se confondent en effet lorsque l’entreprise ne possède qu’un seul actionnaire, dans le cas d’entreprises familiales par exemple.
Pour Milton Friedman, le chef de file du courant monétariste [11] : « Dans un système de libre-entreprise et de propriété privée, un dirigeant d’entreprise est un employé des propriétaires de l’entreprise. Il a une responsabilité directe envers ses employeurs. Cette responsabilité est de construire l’entreprise en fonction de leurs désirs, qui sera généralement de faire autant d’argent que possible tout en se conformant aux règles de base de la société, à la fois ceux incorporés dans la loi et dans la coutume [12] ». C’est également cette figure de l’actionnaire propriétaire que les théories néolibérales de l’entreprise mettent en avant.
Du point de vue du droit, les actionnaires ne sont en réalité propriétaires que de la part de capital et des actions qu’ils ont acquis, ni plus, ni moins. La détention d’actions leur confère des droits : celui d’élire les administrateurs, celui de percevoir des dividendes et un droit sur la valeur résiduelle de la firme en cas de faillite ou de vente. En aucun cas les actionnaires ne sont propriétaires des actifs de l’entreprise.
Comme l’explique Jean-Philippe Robé [13] : « La propriété de l’action donne donc droit à une partie du résultat financier dégagé par l’entreprise (des dividendes ou une partie de l’actif social accumulé dans la société) et à une partie du pouvoir dans l’entreprise. L’existence de la société (qui est propriétaire des actifs utilisés dans l’entreprise et la personne juridique ayant passé des contrats qui lui permettent de fonctionner) fait que l’action ne donne pas un droit direct sur l’actif utilisé dans l’entreprise. […] L’action ne fait que donner le droit de participer aux mécanismes organisés par le droit des sociétés en matière d’exercice du pouvoir dans l’entreprise et de participation aux résultats. Elle ne donne pas un droit de copropriété sur les actifs »
Quand bien même la qualité de propriétaire serait reconnue aux actionnaires, celle-ci n’entraîne pas « qu’il [soit] automatiquement légitime d’asservir le sort de l’entreprise à leurs intérêts au mépris des autres parties prenantes [14] », les travailleurs en premier lieu.
Là encore, la pensée dominante en économie et en gestion naturalise le rôle de « propriétaire » de l’actionnaire, sous-entendant la légitimité d’une gestion et d’un contrôle de l’entreprise en faveur de ces mêmes actionnaires. Les juristes semblent avoir apporté les critiques suffisantes concernant la question de la propriété de l’entreprise : les actionnaires ne sont propriétaires que de leurs actions, pas de l’entreprise, qui est une personne morale.
Constructions théoriques et implications pratiques
La figure de l’actionnaire-investisseur, de l’actionnaire contrôleur ou de l’actionnaire propriétaire ont donc la peau dure. Les représentations légitimant le rôle prédominant de l’actionnaire trouvent leurs sources dans différentes théories économiques et managériales : théorie des droits de propriété, théorie financière, théorie de l’agence. Ces théories, à ranger dans la droite lignée des théories classiques, d’orientation libérale et qui donnent un rôle majeur à la propriété privée, font la part belle à l’autorégulation et ont tendance à considérer les relations sociales comme essentiellement contractuelles.
Elles souffrent toutes de critiques sur leur manière d’appréhender le monde et ses acteurs (relations dépeintes comme individuelles, contractuelles, individus rationnels, uniquement motivés par leurs fins personnelles, exagération du rôle des actionnaires, quasi-absence des travailleurs ...) et sur leur manière de dépeindre le fonctionnement des entreprises.
Ces théories sont toujours les plus communément enseignées dans les cursus d’économie et de gestion au cours des années 2000 et jusqu’aujourd’hui, malgré un décalage grandissant avec la pratique. Les débats théoriques se sont renouvelés au cours des deux dernières décennies entre partisans des modèles « shareholders » - où la firme n’est redevable qu’à ses actionnaires – et ceux des modèles « stakeholders »- où la firme rend compte à un ensemble de parties prenantes (travailleurs, banques, clients…). Néanmoins, les discours sur la « bonne gouvernance » véhiculés par les investisseurs institutionnels et largement repris par la classe politique et les institutions internationales s’orientent clairement dans le sens du premier modèle. Le second modèle reste pour l’heure un concept théorique avec peu d’applications concrètes.
Les représentations portées - implicitement ou explicitement - par la pensée dominante, auront en tout cas contribué à la justification et à la naturalisation de la prédominance des actionnaires dans la gestion des entreprises, pas nécessairement à raison.
Partie 2 : Actionnariat : de l’entreprise familiale à la multinationale
Cette partie s’interroge sur le rôle joué par les actionnaires dans les entreprises et tente plus particulièrement de mettre en lumière la place croissante que ceux-ci ont pris dans la stratégie et la conduite des entreprises. Pour ce faire, nous reviendrons sur les différents modèles d’entreprise ayant eu cours aux États-Unis et en Europe occidentale depuis le XIXe siècle.
Depuis plus de deux siècles, les entreprises ont pris une multitude de formes, contraintes ou encouragées par l’évolution du droit des sociétés mais aussi par l’évolution du contexte culturel, économique et politique. Au travers des grands modèles – familial, managérial, actionnarial - d’entreprises, nous allons nous intéresser au rôle des actionnaires et à son évolution.
Capitalisme familial et affaires privées : Fin XIXe - début XXe
La première période à laquelle nous nous intéressons s’étend du XIXe siècle au premier tiers du XXe siècle. Les entreprises y sont principalement familiales et le dirigeant de l’entreprise en est bien souvent le propriétaire. L’activité est majoritairement marchande et l’organisation décentralisée. La plupart des entreprises sont encore de type commercial et confondent le patrimoine personnel du propriétaire et celui du dirigeant si bien qu’il est difficile de parler d’actionnaire.
Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, la propriété privée des moyens de production est affirmée dans la plupart des pays capitalistes au travers des différents textes de droit comme le Bubble Act en Grande-Bretagne (1720), le code du commerce français (1807) ou la législation américaine (1811) [15]. Le propriétaire se voit reconnu le droit d’user de sa propriété, de la faire fructifier, et d’en abuser dans la limite de l’ordre public. Il n’y a ni comptabilité, ni information obligatoire, et encore moins d’impôt sur les sociétés à cette époque.
Le gouvernement des entreprises reproduit le modèle familial, lieu par excellence des affaires privées. Nombre de grandes entreprises ayant toujours pignon sur rue sont des entreprises familiales à l’origine : Delhaize en Belgique, Renault en France, Dupont de Nemours aux États-Unis, Siemens ou Krupp en Allemagne pour n’en citer que quelques-unes. Il s’agit souvent d’entrepreneurs lançant un produit ou un procédé innovant.
Les sociétés anonymes ne concerneront avant la fin du XIXe siècle que des grandes entreprises et des secteurs tels que les chemins de fer. Celles-ci n’étaient en fait guère anonymes, les actionnaires étaient peu nombreux, possédaient de grandes parts, ne revendaient pas leurs actions et provenaient de milieux géographiques et sociaux restreints. [16]
Une littérature, d’origine outre-Atlantique, va progressivement fustiger ce modèle, le présentant comme archaïque, statique, inefficace… Berle et Means, popularisent l’idée selon laquelle le modèle familial est en déclin [17] dès les années 1930 : conséquence, notamment, de la dispersion des actionnaires, mais aussi de la capacité des managers à s’autonomiser et à s’affranchir du pouvoir actionnarial. Pour d’autres auteurs comme Burnham [18], c’est la complexité croissante des tâches de direction qui conduirait inexorablement à la fin du modèle familial pour passer au modèle managérial dans le courant du XXe siècle.
Le modèle familial a-t-il pour autant disparu ? Evidemment non. Nombre de sociétés transnationales disposent toujours d’un actionnariat familial fort – avec une majorité des droits de vote ou bien une minorité de blocage. De même, nombre de PME se créent encore comme des entreprises familiales [19].
Ce « capitalisme familial » a pu perdurer de manière dominante dans le premier tiers du XXe siècle du fait de la transmission du capital de génération en génération, qui se faisait quasiment sans perte de valeur, à une époque où les droits de succession et la taxation des patrimoines sont encore très faibles voire inexistants. Au modèle familial va progressivement succéder le modèle managérial.
Encadré 1 - Flux et reflux de la concentration actionnariale La présence d’institutions financières dans l’actionnariat des grandes entreprises n’est pas un phénomène qui débute dans les années 1970. Si l’on peut aujourd’hui retrouver certains fonds dans la quasi-totalité des grandes entreprises - à l’instar de BlackRock, Vanguard Group, State Street, Fidelity - ; cette présence d’actionnaires simultanément dans la plupart des grands groupes n’est pas une nouveauté. A l’aube de la première Guerre mondiale, une vague de concentration dans les grandes entreprises américaines se produit. D’abord cartellisées, celles-ci fusionnent au cours de la dernière décennie du XIXe siècle. Cette vague concerne entre le quart et la moitié de l’industrie américaine [20]. Les grands banquiers prennent alors le contrôle d’une partie conséquente de l’économie américaine en combinant une présence importante au capital des entreprises, l’octroi de prêts aux entreprises en question et la présence de nombreux associés au sein des comités directeurs. George Baker pour la First National Bank siègera dans 22 conseils et ses directeurs dans 27, James Stillman pour la National City fera partie de 7 conseils, 41 pour ses directeurs, tandis que JP Morgan pour la banque du même nom placera 72 de ses associés dans 47 des plus grandes entreprises du pays [21]. Le but de l’opération est alors d’éviter une concurrence nuisible aux oligopoles que ces banques ont créés ou aidé à faire croître. L’influence passe par le fait que les banquiers étaient les pourvoyeurs de fonds de ces entreprises. JP Morgan placera par exemple des associés dans des entreprises rivales comme Westinghouse et General Electric, de même que dans des entreprises concurrentes des chemins de fers ou d’autres industries. C’est le Clayton Act de 1914 qui met pour partie fin aux cartels constitués. Cette législation interdit en effet la présence de directeurs d’une même banque au sein d’entreprises concurrentes. Les hommes de JP Morgan se retirent alors de dizaines d’entreprises suite à cette loi. La conséquence sera le boom de la vente d’actions dans les années 1920 qui conduira – outre le krach de 1929 – à la dispersion de l’actionnariat et à la « séparation » entre actionnariat et direction. |
Capitalisme managérial et figure du dirigeant : début XXe
Comme conséquence de la fragmentation de l’actionnariat familial, notamment en raison des héritages légués à plusieurs membres des fratries familiales, et de la volonté de certains héritiers de ne pas faire carrière dans les affaires, le contrôle par les descendants du dirigeant créateur de l’entreprise va se desserrer.
La taille des entreprises augmente en ce début de XXe siècle, avec en parallèle un besoin croissant en capitaux, notamment dans des secteurs moteurs de l’industrie comme les chemins de fer ou la chimie. Les modèles de la société anonyme et de la société en commandite, déjà existants depuis plusieurs décennies [22], prennent le pas sur la société commerciale. Le patrimoine familial se sépare peu à peu du patrimoine de l’entreprise.
Parallèlement la figure du manager, de l’expert gestionnaire, est mise en avant. Les firmes se complexifient et le besoin de compétences en termes de gestion se fait ressentir. La mise en œuvre de l’organisation scientifique du travail et des préceptes de Taylor, lui-même ingénieur, sont symptomatiques de ce mouvement. Des écoles pour les spécialistes du management sont créées. Le gouvernement de l’entreprise dépend désormais plus des capacités et compétences managériales que de l’appartenance à la famille fondatrice : l’expertise technique remplace l’hérédité.
Cela sera définitivement entériné dans les années 1930 avec la popularisation du modèle « fordien », dominant au moins jusqu’à la fin des trente glorieuses. Le droit impose les conseils d’administration dans les sociétés anonymes à cette période. Les administrateurs sont considérés par la loi comme des tiers « experts » de la gestion [23], non comme des représentants des actionnaires.
Après la seconde Guerre mondiale, les grandes entreprises prennent une place de plus en plus centrale dans l’économie, aidées par les Etats qui souhaitent constituer des champions nationaux capables de mener à bien les politiques industrielles. Ces entreprises sont dirigées par des ingénieurs, des experts en technologie, en organisation, en management : le dirigeant incarne la figure emblématique de l’entreprise.
L’actionnaire est présent, de manière dispersée, sans posséder de parts importantes. Il n’est alors quasiment pas impliqué dans la gestion des entreprises, son rôle est même de plus en plus critiqué au cours de la période : « Contre « ceux qui possèdent », « ceux qui savent » doivent gouverner effectivement. Le managérialisme risque donc d’emporter avec lui la notion de propriété privée des moyens de production : à quoi servent, en effet, les actionnaires s’ils ne dirigent pas, sinon à créer des perturbations sur les marchés financiers (Veblen), à récupérer artificiellement une rente indue (Charles Gide) et finalement à rendre sous-optimal le fonctionnement de l’économie au point qu’il n’est pas absurde de réclamer l’« euthanasie des rentiers » (Keynes) » [24].
Le modèle managérial domine jusque dans les années 1970. La complexité croissante des entreprises ayant des activités internationales rend alors de moins en moins justifiable la compétence « universelle » de gestion jusqu’ici attribuée aux managers. Comme le modèle familial, il ne disparaît pas totalement et immédiatement au profit d’un autre modèle. Il perd son caractère dominant mais est toujours incarné dans certaines entreprises par la figure de managers charismatiques [25]. Du modèle managérial, on va progressivement passer à un modèle dit actionnarial.
Financiarisation et modèle actionnarial : depuis les années 1970
Le passage d’un modèle dans lequel le dirigeant et son pouvoir discrétionnaire prédominent à un modèle où prime l’intérêt des actionnaires mérite quelques précisions de contexte. Il est d’usage de le faire remonter aux années 1970 aux États-Unis. Il coïncide avec ce que l’on nomme la financiarisation de l’économie.
La financiarisation a deux acceptions : elle désigne à la fois la montée en puissance des marchés financiers et de leurs acteurs dans l’économie mais également l’imposition d’indicateurs et d’objectifs qui servent les intérêts de ces mêmes acteurs. Celle-ci s’impose progressivement aux États-Unis puis en Europe. Des mesures politiques, économiques, juridiques permettent le passage progressif vers le modèle actionnarial.
La financiarisation est encouragée par un certain nombre de mesures de politique économique en faveur des acteurs financiers. Au cours des années 1970, le chômage et l’inflation sont en hausse tandis que la croissance des trente glorieuses ralentit [26]. A ce moment, les avoirs américains – principalement détenus par des banques - placés dans le monde entier risquent de perdre de leur valeur après les deux chocs pétroliers des années 1970 et pour cause d’inflation galopante.
Afin d’éviter la fonte du patrimoine des capitalistes américains, Paul Volker, président de la FED [27], impose une politique monétaire restrictive, par une hausse des taux d’intérêts [28]. Celle-ci sera catastrophique pour les pays producteurs de matières premières. En effet, ces taux d’intérêts élevés pratiqués dans les années 1980, couplés à la baisse des cours des matières premières, les obligera à faire face à un endettement massif. Cette intervention de politique économique sera providentielle pour les détenteurs de capitaux financiers qui pourront ainsi récupérer leurs mises et éviter de voir leurs actifs se dévaluer.
En outre, à la hausse des taux d’intérêts qui profitera en premier lieu aux créanciers (donc à la finance), sera couplée une mesure de réduction des impôts sur les revenus et surtout sur le capital par l’équipe du président Reagan (1981-1989). Les principaux bénéficiaires de ces mesures seront les classes les plus aisées et dotées en patrimoine.
Un autre facteur propice à la financiarisation de l’économie est à trouver dans les réformes liées aux systèmes de pension collective aux États-Unis. Ceux-ci sont gérés dès 1945, dans un système de retraite par capitalisation [29], par des fonds de pension intégrés à l’entreprise. L’épargne des salariés est collectée et réutilisée par la firme pour son financement. Mais en 1974, la loi ERISA (Employee Retirement Income Security Act) impose aux entreprises de placer l’argent épargné dans des fonds distincts des entreprises, afin notamment de « diversifier les risques ». Conséquence : d’immenses sommes d’argent sont transférées vers des fonds privés, qui les réinvestissent sur les marchés financiers, notamment en achetant des titres d’entreprises et en devenant donc les actionnaires.
La libéralisation des marchés de capitaux, les 3D [30] - décloisonnement, désintermédiation, dérèglementation -, le développement des produits dérivés et la titrisation vont également dans le même sens ; celui du renforcement du rôle et du pouvoir des acteurs financiers dans l’économie. Côté européen, les mesures de libéralisation prendront effet progressivement. L’intrusion des acteurs financiers dans l’actionnariat des entreprises, notamment des fonds de pensions et autres fonds d’investissement, se fera graduellement, encouragée notamment par les vagues de privatisations (secteur bancaire, industrie…) des années 1980 dans les pays qui n’ont pas de système de retraite par capitalisation.
La standardisation des normes comptables [31] favorisant la transparence financière participe également à ce mouvement. De même, certaines mesures juridiques renforcent la place de l’actionnaire dans la stratégie de l’entreprise et au sein des conseils d’administration avec l’obligation, dans certains pays, d’avoir une majorité d’administrateurs indépendants n’ayant aucune affaire avec l’entreprise, ni avec les auditeurs.
L’autre facette de la financiarisation est à trouver dans le changement de stratégie que les firmes adoptent à partir de cette même période des années 1970-80 et dans l’orientation vers les activités génératrices de revenus financiers. La firme américaine General Electric [32] est un cas d’école en la matière.
Avec l’arrivée de son nouveau patron, Jack Welsh, en 1981, la philosophie de l’entreprise se modifie radicalement. C’est désormais le revenu de l’actionnaire qui détermine le fonctionnement interne de l’entreprise dont l’objectif est la recherche obstinée de la compétitivité.
Rapidement, les départements les moins performants sont restructurés ou abandonnés : un quart des salariés est remercié au bout de 5 ans, près du tiers des unités et lignes de production est stoppé en moins d’une décennie. General Electric se tourne alors vers d’autres activités pas nécessairement liées à son cœur de métier. Un département financier est créé pour gérer les finances du conglomérat, GE Capital : il deviendra la première source de profit du groupe.
Ce mouvement va se propager à de nombreuses grandes entreprises, avec deux conséquences principales : une baisse relative des investissements productifs pour les économies dans leur ensemble et la hausse de la part du profit allouée aux actionnaires.
Ce retournement de la gestion vers l’intérêt des actionnaires émerge donc pour partie du cadre réglementaire et idéologique des années 1970 et 1980. Il est également le fait des dirigeants d’entreprises qui mettent en œuvre des mesures allant dans le même sens. A l’opposition actionnaires / dirigeants mise en avant pendant la « période managériale » se substitue une entente entre ces deux catégories d’acteurs dont les intérêts vont dès lors apparaître comme de plus en plus convergents.
Comme l’illustre le cas de General Electric, le passage au modèle actionnarial n’est pas une émanation de la seule volonté des actionnaires. Une étude [33] sur le cas des entreprises suisses depuis les années 1990 arrive aux mêmes conclusions. Il s’est en fait agit d’un double mouvement : les managers ont mis en place des mesures favorisant l’actionnariat institutionnel puis les actionnaires institutionnels ont peu à peu engagé des dirigeants avec des formations en économie, en finance ou en gestion – plus en adéquation avec leurs intérêts - et de moins en moins d’ingénieurs ou de techniciens.
Les habits neufs de l’actionnaire
Le rôle des actionnaires est donc de plus en plus important depuis le XIXe siècle. Du modèle familial dans lequel le dirigeant est aussi l’unique actionnaire, au modèle managérial qui a mis plus en avant le rôle du dirigeant, nous sommes arrivés à partir des années 1970-1980 à ce que l’on nomme le modèle actionnarial : un modèle dans lequel les investisseurs institutionnels, au premier rang desquels on retrouve les fonds d’investissement et de placement, prennent une place de plus en plus importante.
Il ne faudrait cependant exagérer la domination de ces modèles, ni considérer ces catégories comme figées. Il s’agit plutôt ici de grandes tendances qui pourraient faire l’objet de contre-exemples pour des régions ou des époques données. Bien que le modèle actionnarial d’influence anglo-saxonne semble être celui vers lequel converge l’ensemble des régions, la présence d’actionnariats familiaux, directs ou via des holdings, ainsi que celle des Etats demeure toujours forte dans de nombreuses grandes entreprises et dans plusieurs pays, notamment en Europe [34].
De même, la forte concentration d’acteurs financiers dans l’actionnariat des grandes entreprises n’est pas une nouveauté (encadré n°1). Ce qui change, c’est l’identité des acteurs - banquiers au début du XXe siècle, fonds d’investissement, hedge funds à la fin du XXe et au début du XXIe siècle - et la manière d’agir et d’influencer la marche de l’entreprise – par une présence directe dans les conseils de direction pour les premiers, par des canaux différents pour les plus récents.
Il n’en demeure pas moins que la transparence et le contrôle par les actionnaires sont devenus les signaux de la « bonne gouvernance » des entreprises avec, pour conséquence, la gestion orientée vers la valeur actionnariale : restructurations, course à la compétitivité, recherche de rendement à court terme, fusions-acquisitions, flexibilisation du travail…
La plupart des études empiriques qui tentent de mesurer l’effet de la présence massive, en tant qu’actionnaires, des acteurs institutionnels sur l’activité de l’entreprise recensent une baisse de l’investissement et des dépenses de recherche et développement. Elles mettent en lumière des effets néfastes pour l’emploi, preuve « qu’il existe non seulement un problème avec les investisseurs institutionnels court-termistes mais que le court-termisme est inhérent au marché boursier lui-même [35] ».
Encadré 2 - Actionnaire majoritaire, minoritaire… On distingue plusieurs profils d’actionnaire : – l’actionnaire majoritaire (qui possède plus de 50% des droits de vote), ou de référence (l’actionnaire possédant la plus grande part) – l’actionnaire minoritaire (on parle de minorité de blocage lorsqu’ un actionnaire ou groupe d’actionnaires possède une part suffisante de droits de vote - souvent 33% - pour s’opposer à toutes les résolutions proposées en assemblée générale extraordinaire) – l’actionnaire dirigeant (lorsqu’un dirigeant possède des actions), – l’actionnaire salarié (lorsqu’un salarié possède des actions), – l’actionnaire public (État – directement ou via un organisme public -, collectivités locales, pouvoirs publics). Bien que tous propriétaires d’actions de la société, ces différents actionnaires ne partagent pas forcément la même vision de l’entreprise dans la mesure où leur statut, parfois hybride (par exemple : actionnaire-dirigeant, salarié ou public), les amène à avoir des objectifs contradictoires. |
Partie 3 : Comment les investisseurs institutionnels influencent-ils la gestion des entreprises ?
Les actionnaires sont régulièrement pointés pour leur volonté d’influer, à leur avantage, sur la gestion des entreprises. Nous allons tenter de voir par quels canaux ceux-ci parviennent à peser sur la stratégie des firmes.
Les actionnaires tentent d’infléchir la stratégie des entreprises en leur faveur. Les manifestations les plus spectaculaires en sont les restructurations ou les licenciements boursiers n’ayant pour seul objectif que la maximisation de la « valeur actionnariale » et le cours de l’action en bourse, parfois au détriment du développement industriel de l’entreprise. Pourtant, ces décisions, bien que fortement encouragées par certains actionnaires, sont le fait de décisions prises in fine par la direction des entreprises. Nous allons tenter de voir par quels moyens les actionnaires, plus particulièrement les « investisseurs institutionnels », parviennent à faire pencher les décisions managériales dans le sens de leurs intérêts.
L’actionnaire : actif ou passif ?
L’actionnariat des multinationales se compose d’acteurs publics, d’individus, de familles, d’entreprises ou d’organismes financiers. Ces derniers sont aussi nommés « investisseurs institutionnels » (voir encadré). Les actionnaires ne forment donc pas un ensemble homogène. La littérature propose plusieurs profils : les actionnaires actifs, activistes et passifs.
Les actionnaires passifs ne s’impliquent pas dans la gestion de l’entreprise et s’intéressent seulement aux rendements à court terme. Ici, l’actionnaire n’est qu’un gestionnaire de portefeuille effectuant des transactions sur des titres boursiers. Il vend ses actions en cas d’insatisfaction (on parle alors de « vote avec les pieds ») et ne s’invite pas dans la gestion des entreprises.
Les actionnaires actifs tentent d’influencer la gestion de l’entreprise, de modifier son organisation. Plusieurs déterminants sont proposés pour expliquer le comportement des investisseurs. En théorie [36], un actionnaire sera actif ou passif en fonction de son horizon d’investissement (son intention de détenir des actions à plus ou moins long terme), de la part détenue (plus la participation est grande plus l’actionnaire sera actif) et du type de relation entretenue (fournisseur, assureur, banquier, etc.) avec l’entreprise. Les études empiriques réalisées sur le sujet n’aboutissent pas à des conclusions claires.
Conchon [37] évoque une autre typologie. Il s’agit ici de distinguer les actionnaires passifs, « attentifs au rendement de leurs investissements par ailleurs multiples, mais peu préoccupés d’intervenir directement dans les choix stratégiques des entreprises […], des actionnaires activistes , cherchant à maximiser leurs gains à court terme en intervenant sur la stratégie des entreprises […] des actionnaires actifs qui, du fait d’une vision portant cette fois sur le long terme, souhaitent peser sur la stratégie de l’entreprise par le biais d’un plus grand investissement financier les amenant à devenir actionnaires de référence voire majoritaires (cas des fonds souverains). »
Cette typologie se rapproche de la précédente, mais scinde les actionnaires « actifs » en deux catégories : les activistes qui recherchent un profit à court terme et les actifs qui ont une stratégie à plus long terme passant par une participation plus importante dans l’entreprise.
Voyons les différents modes d’actions mis en œuvre pour peser sur la stratégie de l’entreprise.
Influer directement sur la gestion
Le moyen le plus direct pour un actionnaire d’influer sur les décisions d’une entreprise est d’en prendre le contrôle et/ou de s’inviter dans sa gestion. Le cas extrême est celui des raids boursiers. Un raid boursier désigne un ensemble d’opérations financières et boursières (Offres publiques d’achat, d’échange, mixte… [38]) visant à prendre le contrôle d’une entreprise, de manière hostile, via les marchés financiers. Des gérants de fonds d’investissement doivent leur notoriété à des raids boursiers ; à l’instar de Carl Icahn [39], James Goldsmith [40] ou Nelson Peltz [41] aux États-Unis. En Belgique, on se souviendra du raider italien Carlo de Benedetti qui avait tenté de prendre le contrôle de la Société générale de Belgique (SGB) en 1988 par une OPA inamicale. Suez et le groupe Bruxelles Lambert (Albert Frère) avaient finalement pris le contrôle de la SGB. Les raids boursiers sont des opérations inamicales, qui n’ont pas l’assentiment du conseil d’administration. Le raider tente de prendre le contrôle de l’entreprise pour la réorganiser (restructuration, vente par appartement…) dans le but d’en tirer une plus-value par la suite.
Un autre moyen pour un actionnaire d’intervenir dans la gestion est de s’immiscer dans les fonctions de direction de l’entreprise. En France, Vincent Bolloré a par exemple pu devenir président du conseil de surveillance du groupe Vivendi en étant le premier actionnaire avec seulement 5,04% du capital au moment de sa nomination en 2014 [42]. Ces cas font plutôt figure d’exception et sont le fait d’entreprises ayant un actionnariat fortement dispersé, c’est-à-dire sans actionnaire de référence.
Afin d’être directement présent dans la gestion, un actionnaire peut tenter de faire désigner des administrateurs représentant ses intérêts au sein du conseil d’administration, l’organe de gestion courante de l’entreprise. Avec moins de 5% des participations, le groupe Colony Capital, un fonds d’investissement américain, a par exemple pu placer des membres dans les conseils d’administrations de plusieurs entreprises au sein desquelles il possédait des parts (comme Carrefour [43] ou Accor) et ainsi peser dans leur gestion. Aux Etats-Unis, un des membres du groupe d’expert chargé de la restructuration de General Motors en 2009, a réclamé début 2015, en son nom et en celui de quatre fonds d’investissement (représentant 2,1% du capital du groupe), un poste au sein du conseil d’administration [44]. Qatar Holding LLC, le fonds qatari, a imposé des administrateurs dans plusieurs entreprises d’envergure comme Vinci ou Crédit Suisse. La pratique n’est donc pas exceptionnelle. L’immixtion des actionnaires peut aussi passer par la création de comités (d’audit, des rémunérations, des nominations, d’éthique…), qui ont pour rôle de créer un contrepoids au conseil d’administration, souvent mené par le dirigeant.
Lorsqu’un actionnaire ne peut bénéficier d’entrée directe dans le conseil d’administration, il pourra tenter d’infléchir la stratégie de l’extérieur, par une prise de contact et un dialogue avec l’équipe dirigeante, au moyen de courriers ou de rencontres directes, informelles ou pas. Ces rencontres sont généralement le privilège d’actionnaires importants. Ceux-ci tentent d’infléchir la stratégie du groupe dans le sens de leurs intérêts : faire croitre le cours de l’action boursière, scinder différentes activités de l’entreprise où la recentrer sur le cœur de métier, acquérir ou fusionner avec un concurrent, se lancer dans de nouveaux secteurs d’activité profitables…
Les votes en AG
Le principal canal par lequel les actionnaires institutionnels peuvent influer sur les actions d’une entreprise est lié au vote en assemblée générale (AG). Les actionnaires n’ayant pas obtenu satisfaction lors de rencontres directes avec les dirigeants pourront se manifester à cette occasion, de même que ceux n’ayant pas d’accès direct à la direction.
Chaque année, au moment de l’assemblée générale des actionnaires, un certain nombre de décisions doivent légalement être soumises au vote. L’assemblée prend connaissance du rapport de gestion, approuve (ou non) les comptes de l’entreprise, décide de l’affectation du résultat et donne décharge aux administrateurs [45] de la société. Le droit de vote dépend du nombre d’actions détenues [46].
Au moment de la présentation des comptes, les actionnaires peuvent poser des questions à la direction et aux administrateurs qui sont légalement tenus d’y répondre, sauf si la réponse peut porter gravement préjudice à la société, aux actionnaires/associés et au personnel.
L’assemblée fixe les rémunérations des dirigeants et des administrateurs et confirme celles attribuées pour l’année écoulée. Elle nomme et révoque les dirigeants et les administrateurs. La fixation des rémunérations des dirigeants est centrale dans la stratégie des actionnaires pour orienter la politique des entreprises. Le fait de lier les rémunérations des dirigeants au cours de l’action boursière, aux résultats à court terme, d’offrir une partie de la rémunération en action sont des mesures qui peuvent être décidées par l’assemblée afin d’aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires.
L’affectation des résultats est également une prérogative de l’AG. Le conseil d’administration soumet une proposition d’affectation des bénéfices entre les actionnaires, les travailleurs et l’entreprise. Celle-ci doit être approuvée par l’AG. En cas de refus, l’organe de gestion doit revoir sa copie et soumettre une autre proposition sur base des remarques faites lors de l’assemblée.
Des actionnaires mécontents de la politique menée peuvent saisir cette occasion pour s’opposer à certaines mesures ou sanctionner la direction en refusant de voter les rémunérations ou en révoquant le dirigeant ou un administrateur. L’AG peut donc être un lieu de confrontation entre actionnaires et direction.
Enfin, l’assemblée peut décider de rachats d’action propre. Une entreprise peut en effet racheter ses propres actions dans le but d’en faire monter le cours. Si l’entreprise achète ses propres actions, il y a moins d’actions disponibles sur le marché. Leur prix va donc augmenter. Ce type de mesure, qui s’apparente à de la destruction de capital, est souvent un signal en direction des actionnaires, qui voient leurs titres s’apprécier de manière artificielle.
Proposition de résolution et vote par procuration
Deux autres phénomènes, qui sont le fait des activistes, sont observables dans les assemblées générales d’actionnaires : les propositions de résolutions et l’utilisation des procurations.
Afin de faire valoir leurs doléances, les actionnaires activistes peuvent tenter d’ajouter des points à l’ordre du jour de l’AG, pour soumission au vote. Selon les législations nationales (et l’existence de seuil de détention d’action minimum), il sera plus ou moins aisé d’imposer une résolution à l’assemblée pour un actionnaire ou un groupe d’actionnaires. Les résolutions sont des propositions visant à statuer sur un point précis et qui sera mis en œuvre en cas de vote positif par l’AG.
Des fonds profitent du fait que les AG ne rassemblent pas toujours l’ensemble des actionnaires. Certaines ne nécessitent que 20% des votes pour se tenir, une aubaine pour faire passer des résolutions sans majorité. Les activistes tenteront par ce moyen de remettre en cause la politique des dirigeants si elle ne va pas dans leur sens.
En plus de modifier l’ordre du jour proposé par la direction, des stratégies plus agressives sont mises en place par certains investisseurs institutionnels. Ceux-ci agissent seuls, ou de concert en additionnant leurs droits de vote et en alignant leur stratégie. Pour ce faire, certains actionnaires s’organisent pour collecter les voix d’autres petits actionnaires, obtenir leur procuration et voter en leur nom. La directive européenne « droit des actionnaires » permet la délégation de l’exercice des droits de vote depuis 2007 [47]. Des intermédiaires se sont spécialisés dans la collecte de procurations (Proxinvest, Riskmetrics group par exemple) pour le compte d’autres investisseurs institutionnels. On parle alors de batailles de procurations. Ces « batailles » nécessitent un actionnariat dispersé et l’absence d’actionnaires majoritaires ou, possédant de larges parts.
Les hedge funds, un type d’acteurs tout à fait particulier - car peu régulés, utilisés par des épargnants fortunés et recourant aux effets de levier [48] - sont ceux qui utilisent le plus les batailles de procuration. Selon les législations en vigueur, ils pourront « louer » des voix ou acquérir des actions donnant des droits de vote par l’entremise de produits dérivés [49] puis revendre les actions après l’AG [50]. Le type de résolution qui peut être soumis à l’AG varie là encore selon les différentes réglementations nationales : aux États-Unis, il est par exemple impossible de présenter de nouveaux administrateurs par résolution. La date d’immobilisation (possibilité d’acheter) des actions avant l’AG, la reconnaissance du vote électronique, le seuil de détention de voix pour proposer une résolution sont des éléments sur lesquels les États peuvent jouer pour encourager ou dissuader les activistes.
L’activisme a traditionnellement été le fait des États-Unis, où l’actionnariat est plus dispersé, la législation plus permissive et les acteurs des marchés moins réticents à ce type de pratique. L’activisme semble cependant gagner du terrain en Europe [51].
Une étude [52] réalisée sur le cas français portant sur 38 entreprises étudiées entre 1996 et 2013 nous renseigne sur le contenu des résolutions proposées lors des assemblées générales et sur les formes de l’activisme.
Dans un tiers de cas, les actions sont menées de manière concertée entre plusieurs actionnaires tandis que dans 18% des cas, l’activisme a consisté en un dépôt d’une résolution lors de l’AG.
Les autres formes d’activisme les plus répertoriées sont : l’arrangement privé avec la direction (11%), les recours judiciaires (11%) et le lancement de campagnes médiatiques (10%).
Plus concrètement, sur les106 manifestations activistes recensées par l’étude, les demandes des actionnaires étaient liées à l’obtention de sièges au CA dans 26 cas, à la révocation ou au remplacement de dirigeants et administrateurs dans 15 cas et à la demande d’une scission des activités ou d’un démantèlement dans 15 cas. Viennent ensuite l’opposition aux conditions d’un projet de fusion (15 cas), l’appel au recentrage sur le cœur de métier (7 cas), le plaidoyer pour un projet de fusion (6 cas), des résolutions relatives au versement de dividendes (6 cas).
Pour quels résultats ? Sur les 106 actions étudiées, 40 ont été couronnées de succès, 38 de succès partiel et seulement 28 ont échoué ou été abandonnées par les activistes. A noter également, la part de résolutions hostiles à la direction : 87 sur 108.
Les résultats de cette étude mériteraient certainement d’être comparés à d’autres pays.
Plusieurs points semblent cependant ressortir. Le premier est la constatation que l’activisme s’opère le plus souvent lors de l’AG et est généralement le résultat d’une action concertée. Les revendications activistes visent à remettre en cause la gestion de la direction.
Activisme social ? L’activisme est-il toujours lié à la recherche de performances financières ? Dans la plupart des cas, il faudra répondre par l’affirmative. En s’intéressant aux premiers activistes, il semblerait que les motivations financières n’aient pas toujours été les premières mises en avant. Si le premier activiste recensé aux États-Unis, Lewis Gilbert, militait dans les années 1940 pour la reconnaissance de la qualité de propriétaire de l’actionnaire, d’autres activistes poursuivaient des causes moins attendues. Ainsi, Wilma Soss, fondatrice de la Federation of Women Shareholders militait dès 1947 pour la présence des femmes dans les conseils d’administration, chez U.S. Steel notamment. On pourra citer le cas de James Peck, un pacifiste, emprisonné pour avoir refusé son enrôlement dans l’armée, qui milita, après avoir acquis une action de Greyhound, pour l’égalité raciale et soulever le problème de l’intégration des usagers noirs des autocars. Au tournant de la décennie 1950, ce sont les syndicats, en premier lieu l’AITU (une association de plusieurs syndicats des télécommunications) qui tentèrent de régler un problème de négociation collective en soumettant une résolution à l’assemblée générale d’AT&T suite au refus de l’entreprise de négocier les retraites des travailleurs. Ce type d’activisme actionnarial entrepris par les syndicats rencontra moins de succès dans l’opinion et surtout dans la législation. Comme l’explique Marens [53], « […] l’aile la plus radicale de l’activisme actionnarial fut contenue par la réglementation dès son apparition. Si, en effet, les dirigeants d’entreprise pouvaient éventuellement trouver des aspects positifs dans le raisonnement de Lewis Gilbert lui-même, ou s’ils pouvaient à la rigueur apaiser Wilma Soss, femme d’affaires bourgeoise, par la nomination, pour la forme, d’une femme administrateur ou le choix d’un meilleur lieu pour l’assemblée, ils ne faisaient pas preuve de la même tolérance pour les activistes syndicaux et des droits civils de l’AITU et de CORE, qui devenaient des actionnaires dans le seul but d’utiliser les droits de vote des actionnaires comme moyen pour promouvoir les intérêts des salariés ou des victimes de discrimination. » |
Pression indirecte
A côté de l’ « activisme direct » que nous venons de décrire, existe une autre forme de pression, plus indirecte, des actionnaires sur la direction. Elle passe par la communication financière et les évaluations d’analystes financiers qui agissent comme des signaux envoyés à la direction et allant dans le sens de l’intérêt de l’actionnaire.
Comme l’explique l’économiste Thomas Coutrot, « Le droit boursier va jouer un rôle décisif, en définissant des normes de transparence que doivent respecter les sociétés cotées ainsi que les investisseurs lorsqu’ils s’échangent des titres. Par ailleurs, un ensemble d’agents (les « gatekeepers » ou garde-fous) doit veiller à la bonne information des investisseurs : au premier plan, on trouve les cabinets d’audit, chargés de certifier les comptes des entreprises, et les analystes financiers, chargés de conseiller les investisseurs sur l’opportunité de vendre ou d’acheter tels ou tels titres. On espère ainsi (selon la théorie de « l’efficience des marchés financiers ») que les prix renseigneront correctement les investisseurs sur la valeur intrinsèque des entreprises [54] . […] »
Les auditeurs, analystes, et agences de notation ont en effet été propulsés « garants » de la bonne information du marché boursier. Ils exercent une influence sur les décisions des investisseurs en prodiguant des conseils d’achat ou de vente sur les titres boursiers.
Mais les analystes ont également une influence sur le management des entreprises. Comme semblent le montrer plusieurs études [55], les décisions d’investissement à long terme, d’investir dans la R&D, ou la capacité à innover pour une entreprise semblent diminuer à mesure que le nombre d’analystes financiers qui suivent la firme augmente.
En publiant des recommandations ou des notations, c’est la gestion des entreprises qui est évaluée par les analystes financiers, et à travers elle ses dirigeants. Les garde-fous de la finance permettent donc une influence sur les stratégies et politiques organisationnelles des entreprises par la publication d’indicateurs financiers – comme l’EVA [56]-, qui reflètent finalement plus la capacité de la firme à créer de la valeur actionnariale que sa réelle santé à moyen-long terme.
Comme le suggéraient déjà Montagne et Sauviat [57] en 2001, le « mode d’influence [des actionnaires institutionnels] pourrait être qualifié de « sollicitation-délégation » dans la mesure où le principe de délégation est maintenu (les actionnaires institutionnels ne prétendent aucunement gérer à la place des dirigeants et maintiennent la division des tâches), mais ils sollicitent en permanence ces derniers en leur communicant leur propre analyse de la situation. Sans pour autant imposer formellement, ils indiquent ainsi aux dirigeants des gammes d’orientations stratégiques et organisationnelles qui leur semblent acceptables […]. Plutôt que d’un pouvoir d’injonction, il s’agit là d’un pouvoir de suggestion. »
Une boite à outils bien remplie
Les actionnaires disposent donc d’une large gamme d’outils à leur disposition.
La majorité d’entre eux ne s’implique pas directement dans la gestion des entreprises, et préfère « voter avec les pieds » en cas de désaccord avec la direction. L’actionnaire vend ou menace de vendre ses actions. Une menace qui vise le dirigeant de l’entreprise : en effet, en cas de vente massive d’actions, le cours en bourse risque de diminuer, ce qui accroit la probabilité d’un rachat de l’entreprise (puisque sa valeur boursière a diminué). Lors de rachat d’entreprise, l’équipe dirigeante est pratiquement toujours remplacée. Le vote avec les pieds est donc un signal envoyé au management afin qu’il modifie sa stratégie.
Les actionnaires actifs et activistes tenteront de peser sur la stratégie des entreprises par divers moyens (rencontres, campagnes médiatiques, nomination d’administrateurs…). Le vote en assemblée générale des actionnaires est le principal canal par lequel les actionnaires agissent : en votant les rémunérations des dirigeants, en les nommant et en les révoquant. Mais c’est également par la proposition de résolutions ou par l’obtention de procurations que les activistes tenteront d’infléchir la politique de la firme. La capacité de mettre en œuvre des pratiques activistes dépend quoi qu’il en soit des réglementations nationales qui encouragent ou au contraire limitent l’activisme selon les pays.
Actifs ou passifs, les actionnaires bénéficient quoi qu’il en soit d’une architecture des marchés financiers dans laquelle l’information distillée par les garde-fous (analystes financiers, agences de notation…) tend à associer la santé des entreprises à la création de valeur actionnariale et à récompenser les « bons » dirigeants en fonction de ce critère ; influençant par là même les politiques mises en œuvre dans les entreprises (tendance à moins investir sur le long terme, à moins consacrer de fonds à la R&D et à moins innover), le plus souvent au détriment du travailleur.
Typologie des investisseurs institutionnels Les investisseurs institutionnels collectent et gèrent des actifs financiers pour le compte de leurs clients. Le terme englobe des institutions très différentes. Banques, organismes de placement collectifs, fonds de pension et assurances sont des investisseurs institutionnels. Pour ce numéro, nous exclurons volontairement les banques et les assurances des investisseurs institutionnels, ne portant notre étude que sur les différents OPC, fonds de pension, fonds d’investissement, hedge fund… Un Organisme de placement collectif (OPC) recueille les fonds provenant de divers investisseurs et investit ce capital collectivement dans un ensemble d’instruments financiers. Les OPC sont donc une forme de gestion collective du portefeuille. Leur portefeuille est généralement diversifié. Parmi les OPC on trouve des fonds communs de placement (ou mutual fund). Un fonds de placement, à la différence d’une société d’investissement, ne possède pas la personnalité juridique. Les parts que l’on possède d’un fonds de placement sont désignées par le terme ’droits de participation’. Celles que l’on reçoit d’une société d’investissement sont désignées par le terme ’actions’. Ces deux type de fonds collectent l’épargne de leurs clients puis acquièrent des titres financiers (actions, obligations…). Ils rémunèrent les épargnants à fréquence régulière (trimestre, année…). Les fonds de pension sont également des OPC. Ils sont le fait de sociétés privées ou d’administrations. Ce sont des fonds d’investissement spécifiques à la retraite par capitalisation. Ces fonds collectent l’épargne des travailleurs en vue de payer leurs retraites en fin de carrière. Ils correspondent au troisième pilier des pensions en Belgique. Les hedge funds (fonds spéculatifs) sont des fonds d’investissement non cotés, à vocation spéculative, qui recherchent des niveaux de rentabilité élevés. Seules les techniques de gestion utilisées (effets de leviers, vente à découvert, produits dérivés) permettent de les différencier des fonds d’investissement traditionnels. Il n’existe pas de définition légale des hedge funds, qui ne publient généralement pas de comptabilité et sont moins soumis aux régulations. La mise de départ élevée pour entrer dans le fonds fait que ce type d’organisme est réservé à des clients fortunés. Leurs résultats sont en théories déconnectés des cours d’actions/obligations. Les ETF (exchange traded-fund) sont des fonds dits indiciels. Ils sont les plus récents des différents types de fonds. Ils reproduisent la performance d’un indice donné (par ex le BEL20 ou le CAC40). Un ETF achètera des actions de toutes les entreprises d’un indice en fonction de leur poids dans l’indice. La performance globale sera ainsi reproduite. On dit de la gestion des ETF qu’elle est passive. Les ETF ont pris une part considérable dans la finance outre-Atlantique. Ils représentent plus du quart des opérations réalisées sur les marchés financiers états-uniens. Les fonds de private equity, comme leur nom l’indique, sont « privés ». Leurs participations ne sont pas cotées, mais détenues par des fonds spécialisés. Etant donné que ces fonds ne sont pas accessibles au grand public, leurs obligations d’information sont moindres. L’argent collecté par les fonds de private equity proviennent généralement d’autres investisseurs institutionnalisés (banques, assurances, fonds de pension…). Ces fonds utilisent notamment les LBO (leverage buy-out ou achat à effet de levier) : le fonds s’endette pour racheter une entreprise, la restructure drastiquement (scission d’activité, taille dans les effectifs) et récupère sa mise, ainsi qu’une plus-value une fois la restructuration terminée et les parts revendues. On notera l’existence des fonds souverains. Ce sont des fonds dont les ressources proviennent des États. Certains pays, notamment des producteurs de matières premières comme la Norvège ou le Qatar, ont monté ce type de fonds pour placer les recettes des ventes de gaz de ressources naturelles. Les fonds de fonds sont des structures possédant des participations dans plusieurs fonds d’investissement, mutual funds ou hedge funds. Une même institution financière pourra proposer différents types de fonds en parallèle. BlackRock, le plus important gestionnaire de fonds au monde propose par exemple à ses clients de placer leur argent dans des fonds de pension, des ETF, mais également dans des hedge funds. Chaque type de fonds ayant ses coûts d’entrée, ses niveaux de risque et ses rendements propres. |
Article extrait du Gresea échos N°90, juin. 2017
Pour citer cet article :
Romain Gelin, « Actionnariat et pouvoir dans les multinationales » Gresea, avril 2018, texte disponible à l’adresse :
[http://www.econospheres.be/Actionnariat-et-pouvoir-dans-les]