Alors qu’avant la crise covid, les inondations de juillet 2021 et l’augmentation générale du coût de la vie, une personne sur cinq en Belgique subissait déjà la précarité énergétique, ces chiffres sont en train d’exploser. Pour beaucoup, les factures d’énergie deviennent impayables, se chauffer un luxe et la douche chaude un privilège. Et de nombreux indépendants, artisans, associations et PME peinent à maintenir leurs activités à flot. La flambée des prix de l’énergie qui s’accompagne d’une forte hausse des prix d’autres produits de première nécessité risque ainsi de paupériser une partie de la population belge et bouleverse les équilibres économiques.

Face à cette crise, les gouvernements prennent des mesures, certes nécessaires mais souvent de court terme, peu différenciées et insuffisantes. Pour pouvoir discuter de solutions structurelles, il est essentiel de cerner les différents facteurs qui expliquent l’inflation en cours, tout autant que de comprendre comment elle affecte les ménages.

C’est le défi que nous nous sommes donné en consacrant trois publications sur la question, qui s’intéressent respectivement aux causes, aux conséquences puis aux solutions possibles pour lutter contre l’inflation et la paupérisation qu’elle engendre. Dans cette deuxième note, nous étudions les conséquences socioéconomiques de l’inflation en cours.

Nous parcourons successivement les conséquences de la flambée des prix sur le pouvoir d’achat des ménages, l’économie et, enfin, l’environnement.

Une paupérisation des classes sociales inférieures et de certains pans de la population

La forte inflation que nous connaissons aujourd’hui et l’envolée des prix de l’énergie ont des conséquences directes sur le pouvoir d’achat des ménages. Pour les contrats à prix variables, la facture moyenne d’électricité d’un ménage belge pourrait passer de 936€ fin 2019 à 2.522€ fin 2022 et de 1.072€ à 7.167€ pour le gaz, soit une augmentation totale de 640€ par mois en moyenne [1]. En outre, l’inflation dans les autres rubriques (alimentation, transport, horéca, logement) touche particulièrement les premiers déciles de revenus.

Des mécanismes de protection existent ou ont été mis en place pour protéger les ménages des pertes de pouvoir d’achat : l’indexation automatique des salaires et des allocations sociales, l’extension du tarif social aux personnes bénéficiant du statut BIM, les chèques énergie, etc.

Dans cette première section, nous tentons de cerner quel est l’impact de la crise énergétique sur le pouvoir d’achat des ménages en analysant les différents mécanismes de compensation : d’abord l’indexation automatique des salaires ; ensuite, les autres mesures de compensation qui ont été prises par nos gouvernements. Nous nous focalisons dans un premier temps sur le seul choc énergétique en nous aidant de la récente étude publiée par la KUL sur le sujet [2]. Ensuite, nous tentons de tirer quelques conclusions générales en intégrant l’inflation dans les autres rubriques.

L’indexation des salaires et allocations, un mécanime vital

En Belgique, l’indexation automatique des salaires et des allocations sociales permet de compenser, avec retard, les pertes de pouvoir d’achat liées à l’inflation. C’est le meilleur rempart contre l’appauvrissement instantané des ménages et le plus universel.

L’étude de la KUL, qui se limite à la hausse du coût de l’énergie, montre premièrement que l’indexation automatique des salaires protège efficacement la population belge. Ainsi, en tenant compte de l’impact de l’inflation sur l’épargne, l’étude de la KUL montre qu’en moyenne l’indexation des salaires compense la totalité du surcoût lié à l’énergie.

Cependant, l’étude de la KUL montre aussi que l’indexation automatique des salaires protège moins bien les travailleurs des premiers déciles de revenus et tend à creuser les inégalités de revenus. Ainsi, selon leur étude, le surcoût lié à l’énergie est, en moyenne, compensé par l’indexation à partir du 4ème décile de revenus. Pour les déciles 1 à 3, l’indexation ne couvre pas l’entièreté de la hausse des coûts alors que pour les déciles 5 à 10, l’indexation dépasse en moyenne la hausse du coût de l’énergie. Cela s’explique par deux facteurs :

  • L’indexation automatique est basée sur l’évolution du panier de biens de consommation moyen. Or, les produits énergétiques constituent une part plus importante du panier de consommation des ménages appartenant aux quatre premiers déciles de revenus. Ces quatre premiers déciles font donc face à un taux d’inflation supérieur à celui qui est pris en compte dans le cadre de l’indexation. L’étude de la KUL montre que les différents déciles de revenus dépensent à peu près la même chose en termes absolus en énergie (voir tableau ci-dessous). Mais, en pourcentage des dépenses ou du revenu, les différences sont significatives. Les dépenses d’énergie représentent ainsi 6,3% des dépenses totales du 1er décile contre 3,9% des dépenses totales du 10ème décile [3]. En pourcentage du revenu disponible, les dépenses d’énergie représentent 7,4% du revenu pour le 1er décile et 1,9% du revenu pour le 10ème décile. La différence entre l’approche par dépense et l’approche par revenu tient au fait que les hauts revenus épargnent une partie de leur revenu tandis que les bas revenus ont des dépenses qui dépassent leurs revenus, en raison, notamment, d’un taux d’endettement positif.

Tableau 1 – Dépenses d’énergie par décile de revenus, 2018.

Décile de revenus 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Dépense d’énergie en €/mois 140 143 159 151 155 158 163 159 159 150
Part de l’énergie dans les dépenses totales (%) 6,3 6,4 6,4 5,2 4,5 4,9 4,4 4,4 4,4 3,9
Part de l’énergie dans le revenu disponible (%) 7,4 6,2 5,6 4,5 3,8 3,6 3,4 3 2,7 1,9

Source : Calculs de la KUL sur base de l’enquête EU-SILC (Statbel) [4]

  • L’indexation automatique des salaires se fait proportionnellement au revenu : l’impact en euros pour les bas revenus est beaucoup plus faible que pour les revenus élevés. Dans l’étude de la KUL, l’indexation équivaut à 248€ par mois en moyenne pour le premier décile de revenus contre 946€ par mois en moyenne pour le dixième décile de revenus. La dépense supplémentaire pour l’énergie est à peu près la même pour tous les déciles de revenus, oscillant autour de 310€ par mois (il existe cependant des différences notables au sein de chaque décile de revenus entre les personnes qui bénéficient d’un contrat fixe, variable ou du tarif social). A cela, il faut ajouter l’impact négatif de l’inflation sur l’épargne. Cet effet est plus important dans les derniers déciles de revenus. Au final, les trois premiers déciles de revenus perdent en moyenne du pouvoir d’achat, contrairement aux sept déciles suivants.

L’étude de la KUL montre également qu’il existe une forte hétérogénéité et de nombreux perdants au sein de chaque décile de revenus. Elle estime qu’environ 50% de la population connait des pertes nettes malgré l’indexation. Nous pouvons en effet supposer que certaines catégories de ménages vont être davantage lésés que d’autres :

  • Les indépendant∙es, les freelancers, les travailleurs et travailleuses de l’économie collaborative et certain∙es employée∙s qui n’ont pas droit à l’indexation automatique. Ce sont sans doute les personnes les plus affectées par la crise. En fonction de leur clientèle et de leur rapport de négociation, certain∙es indépendante∙s peuvent se permettent de facturer davantage tandis que d’autres ne le peuvent pas.
  • Les ménages qui ont des contrats d’énergie avec tarifs variables puisque l’indexation se base sur la moyenne de la hausse du coût de l’énergie (les contrats à prix fixes et les contrats au tarif social vont tirer vers le bas le coût moyen de l’énergie et l’indexation ne couvrira pas la totalité de la hausse des coûts pour les contrats avec un tarif variable). Fin août, 40% des ménages belges avaient déjà un contrat à prix variable pour l’électricité. Ce pourcentage augmente mois après mois.
  • Les personnes qui vivent dans des passoires énergétiques, les familles avec enfants ou les personnes âgées qui doivent chauffer correctement leur habitation, etc.

Enfin, nous pouvons pointer d’autres défauts du dispositif d’indexation :

  • L’indexation des salaires intervient avec retard en fonction de modalités qui dépendent de la commission paritaire du travailleur. Pour celles et ceux qui doivent attendre un an, il y a des pertes sèches de pouvoir d’achat.
  • L’indexation est basée sur l’indice santé. Or, l’indice des prix augmente actuellement plus rapidement que l’indice santé (notamment parce que l’indice santé ne comprend pas la hausse du prix du carburant).
  • Les barèmes fiscaux sont indexés une seule fois au 1er janvier. « Avec les hausses de salaire dues à l’indexation, on passe plus vite dans une tranche d’imposition supérieure et on perd donc une partie de la compensation de la perte de pouvoir d’achat à cause de l’imposition » [5]. Pour le personnel travaillant dans la fonction publique par exemple, les salaires ont été indexés cinq fois cette année, le salaire brut a donc augmenté de 10 % mais le salaire net n’a pas augmenté de plus de 6 %. La différence est significative et a également provoqué des pertes de pouvoir d’achat.

De cette première analyse sur l’indexation des salaires, nous retenons deux éléments : le mécanisme d’indexation des salaires protège efficacement les ménages des pertes de pouvoir d’achat. Cependant, à lui seul, il risque de creuser les inégalités de revenus et de fragiliser un certain nombre de personnes (indépendant∙es, freelancers, personnes avec un contrat à tarif variable, salarié∙es sans indexation, ménages vivant dans des passoires énergétiques, etc.). C’est notamment pour ces raisons que d’autres politiques sociales ont été prises par nos gouvernements. Dans la section suivante, nous évaluons les différents dispositifs.

Evaluation des mesures de compensation mises en place par les gouvernements

Pour réduire l’impact de la hausse du coût de l’énergie sur les factures des ménages, le gouvernement a pris différentes mesures : extension du tarif social aux personnes bénéficiant du statut BIM (voir encadré ci-dessous), réduction de la TVA sur l’électricité de 21% à 6%, octroi d’une réduction unique de 100€ sur les factures d’électricité et d’un bon de chauffage de 225€ sur demande. Enfin, le gouvernement a décidé d’accorder des chèques énergie pour les mois de novembre 2022 à mars 2023 aux ménages ayant un contrat variable. Ces chèques s’élèvent à 135€ par mois pour le gaz et à 61€ par mois pour l’électricité, soit 192€ par mois.

Ces mesures ont permis d’absorber une partie de la hausse des factures d’énergie. Selon l’étude de la KUL, plus de la moitié de l’augmentation de la facture d’énergie est compensée par ces mesures pour les deux premiers déciles de revenus. Dans le décile supérieur, il s’agit d’un tiers. Ces mesures ont donc apporté un soutien direct aux ménages.

Cependant, un effet important et peu connu de ces mesures est l’impact qu’elles ont eu sur l’indexation automatique des salaires. En fait, toutes ces mesures de compensation ont freiné la hausse du coût de l’énergie et donc l’inflation et, par ricochet, l’indexation automatique des salaires. La KUL constate que suite à l’introduction de ces mesures, les ménages sont en moyenne plus mal lotis. Cela s’explique par le fait que, pour les personnes à revenus moyens et élevés, la perte liée à une indexation plus faible est plus importante que ce qu’elles gagnent grâce aux mesures.

En revanche, l’impact des mesures est positif pour les premiers déciles de revenus. Les mesures prises ont eu un effet redistributif pour deux raisons. D’abord, parce que les mesures comme le tarif social ont bénéficié davantage aux premiers déciles de revenus. Ensuite, parce que l’ensemble des mesures prises (baisse de la TVA, chèque énergie, tarif social) ont freiné l’indexation automatique des salaires qui favorise davantage les ménages à revenus moyens et élevés.

L’étude de la KUL montre également que les mesures prises par nos gouvernements ont diminué l’hétérogénéité de situations au sein de chaque décile de revenus. Cela s’explique notamment par trois éléments : tout d’abord, elles ont ciblé les personnes ayant un tarif variable, ensuite, elles s’appliquaient également à celles et ceux qui ne sont pas couverts par l’indexation (comme les indépendant∙es) et enfin, elles étaient, pour certaines, proportionnelles à la consommation d’énergie (le tarif social ou la baisse de la TVA) et aidaient en cela davantage les gros consommateurs. Cependant, après l’introduction des mesures, environ 45% de la population connait encore des pertes de pouvoir d’achat.

Au final, pour la seule hausse du coût de l’énergie, l’étude de la KUL montre qu’avec l’indexation automatique des salaires et les mesures de compensation prises par les gouvernements, l’impact moyen est proche de zéro pour tous les déciles de revenus, sauf pour les déciles 2 et 3 qui perdent en moyenne légèrement du pouvoir d’achat. Ces tendances masquent cependant une forte hétérogénéité de situations au sein de chaque décile, comme nous l’avons expliqué précédemment.

Les résultats de l’étude de la KUL montrent donc que les mesures prises par les gouvernements ont conduit à une meilleure protection des bas revenus et à une redistribution des richesses. Elles ont également permis de réduire l’hétérogénéité des situations et de couvrir, quoique toujours partiellement, certaines catégories fortement touchées par la crise comme les personnes ne bénéficiant pas de l’indexation. Mais, elles ont aussi été, dans une mesure non négligeable, un soutien indirect aux employeurs.

Ainsi, une quantité importante d’argent public dispensée dans le but d’aider les ménages sert finalement à soutenir les employeurs. D’autres politiques auraient probablement permis de protéger davantage les ménages : une aide plus ciblée à destination de ceux dont les revenus ne sont pas indexés ou une taxe de crise sur les plus hauts revenus pour réduire les inégalités engendrées par l’indexation.

Au final, qui gagne, qui perd ?

La hausse du coût de l’énergie ne représente qu’une partie de l’inflation. En septembre 2022, elle représentait 48% de celle-ci. En novembre 2022, elle ne représente plus que 34% de l’inflation selon Statbel.

L’inflation dans l’alimentation (+ 14,5%) tend à augmenter : si elle représentait 18% de l’inflation en septembre, elle en représente 26% en novembre 2022. Des biens de première nécessité comme le pain et les céréales (+ 17%) et le lait (+ 21%) voient leur prix s’envoler. L’inflation est aussi marquée dans les transports, les loyers, l’Horéca et les biens et services divers.

Malheureusement, nous ne disposons pas à ce jour d’étude qui analyse l’impact de l’inflation dans ces rubriques par décile de revenus, comme ce que vient de réaliser la KUL pour l’énergie.

Cependant, nous avons des raisons de penser qu’elle touchera davantage les premiers déciles de revenus puisqu’ils sont moins bien couverts par l’indexation des salaires et des allocations sociales pour les raisons citées précédemment : l’indexation est proportionnelle aux revenus et se base sur un panier de consommation qui reflète les habitudes de consommation d’un ménage moyen. Or, l’alimentation, les transports et les loyers, notamment, constituent une part plus importante du panier de consommation des ménages appartenant aux quatre premiers déciles de revenus.

Si nous prenons en considération la flambée des prix dans les différentes rubriques et l’impact des mesures du gouvernement, nous pouvons tirer plusieurs conclusions :

  • De manière générale, l’indexation des salaires protège efficacement les ménages contre l’inflation.
  • Elle tend cependant à mieux protéger les hauts salaires que les bas salaires. Les mesures prises par nos gouvernements diminuent cet effet pour l’inflation liée à l’énergie mais par pour l’inflation dans les autres rubriques. Les inégalités de revenus risquent donc d’augmenter.
  • Les premiers déciles de revenus risquent de perdre du pouvoir d’achat. Concernant l’énergie, selon l’étude de la KUL, l’impact médian est proche de zéro pour les premiers déciles de revenus grâce aux mesures du gouvernement, quoique légèrement négatif pour les deuxième et troisième déciles de revenus. Concernant l’inflation dans les autres rubriques, l’impact devrait être négatif pour les premiers déciles de revenu. En couplant les deux effets, on risque d’assister à une paupérisation des premiers déciles de revenus.
  • Il existe une grande hétérogénéité de situations au sein même des déciles de revenus, en fonction des situations personnelles et des habitudes de consommation. Pour la seule hausse du coût de l’énergie, l’étude de la KUL montre qu’environ 45% des ménages connaissent des pertes de pouvoir d’achat malgré l’introduction des mesures. Les ménages qui vivent dans des maisons bien isolées ou avec des panneaux photovoltaïques, ceux qui bénéficient encore d’un tarif fixe ou ceux qui sont propriétaires pourraient voir leur pouvoir d’achat augmenter. On risque par contre d’assister à une paupérisation des ménages qui ne bénéficient pas de l’indexation automatique, qui vivent dans des passoires énergétiques, qui ont des contrats avec tarifs variables ou qui voient leur loyer indexé. La situation des personnes dont les revenus ne sont pas indexés est particulièrement préoccupante.
  • Pour l’année 2022, il y a eu des pertes de pouvoir d’achat conséquentes en raison des modalités du mécanisme d’indexation des salaires  : l’indexation intervient avec retard et les barèmes fiscaux ne sont indexés qu’au 1er janvier. L’étude de la KUL suppose que l’indexation des salaires intervient au même moment que le choc inflationniste. Nous n’avons donc pas d’estimation pour ces pertes de pouvoir d’achat.
  • Enfin, il est important de rappeler que la plupart de ces mesures ont eu pour conséquence de réduire l’indexation automatique des salaires et donc de bénéficier aux employeurs.
Le tarif social, un mécanisme protecteur pour les premiers déciles de revenus

Suite aux mesures gouvernementales décidées en décembre 2021, tous les bénéficiaires du statut BIM ont droit automatiquement au tarif social. Le tarif social couvre ainsi environ 20% des ménages belges.

Le tarif social est fixé par la CREG tous les trois mois sur base du tarif commercial le plus bas proposé par les fournisseurs d’énergie au cours du mois précédant le trimestre. En outre, le tarif social est plafonné lorsqu’il est supérieur de plus de 10% en électricité et de 15% en gaz au tarif social de la période précédente ou lorsqu’il est supérieur de plus de 20% en électricité et de 25% en gaz à la moyenne des tarifs sociaux des quatre trimestres précédents.

Ce système de plafonnement a permis de limiter la hausse du tarif social. Ainsi, en août 2022, le tarif social permettait aux bénéficiaires de payer 80% moins cher leur gaz naturel et 52% moins cher leur électricité que le prix proposé aux consommateurs non protégés [6]. Cependant, le tarif social a tout de même augmenté de 55% pour l’électricité et de 100% pour le gaz entre le 3e trimestre 2020 et le 3e trimestre 2022 [7]. La facture annuelle moyenne de gaz naturel au tarif social est passée de 276€ par an au 3e trimestre 2020 à 526€ par an au 3e trimestre 2022 et celle d’électricité de 580€ par an à 862€ par an [8].

Contrairement aux chèques énergie ou à la baisse de la TVA, le tarif social est une mesure qui régule les prix et cible les bas revenus. En cela, elle est fortement intéressante. Nous souhaitons toutefois souligner trois points d’attention : le tarif social tend à augmenter de trimestre en trimestre pour se rapprocher à terme des tarifs commerciaux ; le tarif social n’est, pour le moment, étendu aux bénéficiaires du statut BIM que jusqu’au 31 mars 2023 ; enfin, il existe un taux de non-recours au tarif social important. En effet, le statut BIM n’est automatique que dans certaines situations [9]. Le rapport sur la pauvreté et l’exclusion sociale 2022 réalisé par l’université d’Anvers estime que, sur un échantillon de 1900 ménages à bas revenus, le taux de non-recours au statut BIM tourne autour de 39% à 51% pour les 18-64 ans [10].

Ralentissement de l’économie

En 2021, l’économie de la zone euro a enregistré une croissance de 5,3 % [11]. Le mouvement de rattrapage enclenché suite à la crise Covid s’est poursuivi au premier semestre 2022.

Cependant, la guerre en Ukraine a fortement dégradé les perspectives économiques, parce que la Russie est un important exportateur d’énergie mais aussi de produits agricoles (tout comme l’Ukraine). Les craintes d’une pénurie d’énergie en Europe et la spéculation sur le marché du gaz ont provoqué une hausse spectaculaire des prix du gaz naturel puis, par ricochet, de l’électricité.

Au niveau européen, cette flambée des prix a accru l’incertitude sur les marchés et entravé la confiance des entreprises et des ménages. Les prix élevés de l’énergie et de l’alimentation ont également entrainé une contraction du pouvoir d’achat dans de nombreux pays (seul la Belgique, Chypre, le Luxembourg et Malte ont encore un mécanisme d’indexation de l’ensemble des salaires). La crise énergétique pourrait également provoquer une vague de délocalisations des industries hors de l’Europe, dans des pays où l’énergie est moins chère.

Les dernières prévisions du Bureau fédéral du Plan [12] tablent sur une contraction de l’activité économique dans la zone euro au quatrième trimestre de 2022 (- 0,3%) et au premier trimestre de 2023 (- 0,2%). L’activité économique devrait ensuite repartir dans le vert au deuxième trimestre 2023 (+ 0,4%).

Selon le Bureau fédéral du Plan (BfP) [13], l’économie belge a bien résisté à la crise au premier trimestre 2022 grâce à la reprise post-covid, avant de s’affaiblir aux deuxième (0,2%) et troisième trimestres (0,2%). La flambée des prix devrait cependant peser plus lourdement sur l’économie belge durant le dernier trimestre 2022 et en 2023. Ainsi, la croissance économique belge ne devrait pas dépasser 0,5% en 2023. Cela en raison de différents facteurs :

  • La croissance des exportations sera moins forte que prévue. Les prix élevés de l’énergie pénalisent particulièrement les entreprises intensives en énergie. Ces dernières pourraient être amenées à réduire, voire arrêter temporairement leur production, ce qui pèse sur les exportations belges. Les exportations sont aussi freinées par la baisse de la demande au niveau européen, liée aux pertes de pouvoir d’achat. Enfin, selon la Banque nationale de Belgique (BNB), la hausse des coûts salariaux pourrait peser sur la compétitivité et donc sur les exportations. Mais, la BNB souligne que les projections actuelles ne laissent pas présager une spirale salaires-prix durable [14].
  • Le BfP estime que la croissance de la consommation des ménages belges devrait être nulle durant les deux derniers trimestres 2022 et le premier trimestre 2023. « Le revenu disponible réel des particuliers est en effet mis sous pression par la poussée inflationniste […], et ce bien qu’il soit partiellement – et avec un certain retard – protégé par l’indexation automatique des salaires et des allocations sociales » [15].
  • Les investissements des entreprises devraient également ralentir quoique dans des proportions moindres par rapport à la consommation et aux exportations. Les investissements sont en effet stimulés par les différents plans de relance mais freinés par le climat d’incertitude et la remontée des taux d’intérêt de long terme.

En raison de la contraction de la croissance économique, l’emploi devrait sensiblement ralentir durant les deux prochains trimestres, ce qui n’est pas sans conséquence sur le chômage et le pouvoir de négociation des travailleurs.

La flambée des prix a donc de nombreuses répercussions négatives sur l’économie et sur les ménages.

Face à la poussée inflationniste, quelle politique économique préconiser ?

En théorie économique, l’inflation peut provenir de plusieurs sources qui peuvent agir séparément ou en combinaison. Les principales sources sont les suivantes :

  • L’inflation par les coûts de production (augmentation des salaires ou des matières premières) ;
  • L’inflation importée (hausse des prix des biens ou des matières premières importés) ;
  • L’inflation par la demande lorsque la demande s’accroit plus rapidement que l’offre (typiquement quand l’économie est en surchauffe comme au début de la reprise post-covid) ;
  • L’inflation par excès de création monétaire lorsque les banques centrales ont mis un stock de monnaie en circulation trop important par rapport à la quantité de biens et de services offerts ;
  • Et nous pourrions rajouter l’inflation par les profits, lorsque les entreprises ont un pouvoir de marché suffisant pour augmenter leurs prix de manière supérieure à l’augmentation de leurs coûts.



En fonction du type d’inflation, les politiques économiques préconisées doivent être différentes. Aujourd’hui, en Europe, l’inflation est avant tout une inflation importée (hausse du coût de l’énergie et de certains produits agricoles). Elle vient ensuite de l’augmentation des profits, notamment dans le secteur énergétique et, dans une moindre mesure, de l’augmentation des salaires. Pour lutter contre l’inflation importée et l’inflation par les profits, il faut en priorité instaurer une politique de contrôle des prix et des profits.

Or, on observe que les politiques monétaires mises en place tentent d’agir sur l’inflation en ralentissant l’économie. La BCE a en effet décidé de relever ses taux d’intérêts. Son but est de rendre le crédit plus cher, de ralentir les investissements et l’économie et d’agir par ce biais sur les prix. « L’intention est aussi que l’emploi soit moins gaillard, que le chômage augmente, afin de réduire le pouvoir de négociation des travailleurs et d’ainsi limiter la hausse des coûts salariaux [16] ».

Ces réponses économiques ne tiennent pas compte du fait que la crise de l’inflation est une crise énergétique. L’inflation ne vient pas d’un excès de demande. La politique de la BCE a des conséquences socioéconomiques importantes : elle risque d’aggraver la récession économique, d’augmenter le chômage et de comprimer davantage les revenus et les carnets de commande des entreprises ; tout en ayant un impact indirect et limité sur l’inflation. Elle nuit également à l’investissement dans la transition énergétique pourtant nécessaire pour rompre avec les tendances inflationnistes actuelles. En augmentant le coût du capital, la BCE rend plus difficile le développement des énergies renouvelables et les politiques de rénovation.

La politique monétaire menée par la BCE nous semble contreproductive et socialement violente. Pour lutter contre l’inflation, nous pensons au contraire qu’il faut s’attaquer à son origine via une régulation des prix de l’énergie. C’est ce que nous détaillerons dans notre troisième analyse.

Impacts environnementaux

Sans entrer dans les détails, la crise énergétique a également des conséquences négatives pour l’environnement. L’Europe se rue sur le gaz naturel liquéfié (GNL), qui n’est pourtant pas une alternative à faible émission de carbone. Le GNL demande beaucoup d’énergie pour se liquéfier et se gazéifier et émet du méthane tout au long de son processus d’extraction, de transport et de consommation. Pour faire face à la crise énergétique, l’Allemagne a rouvert ses centrales au charbon tandis que d’autres pays remettent en question leur plan de sortie du nucléaire. Cette crise nous montre à nouveau à quel point il est urgent d’opérer la transition énergétique, de diversifier nos sources d’approvisionnement et de sortir au plus vite des énergies fossiles.

En résumé

Le taux d’inflation n’a plus été aussi élevé depuis la crise économique qui a suivi les chocs pétroliers dans les années 70. Un taux d’inflation aussi élevé bouscule les équilibres ainsi que l’économie et n’est pas sans conséquence sur l’environnement ou sur le pouvoir d’achat.

La hausse du taux d’inflation a de fortes chances de provoquer, en Belgique, une paupérisation des premiers déciles de revenus et de certains pans de la population (les ménages qui ne bénéficient pas ou avec retard de l’indexation des salaires, ceux qui vivent dans des passoires énergétiques ou ceux qui ont un tarif variable par exemple). Les inégalités de revenus pourraient ainsi se voir renforcées. Un tel niveau d’inflation impacte également la croissance économique et l’emploi. A cet égard, les politiques préconisées par les banques centrales risquent d’accentuer davantage la récession tout en ne luttant pas à la source contre l’inflation. Elles sont également un facteur d’inquiétude. Enfin, la crise énergétique a contraint certains gouvernements à revenir sur leurs engagements climatiques, faute de stratégie de long terme et de plans pour sortir des énergies fossiles.

Louise LAMBERT,
Chargée de projet au CIEP du MOC, membre du RWADE - Réseau wallon pour l’accès durable à l’énergie

Cet article a parusur le site de la FTU en décembre 2022.

Source illu : Marco Verch_Flickr_CC BY 2.0