La pauvreté n’est certainement pas une affaire de statistiques et la réalité d’une personne en détresse ne peut jamais s’observer uniquement par un chiffre. Toutefois, si la statistique ne décrit pas la réalité d’un vécu, elle permet d’en approcher différents versants. Avec elle, on ne touche pas du doigt la réalité mais on peut avoir un aperçu de son profil. Avec elle, on ne connaîtra ni la moelle, ni la chaire mais on aura une idée du squelette. C’est en cela que les statistiques représentent un outil qui peut nous permettre d’approcher la réalité. Insistons toutefois sur la nécessité, lorsque l’on souhaite étudier de plus près la pauvreté en tant que telle, d’aller vers les personnes elles-mêmes car ce que les personnes ont à dire permet la richesse de l’approche et une meilleure compréhension des conditions de vie.
Photo : Alan Stanton - Primark Benches - Flickr -CC BY-SA 2.0
Dans cette étude, nous n’avons pas choisi d’analyser le vécu réel des personnes les plus pauvres [1] de notre société mais d’en présenter une vision « moyenne ». Notre hypothèse de départ est que la réalité statistique nous éloigne de nos intuitions personnelles. Autrement dit, entre notre représentation de ce qu’est la pauvreté et la réalité de celle-ci, il y a une très grosse marge. C’est se délier de l’imaginaire que nous voudrions proposer en allant vers une pauvreté moyenne (et nous ferons le même exercice pour la richesse moyenne).
Cette étude ne part pas d’une page vierge. En effet, en 2010, dans un autre cadre, nous sortions une étude statistique sur la pauvreté1 en cherchant à déterminer un profil type moyen de la personne la plus pauvre en Wallonie. Suite aux résultats quantitatifs obtenus, nous avions intitulé un des chapitres de l’étude « l’Homme le plus pauvre de Wallonie est une femme ». C’est ce chapitre que la presse et d’autres institutions [2] avaient retenu car le titre disait assez clairement et directement, en très peu de mots, la réalité sexuée de la pauvreté dans notre région [3]. Nous avons retenu ce titre pour la présente étude. En tout cas, il faut bien d’emblée le reconnaître, la pauvreté a bel et bien un sexe. Ce que les données mettent assez clairement en évidence, c’est que notre société est structurée pour fabriquer de la pauvreté et, dans cette pauvreté, pour fabriquer davantage de femmes pauvres. Il y a donc une grammaire de la pauvreté qui se décline au féminin pluriel. Mais, et il faut bien faire le tour de cette approche, cette pauvreté entraîne également dans son sillage des enfants. Ce n’est pas tout car cette pauvreté se décline autant au passé et au présent qu’au futur. Cela veut dire que l’enfant qui est aujourd’hui membre d’un ménage en situation de pauvreté a une probabilité assez forte de devenir lui-même pauvre et d’être affecté durant sa vie entière par le stigmate de la pauvreté.
Bien entendu, nous avons tous notre propre représentation de ce qu’est la pauvreté ou de ce qu’est « un pauvre » [4]. C’est une image construite à partir de notre subjectivité. « La perception de la pauvreté renvoie à l’histoire propre de chaque ménage, aux habitudes de consommation ou de restrictions prises par le passé » [5].
Il nous a semblé intéressant, dans le cadre de cette étude, de rejeter ces différentes images subjectives pour tenter, par les statistiques officielles [6], d’en construire une qui s’approcherait d’une « moyenne » de l’Homme pauvre. Non pas tant pour le définir mais plutôt pour le visualiser et se rendre compte que, très souvent, l’image que l’on se fabrique ne correspond pas du tout à la réalité prise dans son ensemble. Ainsi, par exemple, lorsque l’on parle de pauvreté, on va avoir une image assez « extrême » des personnes qui sont dans la situation de pauvreté. Le pauvre, dans ce sens, est quasiment à l’image du SDF, c’est-à-dire qu’on se donne comme image de la pauvreté, l’image la plus éloignée possible de soi. En quelque sorte, on pourrait dire que la pauvreté agit comme un épouvantail et, le plus souvent, on aura tendance à voir la pauvreté comme une situation qui permet la mise à distance. Dans ce sens, le pauvre est « ce que je ne suis pas » [7] ou même « ce que je ne pourrais pas être ».
L’épouvantail agirait d’une certaine manière pour créer une image rassurante. Plus on éloigne le spectre de la pauvreté et moins l’on aurait de probabilités de connaître ce « mauvais sort ». C’est du moins l’impression que l’on pourrait en avoir. Est-ce que cela correspond un tant soit peu à la réalité ? Nous allons voir que ce n’est pas le cas.
Au-delà de cette image moyenne de la pauvreté qui fera l’objet de la plus grosse partie de l’étude, afin de faire le contrepied, nous évoquerons également l’image de l’Homme le plus riche de Wallonie. En effet, même s’il ne s’agit pas, en tant que tel, du cœur de notre étude, ce versant permet de positionner la pauvreté comme un miroir déformé de la richesse car, à bien y réfléchir, le riche est simplement « celui qui n’est pas pauvre » et, dans cette même logique, le pauvre est « un riche inabouti ». C’est d’ailleurs ce qui rend la pauvreté si pénible et si culpabilisante, c’est qu’elle est toujours perçue comme un dysfonctionnement et une anormalité. L’individu étant censé être autonome et performant, à l’image d’une « entreprise de soi » [8] ou à l’image d’une « personne entrepreneuse de soi-même » [9], et on peut estimer que la norme sociale dans laquelle nous évoluons est, de plus en plus, à l’image de l’entreprise économique concurrentielle (ou, en tout cas, de l’image que l’on en a). À ce titre, puisqu’il s’agit de suivre le plus proche possible la norme, les individus ont une obligation de se prendre en main, de miser sur eux-mêmes, de faire croître leur capital (que ce soit le capital culturel, sanitaire, social, économique, formatif, etc.) afin, à un moment donné, de pouvoir connaître une rentabilité optimale et de pouvoir se battre « pour soi », pour sa place dans la société. Dans ce contexte, ceux qui n’y parviennent pas sont, encore une fois à l’image des entreprises mais, cette fois, des entreprises non concurrentielles. Dans ce cadre, ils prennent le risque de « couler » et connaître la faillite. Le parallèle avec l’entreprise peut être fait pour les personnes et, dans ce cas, la pauvreté représente la faillite de leur vie socioéconomique. Or, on le sait très bien, on ne valorise jamais l’entreprise qui coule. De la même manière, on ne valorise jamais la personne pauvre car elle est en train de « couler ». Le pauvre est donc, dans ce schéma, un « riche » (potentiellement en tout cas) qui n’a pas réussi. Pour le dire de manière plus moderne, le pauvre est un « looser ».
Nous verrons alors, par rapport à l’image que l’on s’en fait, que les statistiques nous offrent un profil bien différent de la pauvreté et de la richesse. Le parallèle entre les deux est intéressant à observer.
Car au-delà de l’image, on va s’en rendre compte dans cette étude, par les statistiques, le pauvre est finalement quelqu’un qui n’est pas très éloigné de nous. Ce n’est pas le S.D.F. qui dort sur des cartons devant la gare. C’est bien plutôt notre voisin direct. Une personne parmi d’autres dont on ne soupçonne souvent pas qu’elle puisse être pauvre.
Pour lire l’étude complète, consultez le pdf.