Les dernières données de l’Office européen de Statistiques (Eurostat) montrent une évolution des prix jamais connue en Belgique depuis les années 1970 : les prix ont bondi en aout 2022 de +10,5 % par rapport à l’année précédente. Pour toute personne de moins de 40 ans, une inflation élevée est une nouveauté. Un tour d’horizon de la question s’avère nécessaire. Qu’est-ce que l’inflation ? D’où vient-elle aujourd’hui ? Quelles conséquences socioéconomiques ? Comment y faire face ?

Une inflation à 1 %, 2 %, 5 % ou même 18 %… Que recouvre cette donnée a priori abstraite ? Il s’agit du taux de croissance des prix du panier de consommation moyen des ménages [1] d’une zone géographique (par exemple, la Belgique) sur une certaine période (en général, un an). De manière simplifiée, on procède en deux étapes. D’abord, on établit le panier des biens et services consommés en moyenne en Belgique. Ensuite, on regarde l’évolution de son prix. Habituellement, le taux visé tourne autour de 2 % d’augmentation. Dans l’économie, il y a toujours « un peu » d’inflation. L’important, c’est que le taux reste stable, proche de celui visé idéalement, pour que les acteurs économiques anticipent les prix à venir et puissent prendre des décisions adaptées en matière de consommation, d’épargne ou d’investissement.


Graphique 1 - Évolution de l’inflation en Belgique (panier global) et contribution à l’inflation de composantes clefs (Alimentation, Énergie, Transport)

Le graphique 1 montre l’emballement des prix à partir de l’été 2021. En aout de cette année-là, le taux d’inflation annuel est de 2,7 % signifiant que le panier de consommation coutait à ce moment-là 2,7 % plus cher qu’un an plus tôt. En janvier 2022, il est 7,6 % plus cher qu’en janvier 2021. En aout 2022, nous atteignons 10 % de plus que l’année précédente à la même période. Les prix augmentent donc toujours plus vite.

Une inflation ou des inflations ?

Le taux d’inflation annoncé se base sur un panier de consommation moyen. Mais chaque ménage en Belgique a son propre panier de consommation qui est plus ou moins distant de ce panier moyen. Les facteurs de différenciation sont multiples : le revenu du ménage surtout, mais aussi sa localisation géographique ou encore ses préférences de consommation.

Typiquement, le panier d’un ménage pauvre comporte des biens et des services restreints et essentiels (le loyer, le transport, les dépenses d’énergie, l’alimentation). Plus les revenus augmentent, plus le panier se diversifie : les produits et services sont plus nombreux, de meilleure qualité et plus chers. Dès lors, le poids d’un élément essentiel comme le logement et l’énergie (hors transports) n’est pas le même pour tous : il représente 26 % du budget des ménages les plus pauvres et près de 11 % de celui des plus riches [2]. Pour le ménage moyen, il s’agit de 16,4 % du panier. Dans le cas où l’inflation ne concerne que l’énergie, les ménages pauvres pour qui c’est une part importante du budget seront plus durement touchés que les ménages les plus riches. L’inflation réellement ressentie dépend donc du panier effectivement consommé par chaque ménage. Garantir une stabilité des prix pour les produits de première nécessité permet alors d’éviter une envolée des inégalités induite par l’inflation.

Le départ de feu

En économie, il y a souvent un faisceau de causes qui mènent à une crise. Leur identification nécessite un travail scientifique et les débats qui l’accompagnent. Vu le caractère récent de la crise, le présent article ne peut que fournir un panorama à partir d’un point de vue : l’inflation record est un incendie et plusieurs pyromanes se retrouvent sur le banc des accusés. En économie, cela correspond à la recherche d’un « choc » initial ayant entrainé l’inflation. Ce choc peut concerner l’activité réelle productive (le marché des biens et services), l’activité financière (avec les banques, les investisseurs, les banques centrales) ou provenir d’un changement structurel du capitalisme (qui a son tour affecte l’activité réelle et/ou financière).

L’inflation actuelle est d’abord la conséquence de la crise du COVID-19. Rappelons-nous que pendant les divers confinements, l’offre de biens et de services est presque à l’arrêt partout dans le monde. Durant les périodes d’assouplissement des mesures, une partie de l’appareil productif redémarre et les entreprises recommencent à offrir des biens et des services. Face à cette offre, les consommateurs et consommatrices privilégient des dépenses dans des biens de consommation, plutôt que dans des services. Les ménages qui peuvent se le permettre veulent investir dans l’immobilier, améliorer leurs espaces intérieurs ou changer de biens d’équipement (électroménager, voiture…). Cette demande fulgurante pour des biens rencontre alors un obstacle : les usines en Asie (encore partiellement ou totalement sous le coup de confinements) ne suivent pas ; les retards s’accumulent ; les chaines d’approvisionnement sont perturbées et des goulets d’étranglement se forment. L’offre ne sait pas répondre à la forte demande, entrainant des conséquences sur les prix. Prenons l’exemple du marché automobile : depuis la reprise post-covid, les usines ne suivent plus, car la production de semi-conducteurs est trop lente. Si tout le monde veut une voiture de marque X et qu’elle n’est pas disponible avant un an et demi, les gens se replient sur d’autres marques. Si toutes les marques rencontrent ce problème, tout le monde se replie alors sur le marché de l’occasion. En raison d’une offre insuffisante, les vendeurs – moins nombreux que les acheteurs – se permettent de monter les prix, qui flambent. Ce phénomène a probablement eu lieu sur divers marchés qu’il conviendrait d’identifier pour connaitre exactement les secteurs qui ont commencé à alimenter l’inflation.

Un second facteur déclencheur est à souligner : les prix de l’énergie ont commencé une hausse marquée à l’été 2021. Pour la comprendre, il faut faire un détour par les spécificités du marché de l’énergie. Commençons par le pétrole. Sur ce marché, les pays producteurs sont peu nombreux. L pouvoir est concentré dans les mains de quelques acteurs (oligopoles) qui peuvent se mettre d’accord pour ne pas redémarrer toutes les capacités productives – donc, ne pas suivre la demande – et dès lors faire monter les prix (et leur profit). C’est ce qui s’est passé lors de la reprise post-covid. De manière générale, ces pays producteurs ont intérêt à fixer leur production pour maximiser leurs revenus. Au niveau du gaz, l’explosion des prix provient également, initialement, de frictions entre l’offre et la demande. En réaction à la forte reprise post-covid (notamment en Chine) et à la volonté européenne de diminuer le recours au charbon et d’aller vers le gaz, la demande en gaz a fortement augmenté. Dans le même temps, l’approvisionnement en gaz a diminué à la suite de travaux de maintenance, des retards d’investissements et de fortes tensions géopolitiques avec la Russie qui ont alimenté la spéculation sur ce marché. Enfin, l’explosion des prix du gaz a eu un impact sur le prix de l’électricité parce que 20 % de la production électrique de l’Europe a pour origine des installations au gaz. Le prix sur le marché de l’électricité est déterminé en fonction du cout de production du dernier kilowatt-heure produit et non selon la moyenne du cout de production de l’ensemble des kilowatt-heures. Les producteurs utilisent d’abord les centrales au cout de production le moins cher (nucléaire et renouvelable) et puis seulement les centrales au gaz ou au charbon.

Durant l’été 2021, les Banques centrales n’ont pas vraiment réagi à la hausse de l’inflation. Elles pensaient que les problèmes d’adéquation entre l’offre et la demande seraient temporaires… et donc l’inflation éphémère. Le choc inflationniste initial est toutefois devenu durable. Depuis, on assiste à une multiplication de foyers dans l’incendie de l’inflation. Citons-en deux. D’abord, la guerre que la Russie mène en Ukraine avec pour conséquence une hausse continue du prix du gaz. Depuis un an, la raréfaction du gaz en Europe entraine avec elle la hausse des prix de l’électricité. Les deux pays en guerre étant également des producteurs importants de blé et de produits agricoles, les prix des denrées alimentaires ont entamé une spirale à la hausse. Il y a également la spéculation sur les marchés, en particulier alimentaires et énergétiques. Cette spéculation peut alimenter une spirale à la hausse des prix avec des acteurs financiers qui tentent de profiter de la vague pour faire des profits à court terme.

L’ensemble de ces causes induit que la majorité de l’inflation est dite « importée » : les prix s’envolent à cause de facteurs extérieurs à notre territoire.

Un terrain favorable à l’incendie

Les chiffres de l’inflation sont en hausse partout sur la planète, à quelques exceptions près [3]. Cela est inhabituel dans les économies riches qui pensaient jusqu’à présent que la volatilité des prix était une aventure réservée aux pays plus pauvres. Le feu inflationniste couve encore au niveau mondial non seulement à cause des départs de feu déjà décrits, mais aussi parce que le terrain semble mûr pour un incendie. En effet, on peut s’attendre à ce que le réchauffement climatique provoque une explosion des prix des denrées alimentaires ou de l’énergie de manière durable, si le système productif ne change pas. La perte des récoltes, la raréfaction des ressources, les évènements climatiques désastreux et l’organisation du marché avec des acteurs à la recherche de profits laissent toute latitude à une augmentation de prix. A ces facteurs s’ajoute l’effet d’anticipation des agents économiques qui commencent à intégrer l’impact du réchauffement climatique sur l’économie et s’adaptent déjà à des futures hausses de prix des matières premières et de l’énergie, poussant davantage les prix des produits vers le haut.

Si tous ces déséquilibres extérieurs à notre territoire persistent sans réaction politique, l’inflation pourrait s’installer pour un certain temps, voire s’aggraver (donc, dépasser les 10 % et atteindre 20 % ou plus). Pour atteindre de tels chiffres, il faudrait soit une aggravation des déséquilibres précités (des nouvelles récoltes perdues, des tensions accrues sur les marchés de l’énergie, une offre de biens qui peine toujours plus à suivre la demande à cause de la fragilité de la globalisation…) ; soit qu’on entre dans une spirale inflationniste intérieure.

Le risque d’un embrasement total

À droite du spectre politique, on brandit le risque d’une spirale « prix-salaire ». Qu’est-ce donc ? Les prix ayant augmenté, les ménages font face à des prix trop élevés par rapport à leur salaire qui n’a pas suivi. Ils revendiquent une hausse de leur salaire et s’ils l’obtiennent, alors les entreprises font face à des couts supplémentaires, qu’elles s’empressent de répercuter dans les prix. Cela pousse à nouveau les salariés à demander une hausse des salaires. D’où l’effet spirale. En Belgique, l’indexation automatique des salaires évite aux salariés de négocier ces augmentations. Ses modalités (fréquence et ampleur) dépendent des conventions collectives sectorielles ou d’entreprises. L’indexation automatique des salaires, déjà régulièrement prise pour cible par la droite et le patronat, est particulièrement sous pression. Que la spirale prix-salaire soit un motif d’inquiétude à surveiller dans les prochains mois pour éviter le scénario des années 1970 est une certitude. Cependant pour éviter ce scénario, démolir l’indexation des salaires signifie non seulement un moyen politique pour saboter une conquête sociale, mais aussi celui d’éviter de s’attaquer aux causes fondamentales de l’inflation identifiées ci-dessus.

À gauche du spectre politique, une autre spirale est régulièrement brandie, celle qui se noue entre « prix-profits ». La Belgique se caractérise par des niveaux élevés de marge de ses entreprises par rapport à ses voisins directs. Dans notre pays, 46 % de la valeur ajoutée produite reste dans les mains des entreprises, quand il ne s’agit que de 41 % aux Pays-Bas, 38 % en Allemagne ou encore 33 % en France [4]. Malgré tout, les entreprises ont ces dernières années significativement augmenté leurs marges, qui leur permettent au choix d’investir, de rembourser leurs emprunts ou de rémunérer l’actionnaire. Cette augmentation des marges leur permet également de faire face à la hausse des prix des matières premières pendant un temps sans augmenter les prix des produits vendus. Toutefois, si les actionnaires veulent maintenir le niveau de leurs marges d’avant la crise de l’inflation, alors ils augmenteront le prix des produits ou services vendus, ce qui alimentera l’inflation. La spirale profits-prix s’enclenche alors : dans une volonté de garder leurs profits, les entreprises gonflent leur prix au lieu de rogner sur des niveaux déjà élevés de rentabilité.

Ces deux spirales montrent en creux qu’en Économie politique, tout est objet de conflit. Quand de la valeur ajoutée nouvelle est créée, ce qui est donné au travailleur (sous forme de salaire) ne l’est pas au capitaliste (sous forme d’intérêt ou de dividende). Quand l’inflation débarque, la question est de savoir qui va supporter son fardeau : le travail ou le capital ? Pour l’instant, aucune étude ne montre clairement en Belgique le lien entre les marges élevées et l’inflation. Mais, au vu de l’existence de ces marges et au vu du gel des salaires réels déjà subi par les travailleurs belges [5], il semble juste de solliciter les entreprises pour éviter qu’elles transfèrent indéfiniment le cout de l’inflation aux ménages.

Quelles conséquences socio-économiques pour les ménages ?

Le poids de l’inflation n’est pas réparti uniformément sur l’ensemble des ménages. Rappelons-nous le point de départ : chaque Belge consomme un panier de consommation différent. Donc l’inflation nous affecte différemment selon notre consommation. Actuellement, la majorité de l’inflation se situe dans l’énergie consommée pour se chauffer (gaz, électricité, mazout), se transporter (pétrole) et dans les prix de l’alimentation [6]. Plus vous consommez un produit soumis à l’inflation, plus ce produit est important dans votre budget, plus le choc est rude à subir. Voilà pour le principe. L’analyse de l’impact de l’inflation se complique singulièrement en croisant la question de la consommation avec trois autres composantes que sont l’ampleur des revenus, leur origine et le patrimoine (actions, obligations, immobilier). Prenons l’exemple du revenu. Au sein du premier ou second décile de revenus, on peut retrouver autant une retraitée avec une pension très basse que deux familles monoparentales avec un faible salaire. Ajoutons la couche consommation : si la retraitée a un logement bien isolé avec des panneaux solaires, qu’une des familles monoparentales a un logement normal et que la seconde famille vit dans une passoire énergétique, leur consommation sera très différente et donc l’impact de l’inflation aussi. Et si l’on ajoute la question du patrimoine, cela complique encore plus l’image.

Toujours est-il que l’inflation est un phénomène qui renchérit le cout de la vie. C’est une perte de pouvoir d’achat qui doit être supportée par quelqu’un. Soit les ménages (et donc les consommateur·rices), soit les actionnaires, soit l’État [7]. Pour éviter que le cout de l’inflation pèse directement sur les épaules des ménages, les salarié·es en Belgique ont conquis l’indexation automatique des salaires [8]. Ils ne doivent pas négocier la compensation à l’inflation. Trois nuances sont à rappeler. La première concerne les modalités d’indexation. Avec ce choc, l’idéal est de voir son salaire indexé tous les mois. Pour celles et ceux qui doivent attendre un an, la perspective d’encaisser l’augmentation des prix avant de voir son salaire rattraper l’inflation est peu réjouissante (mais toujours plus réjouissante que dans les pays où il faut négocier cela avec patrons et gouvernement). La seconde nuance implique de se rappeler que l’indexation se fait en pourcentage du revenu alors que l’impact de l’inflation des produits énergétiques et alimentaires touche plus durement les ménages pauvres parce qu’ils constituent une part importante de leur panier. L’indexation protège donc, dans cette crise-ci, moins bien les travailleurs et travailleuses pauvres que les autres et tend à augmenter les inégalités salariales. Un dernier problème est que l’indexation ne protège immédiatement que les travailleur·ses salarié·es et les allocataires sociaux. En fonction de leur clientèle et de leur possibilité de négociation, certains indépendants peuvent se permettre de facturer plus tandis que d’autres ne le peuvent pas. Bien qu’imparfait, le mécanisme d’indexation des salaires constitue un rempart important contre l’appauvrissement instantané des ménages belges face à l’inflation.

Comment éteindre l’incendie ?

À gauche de l’échiquier politique, les préoccupations devraient porter sur les questions suivantes : « Quelle réponse politique pour soutenir les pertes de pouvoir d’achat ? Qui soutenir et comment ? Comment enrayer l’inflation importée, non seulement à court terme, mais aussi à long terme ? ».
La réponse à la question du soutien du pouvoir d’achat devrait se fonder sur une analyse identifiant qui encaisse le choc et à quelle hauteur, sur base du trio « revenu/patrimoine/consommation ». Cette analyse, qu’on retrouve à la base des études sur les inégalités, permettrait au moins d’avoir un débat de politique économique fondé sur des faits, débat encore trop rare en Belgique. Ce n’est pas tant une incapacité intellectuelle qui le freine que la frilosité des administrations à partager des données en open-data (pour les revenus ou la consommation par décile) et l’impossibilité politique totale d’avoir un cadastre sur les patrimoines. Le soutien au pouvoir d’achat a pris ces derniers mois la forme d’aides aux ménages : baisse de la TVA, chèques, extension du tarif social. Ces mesures ne tiennent pas souvent compte des asymétries de consommation entre les ménages, notamment au sein des déciles de revenus. Autre inconvénient : ces mesures soutiennent aussi les ménages riches (comme la baisse de la TVA ou le chèque énergie) alors que ces ménages ont une épargne importante (et des revenus suffisants). Un soutien efficace doit aller de manière plus importante aux personnes qui en ont le plus besoin, surtout dans un contexte de soutenabilité de finances publiques [9] qui risquent d’être encore mobilisées.

Au-delà du soutien, on doit s’attaquer à contenir les prix et les ramener vers un plancher. La solution classique de lutte contre l’inflation passe par les banques centrales : elles haussent leur taux d’intérêt directeur. Cela influence directement l’activité économique, car les banques prennent cela comme référence pour leurs propres prêts. Quand les taux montent, les acteurs économiques empruntent moins, donc investissent et consomment moins, et l’activité économique a tendance à ralentir. La lutte contre l’inflation peut alors mener vers une récession, avec un risque évident pour les travailleurs, travailleuses, et leur emploi. Cette action des banques centrales est a priori efficace pour l’inflation qui provient du marché intérieur (puisque celle-ci provient généralement d’une surchauffe de l’économie donc d’une demande de consommation et d’investissement trop forte).
Toutefois, si les déséquilibres viennent d’une inflation importée, il faut que la baisse de la demande des consommateur·rices européen·nes ait une influence sur les prix du pétrole, du gaz ou des produits alimentaires pour que l’inflation diminue, ce qui est loin d’être certain si les prix sont formés à cause de dysfonctionnements sur les marchés (spéculation) ou de causes géopolitiques (guerre ou autre).
La lutte contre l’inflation n’est donc pas que l’apanage des banques centrales. Le monde politique a un rôle majeur à jouer à court et long termes. A minima, il conviendrait non seulement de taxer les surprofits engrangés par les producteurs d’électricité, mais aussi de revoir la manière dont les prix s’établissent sur les marchés énergétiques. Plus ambitieux, mais tout aussi nécessaire dans un contexte géopolitique aussi instable avec de telles défaillances de marché, ce sont toutes les privatisations des acteurs énergétiques qui doivent être remises en question. Avec le réchauffement climatique, l’énergie est un enjeu collectif qui doit être géré en se dégageant de la finalité de profit. Avec le même réchauffement climatique, c’est probablement la fin de l’énergie « bon marché » dans un futur proche. Même si l’inflation est maitrisée, les hausses actuelles de prix se reproduiront sans doute. Un acteur public sensé [10] peut choisir d’augmenter les prix de l’énergie de manière prévisible (sans subir de plein fouet les spéculations sur ce marché) et dans le même temps anticiper et vérifier que les revenus suivent de manière adaptée. Actuellement, l’écologie politique préconise trop souvent d’accepter les augmentations de prix sans remettre en question ni la centralité des marchés ni la manière dont la production et la répartition sont organisées. Ces questions exposées pour le domaine de l’énergie sont évidemment transposables à d’autres secteurs vitaux comme la production alimentaire ou le logement.

Enfin, si le choc actuel au niveau des prix perdure et s’amplifie, des mouvements sociaux seront attendus. Sans réaction de la part des corps institués (syndicats et associations), l’émergence de mouvements spontanés sera inévitable, avec le risque de récupération dont l’extrême droite est coutumière. Ce serait un échec cinglant de notre système démocratique. Pourtant, cet incendie qui touche l’entièreté du continent européen apporte tous les ingrédients pour demander un changement dans les modes de production, en rendant non-profit des secteurs clefs comme l’alimentation et l’énergie, ainsi que dans les systèmes de répartition, en faisant contribuer les profiteurs de crise, les patrimoines et les ménages riches.

Nabil SHEIKH HASSAN


Cet article a paru sur le site de la revue Démocratie, le 8 novembre 2022.

Notes

[1Un ménage se définit comme l’ensemble des personnes occupant habituellement un même logement et vivant en commun (Statbel). Seuls les biens et services consommés par ceux-ci sont donc considérés. Si des entreprises (ex : Audi Forest) consomment des biens intermédiaires (ex : des composants électroniques) pour produire un bien à destination des ménages (ici, une voiture), seul le prix du bien final est dans le radar de l’analyse. Dans le même esprit, les biens et services consommés par l’État (ex : matériel de la SNCB, rénovation des bâtiments publics) ou les produits d’investissements (produits financiers, immobilier) sont hors cadre.

[2Il s’agit ici du quartile le plus pauvre et le quartile le plus riche.

[3On ne s’attardera pas ici sur les raisons qui font que les pays producteurs de pétrole, la Chine, le Japon ou encore la Suisse, sont pour l’instant épargnés.

[4Les marges des entreprises sont tantôt définies comme le ratio entre l’excédent d’exploitation (ce qui reste aux entreprises pour payer les banques, les actionnaires et investir) sur les ventes, tantôt comme le ratio de l’excédent d’exploitation sur la valeur ajoutée créée. Les chiffres donnés se basent sur la moyenne des 4 trimestres de T2/2021 à T1/2022.

[5Au sujet de la norme salariale et loi de 1996, lire : B. BRABANT, « Pourquoi les syndicats se mobilisent-ils contre la “loi de 1996” ? », Revue Démocratie,

[6Il est évidemment possible que d’autres catégories de dépenses subissent une inflation importante dans les mois à venir. Mais ce ne serait que la conséquence du choc de départ. Par exemple, les loyers commencent à être indexés alors que les propriétaires-bailleurs ne subissent pas des couts d’exploitation de leur logement plus élevés, ou qu’ils ne comptent pas du tout investir dedans. Ces comportements alimentent la spirale inflationniste tout en étant fondamentalement inégalitaires.

[7Et quand on parle d’État, il s’agit finalement de celles et ceux qui paient des impôts pour financer la politique de soutien. La politique fiscale menée pour financer cela dépendra du gouvernement élu à ce moment-là.

[8Pour rappel, tous les produits du panier de consommation ne sont pas compris dans le calcul de l’indexation qui se base sur l’indice-santé. Sont exclus le tabac, l’alcool et les produits pétroliers. L’indexation sous-compense donc l’inflation réellement subie.

[9Le débat sur les formes des mesures de soutien et leur financement dépasse le cadre de cet article et mériterait un focus en soi. Mais à titre informatif, le tarif social en vigueur permet de protéger les 20 % des ménages les plus pauvres en revenus.

[10L’auteur admet bien volontiers que la gestion du dossier nucléaire belge jette un doute sur la capacité du monde politique à déconnecter une énergie dangereuse et à planifier des alternatives. Si le privé échoue parce qu’il sécurise ses profits et le monde politique échoue parce qu’il sécurise une rente électorale, le doute est permis quant à notre capacité à affronter des problèmes collectivement. Gageons que l’intérêt collectif conciliant sécurité d’approvisionnement et limites de la biosphère primera à l’avenir.