La décision du groupe Delhaize, annoncée le 7 mars dernier, de vouloir franchiser l’entièreté des 128 magasins encore intégrés a surpris tant les salariés de la multinationale que les délégués syndicaux et les clients de la firme. Dans sa communication, la direction affirme qu’elle n’avait pas le choix. Pourtant, les bénéfices du géant de la distribution ne cessent d’augmenter : 2,5 milliards d’euros en 2022 ; les dividendes se situent chaque année à environ un milliard d’euros ; chaque année, la firme rachète également ses propres actions pour environ un milliard d’euros ; et la rémunération de son PDG, Frans Muller, s’élève à 6,5 millions d’euros, en hausse de 14% par rapport à 2021, à quoi s’ajoutent 7,1 millions d’euros de valeur potentielle sur les actions qu’il possède dans la société [1]. Compliqué de présenter ce bilan comme celui d’une entreprise en difficultés.
Bien sûr, dans le camp libéral, on pourra crier victoire. Le groupe veut transformer une grosse structure de quelque 12.648 salariés en équivalents temps plein [2] en une multitude de 128 PME (petites et moyennes entreprises) de moins de 50 travailleurs. De quoi stimuler le dynamisme et l’innovation des nouveaux entrepreneurs. Mais il suffit de gratter un peu pour s’apercevoir qu’il s’agit d’une fantastique illusion.
En fait, au niveau de la Belgique, Delhaize se transforme en une immense centrale d’achat qui joue exclusivement de son pouvoir de négociation lequel s’apparente à un véritable monopole. En effet, d’un côté, il négocie avec les fournisseurs pour être livré de marchandises aux prix les plus bas possibles. Comme le groupe collabore au niveau européen à deux centrales internationales, Coopernic et AMS Sourcing, même les géants de l’agroalimentaire comme Unilever, Danone, Mondelez (Côte d’Or), Procter & Gamble ou Nestlé doivent passer sous Les Fourches caudines de la multinationale de la distribution. De l’autre côté, celle-ci impose ses conditions aux franchisés et livre les marchandises à des tarifs préfixés. Le « faux indépendant » est pieds et poings liés au groupe, ne pouvant s’écarter de cette emprise que très marginalement.
De cette façon, Delhaize compte constituer une rente monopolistique dans la différence entre les deux prix, celui exigé des fournisseurs et celui contraint aux franchisés. Cela permettra d’augmenter les bénéfices du groupe, les dividendes des principaux actionnaires (BlackRock 5,61%, Goldman Sachs 4,67%, Amundi Asset 3,22%, State Street Bank 3,12%, Norges Bank 3% et Vanguard 2,7% [3]) et de racheter davantage de titres pour faire grimper les cours boursiers.
Trois de ces sociétés propriétaires officient comme gestionnaires de fonds d’actifs : BlackRock, Vanguard et State Street Bank. Elles captent l’épargne de diverses sources (ménages, entreprises, autres fonds financiers…) pour les investir dans des firmes. Leur principe d’intervention est ultrasimple : si la compagnie dans laquelle elles placent cet argent est rentable à court terme, elles poursuivent, voire accroissent l’apport ; si, au contraire, l’entreprise montre des signes d’essoufflement, si elle devient déficitaire ou même seulement moins lucrative qu’auparavant, elles retirent leur capital. En 2022, BlackRock détient des avoirs se montant à 8.500 milliards de dollars [4] (plus de 8.000 milliards d’euros). Aucune banque dans le monde ne détient un tel patrimoine. Face à cette nouvelle forme de capital financier, des groupes comme Delhaize n’ont effectivement plus le choix.
Mais les politiques qui s’ensuivent contreviennent clairement aux intérêts du reste de la population. Les salariés, victimes de cette stratégie, verront, s’ils parviennent tout simplement à conserver leur emploi, leurs conditions de travail se dégrader. Les organisations syndicales risquent d’être liquidées, puisque les nouveaux magasins n’auront peut-être plus de représentation du personnel. Certains franchisés vont se retrouver à la merci des multinationales comme Delhaize, avec en perspective la liquidation de leur magasin, car ils ne pourront faire face à la fois aux hausses de prix demandées par le géant de la distribution et aux autres charges qui s’accroissent comme actuellement avec le tarif de l’énergie. Quant au client, il est aussi le grand perdant de l’affaire. Non seulement il verra le prix des marchandises augmenter, mais des services comme l’accueil, la boucherie ou la boulangerie ou même le simple renseignement pour savoir où se trouve tel ou tel produit ne seront plus assurés comme cela l’est aujourd’hui dans les magasins Delhaize. Au contraire, le nouvel indépendant, pour garantir sa rentabilité, aura tout intérêt de les supprimer, car trop cher.
Le combat des travailleurs de Delhaize, justifié face à cette transformation radicale de leur entreprise, dépasse assez nettement le cadre de leur enseigne ainsi que celui du secteur de la grande distribution. Il s’agit d’une lutte de toute la population contre le capital financier qui gangrène aujourd’hui toute la société. Si celui-ci l’emporte, on mettra un peu plus le pied dans un engrenage où ce qui importe presque exclusivement est l’argent, la rentabilité, la valorisation du capital investi…
On doit arrêter ce processus inexorable avant que cela ne soit trop tard. C’est le même mécanisme qui conduit l’humanité à son extinction programmée si elle n’arrive pas à inverser le réchauffement de la planète. Il est minuit moins une.
Pour citer cet article : Henri Houben, « Delhaize, du côté du vrai capitalisme financier », Éconosphères, avril 2023.
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