Les développements technologiques de ces dernières années, en particulier l’accès à l’internet et aux réseaux à haut débit, le Big Data et l’extension des appareils mobiles et autres objets connectés nous ont fait entrer dans l’ère de la 4ème révolution industrielle : la digitalisation. La digitalisation impacte le marché de l’emploi de deux façons distinctes : par l’automatisation des tâches et par le travail via les plateformes d’échange d’information en ligne (internet).
L’automatisation fait référence au remplacement des travailleurs et travailleuses par la machine. Dans le passé, les révolutions technologiques successives ont radicalement transformé (« disrupté ») les modes de production dans l’industrie, avec le développement la machine à vapeur, puis de l’électricité. Ce processus d’automatisation du travail bouleverse aujourd’hui le secteur des services (banques, transport, commerce,…) avec le développement de machines intelligentes et autonomes. Nous ne connaissons pas encore l’ampleur du changement à venir, mais une étude du think tank Bruegel [1] estime que jusqu’à la moitié (50,38% en Belgique et 54%, en moyenne, en Europe) des emplois existants sont en risque de disparition.
La présente fiche d’actualité se penche sur le second phénomène : le travail via les plateformes en ligne. Les enjeux ici sont tout autres. L’économie de plateforme promet de créer de l’emploi par la mise en relation directe entre particuliers, la flexibilité accrue du travail et la promotion de l’entrepreneuriat. Elle pose cependant question quant aux formes d’emploi qu’elle entend développer. Se posant souvent comme économie « collaborative » ou « du partage », ses bénéfices sociétaux sont, en réalité, discutables.
Contexte
Economie de plateforme, de quoi parle-t-on
Il y a une grande confusion des termes autour de l’économie digitale. On parle tantôt d’économie « collaborative », « du partage », « peer-to-peer », ou encore « de la fonctionnalité »,…
Toutes ces désignations font écho à une « nouvelle économie », qui reposerait en principe sur les caractéristiques suivantes [2] :
• le partage ou l’échange de biens (voiture, logement, parking, perceuse, ...), de services (covoiturage, bricolage, ...), ou de connaissances (cours d’informatique, communautés d’apprentissage, ...),
• entre particuliers,
• avec échange monétaire (vente, location, prestation de service) ou sans échange monétaire (dons, troc, volontariat),
• par l’intermédiaire d’une plateforme numérique de mise en relation.
Cette nouvelle économie aurait un bénéfice sociétal double :
• écologique, par une utilisation maximisée de biens partagés, ce qui permet de réduire la consommation. En ce sens, elle s’inscrirait dans le modèle de l’économie circulaire.
• social, par l’échange entre particuliers, ce qui permet de créer des liens sociaux et des communautés d’utilisateurs. Ce contact direct entre particuliers, couplé à l’utilisation d’actifs personnels à des fins lucratives favoriserait également l’entrepreneuriat. Ainsi, pour devenir « auto-entrepreneur » il suffirait, désormais, de posséder…un vélo (et de s’inscrire chez Deliveroo).
Les plateformes telles que Uber, Airbnb, Deliveroo, Amazon Mechanical Turk (AMT), Listminut, Wikipédia ou Couchsurfing sont généralement considérées comme relevant de l’économie collaborative. Répondent-elles toutes à cette définition et qu’ont-elles réellement en commun ?
• Uber : échange d’un bien (voiture) et d’un service (conduite) entre particuliers, avec échange monétaire, par l’intermédiaire d’une plateforme.
• Airbnb : échange d’un bien (logement) entre particuliers, avec échange monétaire, par l’intermédiaire d’une plateforme.
• Deliveroo : prestation d’un service (livraison), de particulier à particulier, avec échange monétaire, par l’intermédiaire d’une plateforme.
• Amazon Mechanical Turk : échange de services réalisés en ligne, entre particuliers et/ou entreprises, avec échange monétaire, par l’intermédiaire d’une plateforme.
• Listminut : échange de services entre particuliers, avec échange monétaire, par l’intermédiaire d’une plateforme.
• Wikipédia : partage de connaissances entre particuliers, sans échange monétaire, par l’intermédiaire d’une plateforme.
• Couchsurfing : partage d’un bien (logement) entre particuliers, sans échange monétaire, par l’intermédiaire d’une plateforme.
Caractéristiques des plateformes de la « nouvelle économie »
Plateforme | Actif échangé/ partagé | Service | Relation de particulier à particulier | Echange monétaire | Intermédiation |
---|---|---|---|---|---|
Uber | Voiture | Conduite | Oui | Oui | Plateforme |
Airbnb | Logement | Secondaire (accueil, nettoyage,…) | Oui | Oui | Plateforme |
Deliveroo | Non | Livraison | Oui | Oui | Plateforme |
AMT | Non | Divers, réalisé en ligne | Non, relation c2c [3] ou b2c [4] | Oui | Plateforme |
Listminut | Non | Divers, généralement à domicile | Oui | Oui | Plateforme |
Wikipédia | Pas d’actif physique, mais des connaissances |
Aucun | Oui | Non | Plateforme |
Couchsurfing | Logement | Non, ou secondaire | Oui | Non | Plateforme |
Du point de vue des caractéristiques représentatives de la « nouvelle économie », on constate donc une forte hétérogénéité au travers des différentes plateformes. Certaines permettent de mettre à profit un actif (Uber ou Airbnb). D’autres font simplement l’intermédiaire entre un prestataire de service et un usager. Parfois, ce service est localisé et implique un contact physique entre le prestataire et l’usager (Listminut ou Deliveroo). Dans d’autres cas, il s’agit de tâches réalisées en ligne. Le service n’est alors pas localisé et il n’y a pas de contact direct entre prestataire et usager (Amazon Mechanical Turk). On parle dans ce cas de « crowdworking ».
Du point de vue des bénéfices sociaux et écologiques apportés, il est légitime d’être sceptique. Si certaines plateformes portent bien ces valeurs dans leur projet (par exemple wikipédia ou couchsurfing, réelles plateformes de partage sans but lucratif), ce n’est pas le cas des autres : la majorité des plateformes en ligne sont en fait des entreprises commerciales et répondent à une logique de fonctionnement motivée par la maximisation de leur profit, dans un but, classique, de rémunération de l’actionnariat. En 2015, Airbnb était valorisé à 24 Milliards de dollars et avait réalisé 900 millions de chiffre d’affaire [5], concurrençant les plus grands groupes hôteliers de la planète ! La même année, Blablacar opérait une levée de fonds de 177 millions d’euros [6] tandis que Uber dépassait la valorisation de 50 milliards de dollars [7]. Une image assez éloignée de celle que l’on peut se faire d’une économie du partage et de la collaboration, et plus proche d’un « capitalisme de plateforme ».
Dans un tel contexte, on le voit, l’emploi du terme « économie collaborative » ou « économie du partage » est clairement abusif. Il est pourtant utilisé autant par les plateformes elles-mêmes que par les médias, ce qui a pour conséquence d’induire en erreur les usagers, les travailleurs, ainsi que les décideurs politiques chargés de réglementer leur activité.
Étant donné que l’unique dénominateur commun de ces activités est l’intermédiation via une plateforme numérique, il serait plus approprié de parler tout simplement d’ « économie de plateforme »…
Une économie… en roue libre
Aujourd’hui, en Belgique, la réglementation entourant l’activité des plateformes est floue. Ceci est dû à la lenteur de l’adaptation de la législation à de nouvelles formes de modèle économique et d’organisation du travail, mais également à une volonté politique d’agir de manière libérale, de ne pas étouffer « l’innovation ».
Les plateformes profitent de ce flou juridique, qui leur permet d’échapper à leurs responsabilités sociale et fiscale. D’une part, le flou autour du statut des travailleurs des plateformes leur permet de suivre un modèle qui s’apparente, en fait, à une externalisation/sous-traitance complète de leur activité. On parle souvent d’ « ubérisation de l’économie » pour décrire ce modèle. Ainsi, Uber ne possède aucun véhicule et n’emploie pas de chauffeurs (ceux-ci sont considérés comme indépendants) mais tire pourtant des bénéfices de chacune de leurs courses. En évitant ses responsabilités en matière sociale, Uber concurrence donc de manière déloyale les travailleurs du secteur du transport. D’autre part, l’absence de localisation physique de l’entreprise lui permet facilement d’échapper à l’impôt. On parle aussi de « capitalisme sans entreprise » pour désigner ce type de « business model » [8].
De plus, Uber tire davantage de valeur des données personnelles et de localisation qu’elle obtient des usagers et des chauffeurs que de ses activités de transport en tant que telles. Ceci pose également des questions sur la propriété et son usage des données récoltées.
Il importe donc de s’attaquer aux « trous » juridiques existants à différents niveaux (droit du travail, fiscalité, protection des données). A défaut, on assisterait à l’émergence d’une économie informelle dans le secteur des services, coupée du droit du travail, rassemblant les travailleurs les moins qualifiés et les plus démunis dans des conditions précaires, au service de grands groupes capitalistiques profitant d’une position dominante grâce à un monopole sur l’accumulation des données numériques.
Le statut des travailleurs des plateformes
Des travailleurs en zone grise
Le 5 octobre 2017, la proposition de loi (Open VLD) « relative à la pénétration, à l’occupation ou au séjour illégitimes dans le bien d’autrui » a été adoptée par la Chambre des Représentants. Les occupations d’immeubles avaient jusqu’alors été traitées comme une matière purement civile (règlement entre particuliers). Cette nouvelle législation pénalise l’occupation de bâtiments vides.
Le capitalisme sans entreprise utilise de nouvelles formes d’emploi, hors de la distinction binaire salarié/indépendant, qui forme pourtant la base de notre droit du travail et de la sécurité sociale. Un droit fondé sur le modèle du compromis fordiste : en échange de sa liberté d’action, qu’il loue à un employeur, le salarié acquiert la possibilité de s’insérer socialement et bénéficie d’une sécurité d’existence, garantie par un cadre réglementé et complexe offrant une série de droits (sécurité contre le licenciement, représentation collective, revenu de remplacement en cas de perte du travail, de maladie ou de mise à la retraite,…). Cette sécurité, couplée à un collectif fort, rend acceptable (ou raisonnable) la perte partielle d’autonomie liée au statut de salarié. Beaucoup l’estiment même plus désirable que l’emploi indépendant. Elle est fondée autour d’une relation de travail type : un travail à plein temps et de durée indéterminée dans le cadre d’une relation de subordination.
Il existe cependant des formes d’emploi n’entrant pas dans ce cadre : depuis la fin des années ‘80, l’organisation du travail a évolué afin de s’adapter aux nouveaux modes de production. La production à flux tendus, l’intensification de la concurrence et les progrès techniques exigent des travailleurs qu’ils soient plus flexibles et autonomes. On a alors vu l’apparition et/ou l’intensification de catégories d’emploi atypiques (s’éloignant de la relation de travail-type) : le travail temporaire, le travail à temps partiel, le travail intérimaire et autres relations d’emploi multipartites, ainsi que les relations de travail déguisées (faux indépendants) [9].
La digitalisation participe à l’élargissement de ce champ de l’emploi atypique, en créant deux nouvelles formes de travail :
• le travail de plateforme géo-localisé : il s’agit d’un travail réalisé suite à la mise en relation, via une plateforme, d’un travailleur et d’un usager, et qui nécessite une présence physique sur le lieu de travail. Par exemple les livreurs Deliveroo, les chauffeurs Uber, divers petits boulots via la plateforme Listminut,… ;
• le crowdworking : il s’agit de travail réalisé suite à la mise en relation, via une plateforme, d’un employeur et d’un travailleur. Ce dispositif ne nécessite pas de présence physique sur le lieu de travail : les tâches sont réalisées en ligne. Il peut s’agir de « micro-tâches » généralement peu qualifiées (comme l’encodage de données), ou de « macro-tâches » généralement plus qualifiées comme la traduction d’un texte, des conseils juridiques, la réalisation d’une affiche… [10]
Le crowdworking est particulièrement préoccupant d’un point de vue social puisqu’il met en compétition des travailleurs de pays éloignés (avec des attentes de revenus dissemblables, dans un contexte de suroffre de travail), ce qui s’apparente à une forme extrêmement agressive de dumping social. Il n’offre pas toujours de garantie de paiement et isole les travailleurs, qui œuvrent dans une totale opacité (sans nécessairement savoir pour qui ils travaillent ni pour quel résultat final !...).
Le problème du travail géo-localisé est différent. Les travailleurs sont normalement soumis aux réglementations sociales des juridictions où prend place leur activité. Malgré tout, la classification binaire salarié / indépendant pose problème. En Belgique et dans les états européens, une relation de travail salariée suppose une relation de subordination liant l’employeur et le travailleur.
Plus particulièrement, en droit belge, la loi-programme du 27 décembre 2006 sur la « Nature des relations de travail » fixe quatre critères généraux permettant d’apprécier l’existence d’un tel lien :
• la volonté des parties exprimée dans la convention (qui correspond à l’exercice effectif de la relation de travail) ;
• la liberté d’organisation du temps de travail ;
• la liberté d’organisation du travail ;
• la possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique.
A ces critères généraux, s’ajoutent des critères spécifiques (qui peuvent être fixés par Arrêté Royal à la demande d’un secteur), et des critères neutres (« impuissants à qualifier adéquatement la relation de travail »). Il existe également un système de présomption, fixé par la loi du 27 juin 1969, permettant d’étendre le champ d’application de la sécurité sociale des travailleurs salariés à des personnes non liées par un contrat de travail.
Dans l’économie de plateforme, on trouve deux cas de figure problématiques :
• le faux travail indépendant, qui réunit toutes les caractéristiques d’un lien de subordination mais s’exerce (prétendument) sous un statut d’indépendant ;
les formes de travail en zone grise, qui comportent des caractéristiques distinctives du travail indépendant et du travail salarié. Par exemple, les livreurs Deliveroo (sous le nouveau modèle qui entrera en vigueur en janvier 2018) [11] sont soumis à un certain contrôle hiérarchique (évaluations, sanctions, conditions de recrutement) et à des limitations de leur liberté d’organisation du travail (fixation des prix, fixation du trajet) mais demeurent libres d’organiser leur temps de travail [12].
• Les travailleurs de la zone grise se trouvent généralement sous le statut d’indépendants.
Dans les deux cas, ces formes d’emploi représentent un danger, car elles provoquent un glissement de l’emploi du cadre hautement sécurisé et réglementé du salariat vers l’emploi indépendant. Pire, les plateformes conservent les avantages patronaux liés au salariat (lien de subordination), tout en en évitant ses « désavantages » (paiement de cotisations à la sécurité sociale, couverture d’assurance, respect des conventions collectives de travail, mise à disposition des outils de travail, indemnités de licenciement,…) et continuent à prélever une rente sur l’activité des travailleurs !
L’idée généralement vendue par les opérateurs de plateformes est que celles-ci offrent du travail facilement accessible et flexible à des personnes à la recherche d’un petit complément de revenu ou en phase d’insertion sur le marché du travail. On peut cependant légitimement douter de cette affirmation. En réalité, dans le contexte de chômage actuel, de nombreux travailleurs des plateformes subsistent par cette seule activité. On peut donc craindre qu’au lieu de supporter l’insertion des jeunes vers un emploi stable, ce soit le contraire qui se produise. En concurrençant de manière déloyale l’économie formelle, le travail de plateforme pourrait vite gagner en « parts de marché », et se substituer, partiellement mais réellement, au travail salarié. C’est bien cette logique libérale, prônant la fin du salariat, qui est proposée. D’un système fondé sur des droits collectifs et sur lequel reposent des mécanismes de solidarité forts, on passerait à un système composé d’une multitude d’ « autoentrepreneurs » (ou « micro-entrepreneurs ») se trouvant hors des mécanismes collectifs de protection sociale. Cette nouvelle classe de travailleurs, prétendument libérée des liens de subordination, aurait, en fait, un pouvoir de négociation nul dans un contexte de suroffre de travail. Elle regrouperait des travailleurs peu qualifiés et des chômeurs « activés », face à une classe de travailleurs très qualifiés, capables d’opérer dans l’économie digitale, salariés et bénéficiant toujours de protections sociales fortes…
Il ne faut donc pas tomber dans le piège de l’économie « collaborative » : les activités des prestataires des plateformes doivent être considérées simplement comme « du travail », qu’elles soient réalisées de manière récurrente ou non, par des professionnels ou non. Pour protéger l’ensemble des travailleurs, elles doivent tomber sous un même régime et offrir les même droits aux prestataires.
Il convient cependant d’apporter un petit élément relativisant quant à l’impact négatif des plateformes sur le marché de l’emploi. Toutes les plateformes ne concurrencent pas des formes de travail existantes. Dans certains cas, elles opèrent dans des secteurs se trouvant déjà dans le champ de l’économie informelle. Par exemple, un certain nombre de tâches proposées via la plateforme Listminut entrent dans cette catégorie (babysitting, jardinage, petites réparations, promenade d’animaux domestiques,…). Ici, l’intermédiation d’une plateforme pourrait même contribuer, de façon bénéfique, à une certaine « formalisation » des relations de travail.
L’enjeu autour de la régulation des plateformes est donc bien de savoir les distinguer au cas par cas, selon leurs caractéristiques, et d’ensuite leur appliquer une réglementation appropriée. Les plateformes issues d’une réelle « économie du partage » à but non lucratif (mais social) devraient être encouragées, tandis que les plateformes concurrençant, de manière déloyale, des activités professionnelles existantes, doivent impérativement être régulées.
C’est pourquoi il faut fixer un cadre clair et commun autour du statut des travailleurs de plateforme. En Belgique, les politiques ne montrent malheureusement aucune intention d’aller en ce sens. Bien au contraire, les mesures mises en place jusqu’à aujourd’hui dans le but « d’encadrer » l’économie de plateforme en Belgique formalisent des pratiques concurrentielles déloyales et entretiennent le flou autour du statut des travailleurs.
La législation existante en Belgique
En 2016, le Ministre chargé de l’Agenda numérique, Alexander De Croo, a développé une réglementation permettant aux plateformes de se faire agréer en tant que « plateforme collaborative », et de bénéficier d’un régime fiscal favorable. Les revenus des activités effectuées via une plateforme agréée sont taxés, à la source, à un taux de 10%. Ce taux de 10% s’applique sur 5.100 €/an. Les revenus supplémentaires doivent être déclarés en tant que revenus divers (et sont taxés à un taux de 33%).
En janvier 2018, le projet de loi concernant « le travail associatif, les services occasionnels entre citoyens et l’économie collaborative via une plateforme reconnue » devrait entrer en vigueur. Il augmente le plafond annuel à 6.000 €/an (avec un plafond mensuel de 1.000 €) et réduit le taux préférentiel à 0%...
Bien entendu, cette mesure ne clarifie pas le statut des prestataires. Pire : elle encourage le travail dans l’économie informelle de plateforme, en y incitant par un régime fiscal favorable. Elle nuit donc au financement de la sécurité sociale, nie la protection des travailleurs et organise une concurrence déloyale avec les emplois réguliers. De plus, cette législation ne prévoit pas de conditions spécifiques pour qu’une plateforme puisse se faire agréer. Elle ne prévoit, en outre, aucune limitation au niveau des activités entrant efn compte. Cela suppose, en principe, que n’importe quelle entreprise pourrait faire travailler des prestataires via une plateforme se réclamant de l’économie collaborative et échapper ainsi à ses devoirs en tant qu’employeur. On sent, ici, réellement, une volonté politique de précarisation de l’emploi, qui s’inscrit dans un objectif de réduction des coûts de la main-d’œuvre et de flexibilisation du travail.
En matière de crowdworking, aucune intention de légiférer ces activités n’a été communiquée à ce jour.
Quelles solutions ?
Concernant le statut des travailleurs de plateformes « géo-localisés », il s’agit prioritairement d’appliquer la législation existante pour requalifier les faux indépendants en salariés. Pour les travailleurs se trouvant dans la zone grise entre les statuts d’indépendant et de salarié, on peut envisager trois types de solution :
1. La création d’un « troisième statut »
La création d’un statut de « travailleur autonome » a été proposée par le Ministre fédéral de l’Emploi, Kris Peeters, dans sa note de politique générale, présentée fin octobre 2016. La définition, à affiner, du travailleur autonome était la suivante : « un travailleur qui exécute un contrat, en échange d’un salaire et d’un investissement dans des opportunités de développement, et où les objectifs et résultats à atteindre sont fixés de commun accord. (…) Dans l’exécution de cette mission, le travailleur autonome détermine, dans les limites des contours et budgets fixés de commun accord, à partir d’où, quand et comment il remplit cette mission. »
A ce jour, cette piste est très floue et donc…difficilement envisageable. Il n’y a, par exemple, aucune indication sur la façon dont les droits et devoirs de toutes les parties concernées peuvent être garantis en droit du travail et en matière de sécurité sociale… A première vue, ce flou permettrait de diluer le statut de salarié dans un nouveau statut, plus précaire. D’autant plus qu’un contrat fixé « de commun accord » bénéficierait forcément aux employeurs, compte tenu du déséquilibre des forces prévalant lors de négociations individuelles.
La création d’un troisième statut pourrait pourtant s’envisager, théoriquement, dans une tout autre optique. Plutôt que de régulariser de nouvelles formes d’emploi, plus flexibles mais éminemment précaires, un nouveau statut de « travailleur économiquement dépendant » pourrait être pensé comme bénéficiant d’une sécurité proche de celle de l’emploi salarié, tout en profitant d’une autonomie accrue (dont le travailleur aurait véritablement l’usage) : l’occasion de libérer le salariat de la subordination, tout en conservant les droits sociaux qui lui sont liés…
2. L’élargissement du statut de salarié aux travailleurs de la zone grise
A priori, ce serait la meilleure solution pour garantir un maximum de droits aux travailleurs. Techniquement, il existe deux pistes pour arriver à ce résultat, compte tenu de la législation existante :
• laisser les secteurs concernés fixer des critères spécifiques de subordination, comme le permet la loi du 27 décembre 2006 sur la nature des relations de travail. Cela aurait l’avantage d’impliquer directement les secteurs pour élaborer une solution. Cependant, le processus est lourd car il nécessite de réunir des preuves d’un lien de subordination en cas de conflit. Il serait donc difficilement applicable ;
• étendre la mise à disposition aux travailleurs des plateformes (soit prévoir une nouvelle exception à l’interdiction de mise à disposition de travailleurs). Cela permettrait d’encadrer la relation de travail en identifiant un employeur précis (l’intermédiaire professionnel), auquel incombera le respect des obligations contractuelles.
En termes de mise à disposition, un précédent existe avec la cas de la société SMart. SMart est une société coopérative qui entretenait, jusqu’il y a peu, une relation d’intermédiaire entre la plateforme Deliveroo et ses travailleurs. Les coursiers Deliveroo signaient un contrat de travail avec la SMart qui, en tant qu’employeur, facturait les prestations de ces travailleurs à la plateforme et se chargeait de l’administration fiscale et sociale. Ce mécanisme bénéficiait, en fait, à Deliveroo, puisque la relation de travail qu’elle entretenait avec ses coursiers rassemblait alors tous les critères d’un lien de subordination. Sur le plan légal, les coursiers auraient donc pu être considérés comme des salariés de Deliveroo. Cependant, cette situation était meilleure pour les travailleurs qu’un statut de faux indépendant. Ils bénéficiaient, entre autres, d’un salaire horaire et d’une assurance responsabilité civile et accidents de travail. Par ailleurs, la SMart avait entamé un processus de concertation sociale avec les syndicats, qui devait (ou aurait pu) aboutir à une CCT...
Le 25 octobre 2017, Deliveroo a rompu ses liens avec la SMart. Cela peu après l’annonce de l’entrée en vigueur prochaine de la deuxième loi De Croo sur l’économie collaborative… Deliveroo signe désormais des contrats commerciaux avec ses coursiers, qui sont considérés comme des « entrepreneurs ». Sous ce nouveau modèle, les travailleurs sont payés à la livraison et ne bénéficient d’aucune assurance. En contrepartie ils disposent d’une plus grande flexibilité (« ils peuvent choisir des créneaux de travail à l’avance, se présenter en dernière minute, annuler à tout moment et travailler où ils veulent » [13]), ce qui les replonge dans la zone grise et rend difficile leur requalification sous un statut de salarié.
Cet exemple indique que l’extension de la mise à disposition des travailleurs pourrait être une solution pragmatique pour, d’une part, continuer à assurer le financement de la sécurité sociale et, d’autre part, garantir une protection sociale et une représentation collective aux travailleurs. Elle a pourtant ses limites. Tant que les autorités publiques accepteront que des travailleurs se trouvent dans l’irrégularité de statut (zone grise ou faux indépendants), les plateformes continueront à profiter de la situation et la préfèreront à une mise à disposition. Il ne faut, par ailleurs, pas non plus que la mise à disposition se substitue à l’emploi salarié classique…
3. L’extension du champ de la sécurité sociale aux travailleurs de la zone grise
Cette solution est applicable dans le cadre du système de présomption de subordination de la loi du 27 juin 1969, qui permet une extension du champ d’application de la sécurité sociale des travailleurs salariés à une série « de personnes qui, sans être liées par un contrat de travail, fournissent des prestations de travail sous l’autorité d’une autre personne ou qui exécutent un travail selon des modalités similaires à celles d’un contrat de travail. » Parmi cette catégorie, on retrouve, par exemple, les étudiants, les chauffeurs de taxis ou encore les artistes. Cette piste ouvrirait le droit aux prestations de sécurité sociale aux travailleurs des plateformes. Par contre, elle ne règle pas la question de leur statut sous l’angle du droit du travail. Les travailleurs ne seraient pas reconnus comme salariés, ils ne seraient donc pas soumis aux CCT, ni aux limites en matière de temps de travail,… A cette fin, cette piste devrait s’accompagner de l’introduction d’une présomption de statut salarié, comme déjà prévu par la loi du 3 juillet 1978 sur les contrats de travail en ce qui concerne une série de métiers.
Concernant les travailleurs des plateformes de crowdworking, la Confédération des Syndicats Européens (CES) [14]
estime que les autorités publiques devraient mettre en œuvre un contrôle sur les conditions d’utilisation des plateformes et vérifier qu’elles respectent un certain nombre de standards minimums, entre autres :
• le respect du droit du travail et des salaires minimums ;
• des conditions de travail équitable ;
• l’accès à une protection sociale ;
• le droit d’organisation, d’action collective et de négociation collective des travailleurs…
La fiscalité des revenus des plateformes
Si la loi De Croo sur l’économie collaborative entend réglementer la fiscalité des revenus des travailleurs des plateformes, elle ne cherche en aucun cas à réguler la fiscalité sur les revenus des plateformes elles-mêmes.
Pourtant, l’économie des plateformes accentue les risques d’évasion fiscale, en permettant à des multinationales d’acquérir une part de marché importante, même parfois dominante, dans des secteurs jusque-là contrôlés par des compagnies nationales [15]. En effet, elle se développe dans des segments de marché liés à des services souvent prestés localement. Une fois ces marchés captés par des multinationales, les revenus qui en sont issus ont de fortes chances d’être dispersés à travers le monde dans des montages fiscaux complexes ! De plus, les multinationales du numérique ont une facilité supplémentaire à établir de tels montages, eu égard à leur nature immatérielle.
La solution serait de taxer les revenus des opérateurs de plateforme là même où ils sont générés, c’est-à-dire là où prend place l’activité du travailleur...
La propriété et l’usage des données numériques
En utilisant les plateformes, les travailleurs et les usagers génèrent des données. Il s’agit de données personnelles (âge, sexe, domicile,…), sur leurs habitudes de consommation, leurs revenus, leur localisation,… Deux enjeux sont liés à la propriété de ces données. L’un concerne la dépendance des utilisateurs à la plateforme. L’autre concerne l’usage de ces données. Dans les deux cas, il s’agit de limiter l’effet de formation de monopoles, lié à l’accumulation de données.
En effet, plus une plateforme compte de membres, plus la communauté d’utilisateurs permet de créer des liens, et plus elle est efficace. Il existe donc un effet « naturel » de concentration monopolistique dans l’économie de plateforme.
Systèmes de ratings et « e-réputation »
Par le contrôle des données personnelles, les opérateurs créent une dépendance économique des travailleurs envers leur plateforme. En effet, les plateformes fonctionnent souvent avec un système de « ratings », c’est-à-dire qu’une fois le service effectué par le prestataire, le « client » peut lui attribuer une note et/ou laisser un commentaire. Toutes ces notes et commentaires vont former l’ « e-réputation » du travailleur, sur laquelle d’autre usagers vont se baser pour décider de faire appel ou non à ses services. En principe, les prestataires avec une bonne e-réputation auront une probabilité plus grande de « gagner un marché ». Dans certains cas, une certaine égalité existe puisque les prestataires peuvent également donner une note aux « clients ». Au bout du compte, un travailleur qui déciderait de quitter une plateforme pour en rejoindre une autre se trouverait confronté à des coûts de transferts importants. En effet, il devrait se reconstruire une réputation à partir de zéro, face à des concurrents peut-être déjà bien installés. Ce mécanisme crée la dépendance économique des travailleurs. A son tour, cette dépendance conforte la position concurrentielle dominante des plateformes déjà installées sur le marché.
Un moyen de réduire cette dépendance serait d’assurer la portabilité des données réputationnelles. Cela signifie que les travailleurs auraient « une réelle possibilité de quitter la plateforme en emportant avec eux leurs évaluations » [16]
vers une plateforme concurrente.
De fait, l’article 20 du règlement européen du 27 avril 2016 (General Data Protection Regulation, GDPR) consacre déjà un droit à la portabilité des données personnelles. Cependant un conflit persiste dans la définition à donner à une donnée à caractère « personnel ».
La privatisation des données : danger !
L’âge du numérique nous plonge dans un monde dans lequel la matière première la plus demandée est devenue immatérielle : les données numériques ! Il faut prendre pleine conscience de cela. Beaucoup de plateformes dégagent une plus-value supérieure de la captation de ces données que de leur activité propre. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil sur le top 10 des sociétés les mieux valorisées en bourse : on y retrouvera systématiquement en tête les fameux GAFA : Google, Amazon, Facebook (désormais remplacé par son homologue chinois, Tencent) [17] et Apple, leaders du secteur des technologies. Il s’agit des plus grosses sociétés captatrices de données, innovantes dans le Big Data (analyse de très grands volumes de données). Pourquoi donc Facebook, une société qui n’emploie « que » 17.000 employés [18], ne produit aucun bien et ne possède qu’un actif bilantaire marginal serait-elle valorisée à plus de 500 milliards de dollars ? Parce qu’elle produit des informations permettant de faire du marketing extrêmement ciblé. Il existe là une valeur commerciale énorme. On constate, avec l’émergence de cette oligarchie du numérique représentée par les « GAFA », que cette valeur se concentre entre les mains de quelques grands groupes capitalistiques.
Avec le développement des objets connectés et de l’internet haut débit, l’accumulation et le traitement des données permettront demain non pas seulement de guider et d’anticiper les « envies » des consommateurs mais aussi de gérer le trafic urbain, de prévenir les maladies et les accidents, de gérer les dépenses énergétiques, l’alimentation,… Elles viendraient ainsi se substituer à certaines activités autrefois gérées par le domaine public. Ce phénomène remet donc en question la durabilité de nos services publics, qui ne sauraient rivaliser face à une gestion de la ville « intelligente », dirigée par des algorithmes alimentés en données par les applications privées. Cela est d’autant plus vrai dans le contexte actuel d’austérité, qui empêche le secteur public d’offrir un service de qualité et plus encore d’innover, ou même de s’adapter à l’innovation. On se dirigerait alors vers une gestion privatisée des biens et services autrefois collectifs, aux mains de l’oligarchie du numérique. Une telle gestion privée s’emparerait de nos données uniquement à des fins de profit, aux dépens de l’intérêt commun. Comme le note Pierre-Paul Maeter [19], cette « gouvernementalité algorithmique » pourrait même conduire « à l’éviction du débat politique, démocratique » en le remplaçant par l’analyse statistique, à laquelle est associé un caractère d’objectivité plus robuste, presque incontestable.
En guise de conclusion provisoire…
Il est impératif de fixer un cadre et de réguler les plateformes, qui se déploient pour l’instant de manière « anarchique », ce qui favorise l’émergence de nouvelles formes de dumping social. Il convient d’identifier différentes ‘sortes’ de plateformes, afin de leur appliquer des niveaux de régulation [20]
appropriés. L’économie de plateforme peut avoir des retombées positives en termes d’économie circulaire et durable. Dans certains cas, il peut donc être envisagé de lui appliquer une régulation allégée. Il faut cependant être particulièrement attentif à ce que cela ne crée pas de concurrence déloyale entre travailleurs [21]
.
Dans ce cadre, afin de mettre fin à la concurrence déloyale qui existe entre l’économie de plateforme et l’économie « classique », il s’agit :
1. en matière de législation sur le travail, de :
• requalifier les faux indépendants en salariés lorsque cela est d’application (existence d’un lien de subordination) ;
• clarifier la situation des travailleurs se trouvant dans la « zone grise », entre salariés et indépendants, sans toutefois passer par la création d’un nouveau statut ;
• mettre fin à la mise à disposition de travailleurs lorsqu’elle n’est pas justifiée (cas SMart/Deliveroo) ;
• s’opposer à la Loi De Croo, dans le but de mettre fin à des formes de travail précaire qui sortent du cadre de l’emploi salarié et - ne garantissent pas de droits et protections suffisantes aux travailleurs,
ne participent pas au financement de la sécurité sociale.
2. en matière de législation fiscale, de taxer le revenu des plateformes, de manière effective, là où prend place leur activité.
Concernant le respect de la vie privée, l’usage des données, et la collaboration avec les autorités de régulation, la portabilité des données [22] doit permettre, d’une part, aux usagers, un accès à leurs données personnelles et, d’autre part, une concurrence plus saine entre plateformes. L’accès aux données statistiques doit être donné aux autorités publiques, afin de permettre au régulateur de contrôler le caractère lucratif (ou non) de l’activité des plateformes et d’être en mesure d’en évaluer l’impact sur l’économie et le marché du travail : il est essentiel de se réapproprier la propriété des données numériques des citoyens et des citoyennes et d’en assurer un contrôle public, afin de garantir une meilleure gestion démocratique de la ville, dans un but d’intérêt collectif ; seul un renforcement du droit sur la question peut nous sauver de la dominance économique du marché.
Comme indiqué dans le récent Rapport des interlocuteurs sociaux sur la digitalisation et l’économie collaborative (CNT), il s’agit de faire une distinction claire entre les plateformes à but lucratif et celles qui relèvent d’échanges de biens et/ou de services sans but de lucre :
• hors accord sectoriel, refuser toute forme de régulation allégée en faveur de l’économie de plateforme à finalité lucrative, que les prestations soient récurrentes ou non ;
envisager une régulation allégée uniquement pour les plateformes non lucratives, dont celles impliquant une rémunération destinée à couvrir le seul coût d’usage (partage des coûts) ; [23]
• ces plateformes sont de « vraies plateformes collaboratives », sans but commercial, bien qu’elles impliquent un échange monétaire ; cette régulation devra s’accompagner d’un contrôle par les autorités, basé sur des critères définis par les interlocuteurs sociaux sectoriels, afin de vérifier le caractère non lucratif des activités visées.
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La révolution technologique ici brièvement décrite agit, pour le moment, aux marges du marché du travail. Mais elle en menace le cœur. Aujourd’hui, ces nouveaux segments d’activités (zone grise) ne sont pas encore (ou peu) couverts par les organisations syndicales.
En réalité, nous ne pensons pas qu’il convienne de lutter frontalement contre les innovations technologiques, ni même de nier le fait qu’elles puissent être porteuses de progrès (par exemple pour les consommateurs). Il faut, au contraire, défendre les innovations et le progrès, pourvu qu’ils mènent à un bien-être général ! Il faut donc réguler ces évolutions afin que chaque partie en tire des bénéfices (respect des acquis sociaux et récolte des fruits de ces nouveaux modèles). Finalement, les organisations syndicales et les mouvements d’éducation permanente ont un rôle déterminant à jouer dans la compréhension de ces nouveaux processus d’exploitation capitaliste et dans une défense, elle aussi innovante, des droits des « travailleurs » impliqués dans l’économie des plateformes !