Alors que les politiques de rigueur budgétaire inondent l’Union européenne et que la course à la croissance n’a pas encore été lancée, nous relevons deux atteintes profondes aux libertés des représentants des travailleurs. D’une part, le droit de négocier collectivement est partiellement ou totalement démantelé, laissant ainsi la main mise aux gouvernements pour influencer l’évolution des salaires et les conditions de travail. D’autre part, le droit d’agir collectivement risque d’être prochainement limité sur l’autel des libertés économiques. Dans ce contexte qui gêne les revendications collectives de répartition équitable des richesses d’aboutir, le droit de représenter et de défendre les travailleurs est clairement attaqué.

En outre, ces attaques aux libertés de négociation et d’action collectives sont des actes politiques portés ou poussés par les institutions européennes qui concrétisent ainsi une vision néolibérale des marchés du travail, en mettant en avant la compétitivité sur les salaires et les libertés économiques.

Face à ces constats et à ces menaces transnationaux, quelles actions européennes et syndicales doivent être menées ? Que doivent entreprendre les gouvernements et les parlementaires européens soucieux de mettre en place une politique de relance juste ?

A ce propos, ce texte souhaite susciter le débat en attirant l’attention sur les conséquences négatives et actuelles que subissent les travailleurs suites aux récentes immixtions politiques dans la concertation sociale.

Concernant la négociation collective, nous développons ci-dessous son intérêt, son rôle mais aussi, les attaques dont elle est la cible. Ensuite, nous abordons la question des libertés d’action collectives déjà attaquées par la Cour de Justice de l’Union européenne et aujourd’hui, dans le collimateur de la Commission européenne.

 La négociation collective : répartition équitable et solidaire entre travailleurs

La négociation collective permet aux interlocuteurs sociaux de déterminer à différents niveaux (entreprise, secteur, territoire) les salaires et les conditions de travail pour un groupe déterminé de travailleurs. Les syndicats ont ainsi la possibilité de faire entendre leur voix collectivement et d’organiser la solidarité. L’Organisation Internationale du Travail souligne aussi que la négociation collective permet aux représentants des travailleurs d’influer sur les décisions concernant le personnel et de garantir une répartition équitable des avantages induits par le progrès technologique et l’accroissement de la productivité [1].

Toutefois, suites aux décisions des gouvernements nationaux et sous l’impulsion des institutions européennes, nous constatons que ces négociations sont progressivement limitées, décentralisées, voire supprimées.

 La négociation collective mise sous pression

En effet, nous observons une immixtion croissante des pouvoirs politiques dans les processus de négociation collective. A titre d’exemple, et sous la pression du Fond monétaire international, de la Banque centrale européenne et de l’Union européenne, le gouvernement grec a unilatéralement pris des décisions contraignantes sur les conditions de travail : réduction jusqu’à 25% des salaires dans la fonction publique, réduction moyenne de 22% du salaire minimum, gel des salaires pendant 3 ans dans le secteur privé, réduction importante des coûts du licenciement, augmentation de la flexibilité,…

De plus, le principe de négociation collective est mis à mal à travers l’Union européenne par l’octroi de la possibilité d’approuver des conventions collectives d’entreprises (ou sous-secteurs) dont le contenu est défavorable aux travailleurs en comparaison au contenu d’accords sectoriels ou intersectoriels. Ainsi, en Espagne, le principe selon lequel le niveau de concertation sociale supérieur prime sur le niveau inférieur est renversé : les entreprises ont le droit de conclure des conventions avec des groupes de travailleurs (et non les syndicats) qui diffèrent des accords sectoriels [2].

Outre les impulsions politiques ciblées sur les pays fortement fragilisés par la crise, la Commission européenne s’est dotée d’un mécanisme de coordination macroéconomique dont le but est de réduire les différences de compétitivité au sein de l’Union en agissant principalement sur les salaires. Ce mécanisme prend la forme d’un tableau de bord répertoriant dix indicateurs économiques, pour lesquels des valeurs limites ont été fixées. Si un pays dépasse une limite, une alerte s’enclenche. Dans ce cas, la Commission européenne évalue s’il est nécessaire d’approfondir l’analyse, de formuler des recommandations contraignantes et, si celles-ci ne sont pas suivies, de sanctionner. A ce sujet, nous constatons qu’en Belgique, le niveau d’alerte est dépassé pour la part de marché à l’exportation, les dettes du secteur privé et la dette publique [3]. Les coûts salariaux unitaires se rapprochent, quant à eux, du seuil d’alerte, mais ils sont directement visés par la Commission comme étant les principaux responsables des carences en compétitivité du pays. Si cette dernière conclut que les salaires sont à l’origine de déséquilibres jugés « excessifs », elle peut recommander (par exemple) la décentralisation des négociations collectives (voir supra) ainsi que la réforme du système d’indexation des salaires.

En résumé, nous relevons de fortes immixtions politiques dans les négociations collectives impliquant les travailleurs et les employeurs. Mais quels sont les objectifs politiques poursuivis ? De même, quelles sont les conséquences pour les organisations qui représentent et défendent les travailleurs ?

 Motivations politiques et enjeux syndicaux

L’intrusion politique dans la concertation sociale permet aux gouvernements d’accroître leur pouvoir sur le marché du travail en influençant (voire, en déterminant) directement les salaires et les conditions de travail. A ce propos, cette immixtion est actuellement motivée par la volonté des gouvernements et des institutions européennes d’agir sur la compétitivité des pays en modérant les évolutions salariales.

Toutefois, ces décisions politiques limitent les capacités des organisations syndicales et patronales d’aboutir à des conventions collectives de travail. Du côté des représentants des travailleurs, ces intrusions posent de nombreux problèmes car :

- Les décisions politiques prises en ce moment réduisent ou modèrent les salaires, détériorent les conditions de travail et augmentent le rapport de force patronal (plus proche de la politique néolibérale de modération salariale et de réduction des dépenses publiques).
- Ils perdent leur capacité à représenter et à unir les causes des travailleurs.
- Ils doivent faire face aux comparaisons européennes en matière de compétitivité, lesquelles sont principalement axées sur le niveau des salaires.
- L’absence de concertation sociale empêche aussi les syndicats d’influencer les politiques du personnel et de garantir une répartition équitable des richesses produites.

Au vu de ces attaques sur les libertés de négociation collective et face aux conséquences négatives pour les travailleurs et leurs organisations, les résistances syndicales pourraient se concrétiser à différents niveaux (entreprise, secteur, territoire) par des actions collectives à travers l’Union européenne. A ce sujet, la Commission européenne a récemment soumis une proposition de règlement visant à accorder l’exercice du droit de mener des actions collectives dans le contexte de la liberté d’établissement et de la libre prestation des services [4].

 Les attaques aux libertés d’action collective

En matière de libertés d’action collective, il importe de souligner les conséquences des décisions de la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, celle-ci a établi, dans les arrêts Viking, Laval et Rüffert, une hiérarchie entre les libertés économiques (placés au sommet de la pyramide) et les droits sociaux fondamentaux, dont le droit d’organiser des actions collectives [5].

Face à cette jurisprudence dangereuse pour les travailleurs, plusieurs organisations (dont la Confédération européenne des syndicats) ont multiplié les initiatives afin de préserver le droit de pouvoir agir collectivement [6]. En réaction, la Commission européenne a annoncé sa volonté de concilier l’exercice des libertés économiques avec les droits sociaux fondamentaux. Cette intention a récemment pris la forme d’un projet de règlement (dénommé Monti II) [7], lequel devra être soumis au Conseil et au Parlement européens [8].

 Libertés économiques versus libertés d’action collective

En février 2012, une première mouture du projet consacrait la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, la Commission maintenait la hiérarchie entre les libertés économiques et les droits sociaux fondamentaux. Elle confiait aussi aux tribunaux le soin de vérifier le caractère approprié et nécessaire d’une action collective par rapport à l’objectif poursuivi (test de proportionnalité). Enfin, elle prévoyait la création d’un mécanisme d’alerte entre Etats membres en cas de conflit collectif, assorti d’une obligation pour les Etats concernés de prendre les mesures nécessaires pour y remédier.

Ce projet de règlement a suscité de nombreuses réactions négatives, dont celle des Juristes européens en Droit du travail qui estiment que la Commission européenne bafoue les droits sociaux fondamentaux et que le contenu de l’article 2 est « une subversion aux Droits de l’Homme » [9]. Ils soulignent aussi que le projet aboutirait à des interventions répétées des juges, réduisant ainsi l’autonomie des syndicats.

Suites aux nombreuses oppositions, la Commission européenne a revu sa copie et a développé une nouvelle proposition. Malgré quelques améliorations, le test de proportionnalité et le mécanisme d’alerte y sont maintenus.

En effet, l’article 3 indique que les juridictions nationales pourront apprécier les faits et « déterminer dans quelle mesure une telle action collective (…) ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le ou les objectifs poursuivis » [10].

Aussi, un mécanisme d’alerte permettra aux Etats subissant sur leur territoire les conséquences d’une action collective enclenchée dans un autre pays, de recevoir dans les meilleurs délais des informations. Même si le nouveau projet de règlement prévoit le simple transfert d’informations aux Etats membres et à la Commission européenne, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir d’influence qu’exercera ce mécanisme sur les dirigeants nationaux afin de mettre fin aux mouvements de travailleurs.

Au vu du contenu du règlement, il apparaît clairement que la Commission européenne souhaite freiner les actions collectives en les cadrant en fonction de leurs conséquences envers les libertés économiques des entreprises nationales et étrangères.