Le travail politique de mise en Union économique et monétaire (UEM) des États membres de l’Union européenne (UE), faisant suite à l’adoption du projet de « Grand marché unique » en 1985, a correspondu à une transformation profonde des régimes politiques d’Europe occidentale par laquelle toutes les inventions institutionnelles majeures fondant l’État social de services publics, le seul modèle historique d’État engagé dans l’approfondissement démocratique, ont été progressivement démantelées ou affaiblies. Avec les mesures de la « nouvelle gouvernance économique » adoptées à l’échelon de l’UE entre 2010 et 2012, la distance qui est prise avec les principaux ressorts qui avaient permis de faire naître l’esprit démocratique est telle qu’elle inaugure l’installation d’une nouvelle ère politique, contre-démocratique, où les États sont devenus des pouvoirs subordonnés d’un régime politique où règne la technocratie, consacrant le pouvoir d’une oligarchie liée à l’accumulation financière capitaliste. Ce nouveau régime consacre en effet le principe que la loyauté des gouvernants doit s’adresser de façon prioritaire à leurs grands créanciers, même si cela signifie de plonger une part importante de leur population dans la souffrance et la misère.
Introduction
Guy Hermet publiait en 2007 un ouvrage intitulé « L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime » dans lequel il mobilisait ses diverses analyses et observations de politologue, forgées sur des décennies, pour constater qu’une transformation fondamentale de la conception de ce qu’est le pouvoir politique en Europe occidentale était à l’œuvre et débouchait sur un nouveau régime, délaissant l’imaginaire démocratique pour osciller entre gouvernement populiste et gouvernement technocratique.
Avec l’entrée en vigueur au 1er janvier 2013 du Traité intergouvernemental européen sur la stabilité, la coopération et la gouvernance (TSCG), est-il encore possible de définir comme démocratique le système politique réglé par un ensemble complexe de traités européens – communautaires et intergouvernementaux – qui gouverne désormais l’existence de plus de 500 millions de personnes ? Par extension, cette question vaut pour chaque État-membre ayant accepté d’en être partie prenante.
L’objectif de cette contribution est d’expliquer que les grands traits des dynamiques politiques de la « nouvelle gouvernance économique » adoptées collégialement depuis 2010 par les chefs d’État et de gouvernement des États-membres et les autorités politiques de l’Union européenne (UE), créent une rupture irrémédiable de régime, faisant de cet ensemble européen un régime contre-démocratique [1]. Cependant, cette rupture repose sur un lent travail de désagrégation des institutions de la forme d’État qui s’était clairement identifiée à la démocratie – l’État social de services publics – à travers la construction européenne, et plus particulièrement (mais pas seulement) avec le lancement du projet de « grand marché unique » de 1985.
Le raisonnement que nous développons repose sur les arguments suivants :
la démocratie est un régime de « liberté politique » fondé sur la délibération collective pluraliste alimentée par la concurrence entre projets de société distincts et sur la liberté d’agir du gouvernement et des députés concédée par le verdict du suffrage universel. Le fondement de l’autorité politique est la volonté du peuple, comme l’exprime l’article 21§3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ;
l’histoire socio-politique de l’Europe occidentale montre que la démocratie s’est constituée dans une dynamique qui rend inséparable la transformation du contenu de l’État et le devoir de responsabilité collective face à la question sociale. Pour gouverner au nom de tous, il fallait apprendre à protéger la collectivité par des systèmes solides de droits sociaux ;
l’État-nation a été une condition nécessaire (mais pas suffisante) à la constitution de la démocratie parce que sa dynamique première est de nature politique, parce qu’il exprime le lien constitutif qui se crée entre État et nation (l’ensemble des citoyens), parce qu’il justifie le caractère unique et impératif de la norme légale qui permet d’instituer une « puissance publique » à laquelle doivent se soumettre les intérêts particuliers au nom de l’intérêt général de la collectivité.
Ces trois systèmes de caractéristiques politiques ont été mis de côté par l’institution de la nouvelle gouvernance économique de l’UE.
Ajoutons encore que le travail d’élaboration lente et conflictuelle d’un État-nation démocratique n’a pu se faire qu’en tension extrêmement forte avec la réalité et la doctrine capitalistes, le capitalisme produisant par essence de l’inégalité sociale en consacrant le pouvoir d’une oligarchie sur la masse par l’appropriation privée de la richesse produite collectivement.
En accord avec les thèses de K. Polanyi (1944), nous considérons que la doctrine du libéralisme économique (aujourd’hui dénommée « néo-libéralisme ») est à ce point déphasée avec la nécessité de faire société (développer des réseaux de solidarité dans la société conscients des rapports d’interdépendance intrinsèque à la société humaine) par sa foi en des mécanismes de marché perçus comme naturels et autosuffisants qu’elle met la société en danger de dislocation dès qu’elle devient hégémonique. Le libéralisme économique est sociéticide. Les inventions liées à l’État social sont autant de barrages pour stopper cette dislocation. La « nouvelle gouvernance économique » de l’UE conduit à « refaire l’histoire à l’envers » en faisant sauter tous les barrages construits en plus d’un siècle. L’argument de la « nécessité économique » de la réforme de l’État social ne tient pas la route face à la capacité productive contemporaine de richesse collective [2].
Nous revenons donc dans une première partie sur les grands éléments qui furent nécessaires à l’émergence de l’État social de services publics. Une seconde partie exposera dans ses grands traits le processus d’avènement du système politique de l’UE, que nous qualifions de technocratique, et qui va peu à peu rompre tous les ancrages qui historiquement avaient permis la transformation de l’État oligarchique bourgeois en un État démocratique. Une dernière partie examinera les changements récents introduits par le système de la « nouvelle gouvernance économique » qui représente un saut conceptuel tel qu’il clôt l’expérience démocratique dans l’espace politique de l’UE et ouvre une nouvelle ère dans laquelle se déploie un nouveau type de régime oligarchique, la technocratie.
I. État-nation, démocratie, État social de services publics [3]
I.1. État-nation et démocratie
La définition théorique qui nous semble la plus intéressante de la démocratie se dégage des travaux de C. Castoriadis [4] et peut se synthétiser comme suit : l’autogouvernement de la communauté politique des citoyens libres et égaux.
La notion d’auto-gouvernement indique le travail d’émancipation collective nécessaire pour que l’humanité assume ses institutions comme ses œuvres et non comme des contraintes « magiques » car pensées comme surnaturelles ou exogènes à la société (religion, marché, modernité technologique,…). La qualité de « communauté politique » est essentielle ; elle fait référence à la « fraternisation » des diverses composantes sociales (toutes libres et égales) mais sous tension permanente car une société politique est une société dont l’activité première est la confrontation des opinions et la délibération collective.
Comme le souligne B. Dewiel (2005), il n’y a pas de valeur suprême pour trancher, tout est le jeu d’interprétations et fait donc objet de débats politiques sans fin possible. Les décisions en démocratie sont des compromis provisoires. Qualité détestable pour des forces sociales réactionnaires qui recherchent l’imposition stable et définitive de leur pouvoir.
L’émergence de l’État-nation s’alimente du développement du libéralisme politique qui place la qualité « politique » de l’État au cœur de l’organisation du pouvoir, notamment à travers le débat parlementaire. Ce régime possède des qualités qui sont essentielles, bien qu’insuffisantes, à l’émergence de la démocratie : la métaphore du contrat politique symbolisé par la Constitution (élément-clé d’auto-gouvernement), un pouvoir unique et centralisé capable d’élaborer et d’imposer dans l’ensemble de son espace politique des normes générales, la construction d’un lien complexe entre État et peuple d’où émergent les droits de citoyenneté [5].
De façon réaliste, nous qualifions de démocratiques des sociétés politiques qui travaillent à la réalisation de « l’égaliberté » [6] de ses populations et dont l’œuvre d’auto-institution est importante, même si par ailleurs ces sociétés sont encore traversées par des dynamiques de domination et d’exploitation d’une classe sociale, d’un groupe social, sur les autres. Sur le plan historique, le régime d’État social de services publics qui caractérisa la plupart des États d’Europe occidentale de 1945 à 1975 concrétise le passage d’un système oligarchique à un système démocratique, loin cependant d’être encore un optimum.
I.2. L’invention du social… et de l’État comme puissance publique
J. Donzelot (1984) montre que l’invention du social, à la fin du 19e siècle, naît des tentatives de dépasser la tension extrême entre une dimension économique – capitaliste – qui asservit de façon brutale et violente – déshumanisante – la main-d’œuvre ouvrière et une dimension politique –celle inspirée du libéralisme politique et, au-delà, des nouvelles doctrines ouvrières (anarchisme, communisme, socialisme) – qui proclame l’égalité et la liberté en droit des individus.
Le développement industriel – et sa création de richesse – va cependant positionner le libéralisme économique comme doctrine hégémonique au sein de la classe sociale dirigeante.
Elle confère un droit quasi-absolu au « maître » sur l’ouvrier dès que celui-ci est à l’intérieur de l’enceinte de l’usine [7]. Le travail est une affaire d’ordre privé encadré par le code civil et le code pénal.
De nombreux auteurs, (Chlepner, 1972), (Ewald, 1986), (Topalov, 1994), décrivent ce règne du libéralisme économique comme celui de la diffusion de l’imaginaire de la responsabilité individuelle. Chacun est responsable de son sort découlant de ses choix personnels. Ce qui légitime une intervention minimale de l’État dans la société, si ce n’est pour réprimer ceux qui par leur « mauvais choix » perturbent l’ordre social.
La sociologie naissante va bouleverser cette perception dominante en démontrant que c’est l’organisation particulière des rapports sociaux qui engendre les conduites individuelles que l’on peut observer. La pauvreté n’est pas une question morale, elle est surtout une question d’organisation sociale. L’État doit se transformer pour résoudre la question sociale en adoptant un nouveau paradigme, celui de l’assurance publique, c’est-à-dire qu’il doit assumer une mission de responsabilité collective, en inventant et imposant des institutions diverses par des lois de police (normes générales qui s’imposent à tous) pour protéger l’ensemble de la population. L’ordre public social émerge ainsi de ce travail institutionnel d’élaboration de frontières, et de distances, entre ce qui relève de l’intérêt général et ce qui reste de l’initiative privée. Le droit social est de ces institutions qui, au nom de l’ordre public, imposent de fortes restrictions à la volonté patronale, en construisant le travail comme une relation à émanciper du droit civil.
I.3. La citoyenneté élargie de l’État social de services publics
Du traumatisme politique né des violences à large échelle de la seconde guerre mondiale, de la faillite de l’économie boursière des années trente, des tensions révolutionnaires anticapitalistes, du profil bas d’un monde patronal impliqué partiellement dans la collaboration avec les forces occupantes, jaillit, en 1945, la mise en système de l’ensemble des connaissances interventionnistes étatiques accumulées en un demi-siècle.
Avec l’extension du poids des partis socialistes/sociaux-démocrates dans les gouvernements de l’après-45 et la radicalisation de leur programme face à la concurrence communiste, ce déploiement institutionnel de l’interventionnisme public se coule dans une matrice idéologique qui va produire des représentations de plus en plus égalitaires de la citoyenneté politique. Un nouveau rapport politique symbolique s’établit entre l’État et le citoyen qui représente un saut qualitatif énorme vers la concrétisation de l’idéal démocratique.
La citoyenneté s’étend largement au-delà du droit de vote :
d’une part, la puissance publique s’exprime par sa capacité à garantir les droits sociaux fondamentaux de ces citoyens (éducation, santé, logement,…) par la création de services publics financés par l’impôt direct redistributif. L’égalisation des conditions peut se faire sans qu’il soit obligatoire d’être propriétaire [8] et se fait en outre par la réduction du pouvoir de la propriété privée !
d’autre part, une nouvelle citoyenneté, salariale, lie le travail salarié à un système de droits de sécurité sociale. Cette stabilité de condition sociale ouvre la possibilité à tous de s’impliquer dans la vie publique et politique. Mais surtout permet de rendre visible que le travailleur est le producteur de la richesse, obtenant dès lors de solides droits !
Ce système salarial repose sur une autre avancée spectaculaire : la reconnaissance des organisations syndicales comme acteur intégré au fonctionnement socio-politique normal, notamment à travers la négociation collective ; ce qui va concourir encore au renforcement des droits salariaux.
L’État social de services publics a depuis été délégitimé et destitué parce qu’il avait multiplié les voies institutionnelles de marginalisation de l’emprise capitaliste sur la société : la socialisation des richesses découlant de multiples inventions sociales (finances publiques, crédits publics, services publics, fonction publique, cotisation sociale,…) ouvrait la voie à la conception d’une économie délestée intégralement du poids de la rente capitaliste (Gobin, 2005 (a) et (b) ; Friot, 2010, 2012).
II. Une construction européenne qui remet en cause le politique… et la démocratie
II.1. Naissance d’un régime technocratique
Au moment même où les États sociaux s’instituent un peu partout en Europe occidentale et que cet esprit d’approfondissement démocratique se coule dans de grands textes déclaratoires de droits à l’échelon mondial, comme la Déclaration de Philadelphie de 1944 ou la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, une recomposition conservatrice s’effectue pour tenter de revaloriser l’imaginaire du « libéralisme économique », ce qui se fera bientôt par la promotion du « néo-libéralisme ». Keith Dixon (1998) a reconstitué une partie de cette saga.
Nous considérons avec cet auteur que la principale clé de lecture pour comprendre les évolutions majeures qui affectent l’Europe occidentale durant la 2e moitié du 20e siècle, et ce 21e siècle naissant, est plus d’ordre politique qu’économique. Devant la victoire temporaire du paradigme social-démocrate (Marques-Pereira, 1990) où le travail ne pouvait plus être seulement perçu comme une marchandise, des forces économiques et socio-politiques s’organisent pour reconstruire un ordre libéré des entraves institutionnelles créées par l’État social, comme autant de limites au pouvoir du libre-échange.
Nous avons expliqué ailleurs (Gobin, 1997) comment le modèle de régime politique qui correspond au projet de la Communauté économique européenne (CEE) représente une première rupture avec l’État social, s’écartant aussi radicalement du premier projet d’intégration économique européenne de la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA). La CEE retourne vers le libéralisme économique par la volonté claire des négociateurs d’enrayer la culture « d’État nationalisateur/interventionniste » adoptée par la France et l’Italie ou la culture de contrôle politique de la production du projet CECA. L’on quitte le champ du contrôle de la production pour se centrer sur la promotion du commerce.
Mais c’est surtout l’occasion d’assoir une toute autre façon de penser l’organisation du politique : remplacer « le gouvernement des hommes » par « l’administration des choses ». La CEE se nourrit d’une culture d’organisation internationale de type économique (Cussó, 2012) où, grâce à la possession d’une connaissance internationale et fortement technique, les experts s’autonomisent de la tutelle politique des États. L’on entre dans la formation progressive d’un régime de type technocratique où les experts – et vu qu’il s’agit de mettre en œuvre un marché commun, les experts de marché (économistes, juristes, milieux d’affaires,…) – sont à la source de la formation de la décision. L’expertise technique soumet le politique : les normes techniques, puisqu’elles émanent des « meilleurs experts », sont indiscutables. Seules peuvent être discutées les conditions d’application, de mise en forme, d’exécution. La culture politique d’une technocratie se base sur la recherche, à tout prix, du consensus car l’ordre technique éteint la légitimité du pluralisme politique. Le rôle attribué au traité de Rome est éclairant. Ce traité borne la décision politique : les autorités politiques ne peuvent agir que sous couvert strict du contenu de chaque article [9]. L’on retrouve là le vieux fantasme d’un droit « auto-référent » qui ne serait alimenté que par sa seule et propre logique interne, une logique strictement technique [10]. C’est par la création du droit communautaire européen comme un droit de « rationalité pure » que les juges de la CEE ont pu imposer ses deux célèbres caractéristiques : l’effet direct et la primauté, idéal d’une soumission de l’État membre au droit européen et création de l’image d’une communauté fondée par l’ordre juridique et non plus par le contrat socio-politique. Ce qui permet de comprendre toute la portée de l’arrêt de la cour de Justice européenne de 1970 [11] où s’affirme la supériorité du droit européen sur toute Constitution nationale.
La montée en puissance du néo-libéralisme à l’échelon mondial à la fin des années 1970 s’alimenta tout à la fois des très fortes craintes de la droite conservatrice suscitées par une culture mondiale de la contestation anticapitaliste et l’émergence de régimes en phase avec cette contestation comme celui d’Allende, du renforcement des droits aux ressources et des droits salariaux dans les États sociaux de l’Europe occidentale qui mettait sérieusement en danger la capacité de ponctionner une rente capitaliste sur les gains de productivité, de l’accroissement du pouvoir de ces nouvelles formes de gestion du patrimoine lucratif que sont les grands groupes « financiaro-industriels » multinationaux…
II.2. Pervertir en profondeur l’État social de services publics, soit la démocratie…
Après la victoire du néo-libéralisme comme doctrine de gouvernement dans plusieurs États d’Europe occidentale, avec le lancement du projet du Grand Marché intérieur, l’année 1985 voit l’entrée en force du néo-libéralisme dans la CEE comme mode de gouvernement « normal » et naturel. Le projet d’Union économique et monétaire consigné dans le traité de Maastricht de 1991, par la refonte du système monétaire interne en un système unique, représente une transformation encore plus profonde des imaginaires politiques au fondement de l’État social démocratique.
La monnaie est soustraite au domaine de la décision politique [12] alors que son contrôle public avait permis d’inventer nombre d’institutions concurrentes et limitatrices de la rente capitaliste ; le marché est considéré comme le processus de l’allocation « adéquate » des ressources [13], ce qui permet de planifier les vagues de libéralisation des entreprises publiques dans les divers secteurs d’une part et de mettre en place une surveillance des finances publiques des États par l’établissement de normes budgétaires, d’autre part ; le développement de la compétitivité des entreprises devient l’objectif phare de la croissance économique, et non plus le progrès social ; les politiques sociales ne sont plus appréhendées en tant que dynamiques conférant du droit social mais au contraire comme outils de renforcement de la compétitivité des entreprises, en déstabilisant le droit social. Nous avons retracé dans nos travaux cette « perversion du social » de 1985 à 2008 (notamment Gobin, 2004 (a) et (b), 2012, 2013 (b)).
N’en retenons ici que les traits les plus symboliques pour montrer que l’attaque est double : il s’agit en un même temps de « déspécialiser » le droit social et l’État social afin de les soumettre aux logiques capitalistes marchandes.
La Commission européenne lança, dès 1989, des rapports annuels sur l’emploi qui servirent à diffuser de nouveaux outils cognitifs pour appréhender autrement l’emploi, afin qu’il devienne le vecteur de la marchandisation de l’ensemble de la politique sociale : tout doit être fait pour augmenter l’emploi, lequel doit, quant à lui, améliorer la compétitivité des entreprises. C’est le principe du nouvel indicateur du « taux d’emploi » que sous-tend la théorie d’une population potentiellement « activable » entre 15 et 64 ans : la population se transforme en « capital humain ». Elle devient un « objet passif » bien loin de l’imaginaire du citoyen-producteur antérieur car le néo-libéralisme parvient à réimposer ce mythe proto-scientifique que ce n’est pas le travail du travailleur qui produit la richesse mais l’entreprise ! Ce mythe va déboucher sur l’exigence sans cesse répétée comme un mantra dans les grandes orientations de politiques économiques [14], que l’État doit modifier l’ensemble de ses systèmes de ressources monétaires et humaines (budget, fiscalité, sécurité et protection sociales, enseignement, emploi) pour les réorienter au service de l’entreprise privée. Dans ces rapports, le salaire y est construit comme une charge à baisser, la cotisation sociale comme une « taxe » ou un « coût non salarial ». Un travail spectaculaire s’y déroule sur le plan sémantique afin d’opérer de véritables révolutions lexicales dans le champ de la politique sociale et de remodeler le monde à la vision néo-libérale [15] telle l’invention de la fable qui consiste à présenter comme un donné la structuration des systèmes européens de retraite en trois piliers, qu’il s’agissait dès lors simplement de mieux équilibrer, alors que l’objet de la réforme fut d’imposer cette catégorisation – et la privatisation qui l’accompagne – dans des systèmes où elle était inexistante (comme en France par exemple) (Coron et al., 2013). Ou celle de la fable de la « formation tout au long de la vie » qui construit le salarié en déqualifié perpétuel…
Les principaux verrous qui avaient été posés entre la fin du 19e siècle et les premiers septante-cinq ans du 20e siècle dans la réglementation générale des États afin de constituer un « ordre public social » limitant légitimement l’initiative privée commerciale vont être brisés, l’un après l’autre.
Dès 1986, avec l’Acte unique, la norme sociale européenne de caractère contraignant y est définie comme une prescription minimale qui ne doit pas contrarier le développement des PME [16].
En 1991, la Commission européenne impose à six de ses États membres de dénoncer leur adhésion à la Convention n°89 de l’OIT interdisant le travail de nuit aux femmes.
En 1993, elle introduit une directive portant sur le travail des jeunes [17] qui déroge aux normes de la convention n°138 de l’OIT beaucoup plus protectrice (Gobin, 1994). Ce faisant, elle attaque le symbole de la naissance du droit social (la protection de la femme et de l’enfant au travail) tout en affirmant que le droit européen prime sur tout autre droit, y compris celui issu des obligations internationales.
En 1993, dans le livre vert sur la politique sociale, la Commission européenne annonce que la « législation dure » (directive-règlement) ne sera plus la voie valorisée par l’UE dans ce domaine.
En 1993, la directive sur la réglementation du temps de travail permet en son article 18 la dérogation à la règle des 48 heures de travail sur 7 jours consécutifs sur simple accord volontaire entre le travailleur et son employeur, ce qui mine les fondements même du droit social (Vogel, 1995).
La Charte des droits fondamentaux de 1999 fut l’occasion de réviser à la baisse l’ensemble des droits sociaux fondamentaux pour qu’ils soient acceptables dans un ordre de libéralisme économique : ainsi l’on y consacre le « droit de travailler » en lieu et place du « droit du travail » recadrant le travail dans une vision contractuelle de droit civil ; les droits salariaux n’y sont pas garantis en tant que droits à ressources, le droit à l’action collective vaut tant pour le mouvement syndical que le mouvement patronal (Gobin, 2004 (b)).
Ce minage du terrain social en deux décennies permet en 2006 à la Commission européenne de sortir un livre vert dont l’intitulé « Moderniser le droit du travail » annonce l’intention de passer à la vitesse supérieure dans les réformes à faire : la norme d’emploi à promouvoir devient le contrat à durée déterminée, les conditions de licenciements doivent être facilitées. La Commission s’y demande si la distinction entre droit commercial et droit social est encore bien d’actualité [18].
La Cour de Justice de l’UE (CJUE) donnera le coup de grâce en 2007-2008 au modèle européen continental de droit social [19] avec ses arrêts Viking, Laval, Rüffert [20], qui confèrent le droit au juge national d’évaluer la pertinence d’une grève, dès lors qu’elle entrave une des quatre libertés de circulation commerciales (dans les cas jugés, la liberté d’établissement), alors qu’il s’agit bien là du sens de la grève !
L’arrêt du 19 juin 2008 est encore plus déterminant pour achever le modèle non seulement de l’État social mais aussi celui de l’État-nation, étant donné la portée de l’affaire. La Commission européenne attaque le Grand-Duché de Luxembourg pour avoir transposé dans son droit interne la directive sur le détachement des travailleurs [21] d’une façon trop favorable pour le monde du travail, ce qui pourrait entraver la liberté d’établissement des employeurs. Le Grand-Duché avait mobilisé la notion centrale « d’ordre public » pour justifier sa décision. Et c’est celle-là même qu’attaque l’arrêt de la CJUE en déclarant qu’un État membre ne peut plus décider unilatéralement du contenu de son ordre public indépendamment des obligations de droit communautaire, et donc que l’exception d’ordre public est invalide s’il s’agit d’entrave à l’une des quatre libertés commerciales.
Cet arrêt nous permet de mesurer toute la portée de l’article 4 du nouveau traité de Lisbonne qui entra en vigueur le 1er décembre 2009. L’alinéa 2 nous fournit une vision extrêmement minimaliste des fonctions essentielles de de l’État (maintien de l’intégrité territoriale, de l’ordre public et de la sécurité nationale) et insiste bien sur le fait que seule la sécurité nationale relève de la seule responsabilité de l’État !
Le devoir de loyauté à l’égard de l’Union, et de ses politiques, inscrit à l’alinéa 3 de cet article, confère dès lors à l’ensemble l’image d’un État de souveraineté extrêmement minimal qui ne peut plus exprimer le lien de la loyauté politique fondamentale : le lien démocratique entre gouvernement et peuple.
Tout était en place pour passer au stade de la mise sous-tutelle des États « déloyaux », ce qui sera le fait de la nouvelle gouvernance économique…
Mais épinglons encore le règlement européen du 17 juin 2008 [22] qui classe le contrat de travail dans la catégorie des obligations contractuelles de la matière civile et commerciale et pose le principe d’une liberté de choix universel entre les parties contractuelles quant à la loi régissant le contrat.
II.3 De la gouvernance européenne à la nouvelle gouvernance économique
L’étude exhaustive des transformations administratives nationales pour s’adapter à la nouvelle hiérarchie – institutionnelle, légale et programmative – de l’UEM montrerait qu’il s’y est déroulé une véritable révolution institutionnelle de par le nombre de réunions, de création de nouveaux comités administratifs transnationaux, d’introduction d’obligations de rapports et de collectes de données pour l’UE, de formatage particulier des données statistiques. Les institutions nationales sont désormais étroitement imbriquées dans l’administration européenne et forme avec celle-ci un nouveau système, dans une situation de dépendance. Cette déclaration des autorités de l’UE de 2001 ne peut être prise à la légère :
« L’Union économique et monétaire s’est accompagnée d’un changement de régime majeur qui ne peut réussir que si tous les principaux acteurs en matière de politique économique assument des responsabilités nouvelles » [23].
Ce changement de régime, nous l’avions décrit comme double (Gobin, 2005 (c)), sur la forme et sur le fond, pour insister sur les fortes contraintes administratives qui pèsent sur l’État avec l’obligation de soumettre aux autorités européennes de plus en plus de rapports nationaux qui expliquent et légitiment les politiques nationales en fonction des orientations européennes et pour insister sur la transformation de fond : le lent glissement de loyauté des gouvernements, des populations nationales vers les autorités européennes, qui elles, de façon dominante, suivent ce que dicte « le marché ». Dans le système de contraintes pesant sur les gouvernements nationaux, le perdant est l’État démocratique, et la souveraineté nationale, mais non les gouvernants eux-mêmes dont le pouvoir collégial, dans les conseils européens, se trouve renforcé grâce à la distanciation que crée l’intergouvernementalisme entre gouvernement et parlement national.
Ce système de contraintes était déjà suffisamment stabilisé pour permettre en 2000 la déclaration symbolique de changement de régime avec le Livre blanc sur la Gouvernance européenne [24]. Le subtil travail de pose de frontières entre pouvoir public et pouvoirs privés et d’indépendance/séparation entre législatif, exécutif et judiciaire qui fut au cœur de la constitution de l’État social/de l’État démocratique est balayé dans le modèle de la gouvernance où la métaphore du pouvoir en réseau et en « multi-niveaux » transforme tout le monde en « partenaires » et personne en « responsable ».
La tentative de faire adopter une Constitution européenne représentait la « cerise du gâteau » de ce changement de régime. L’on a pu mesurer la colère des autorités politiques pro-UE devant la possibilité que des peuples puissent renverser des choix technocratiques avec les référendums français et hollandais.
Il fallait y remédier, par la nouvelle gouvernance économique ; et le traité de Lisbonne, en son article 4, en pave la voie.
La crise financière de l’automne 2008 indiqua clairement le sens de « la nouvelle loyauté » : alors que depuis 1993 et l’application du traité de Maastricht, l’évolution des dépenses publiques et des salaires était collégialement surveillée avec l’injonction générale de réduire « le coût du travail » et de la sécurité sociale (Gobin, 2013 (b)), l’endettement de certains États pour soutenir des banques privées montra qu’il était permis aux États de s’endetter de façon colossale [25] mais non pour refinancer le système social de services publics et de sécurité sociale.
L’entrée en vigueur du traité de Lisbonne permit aux autorités de l’UE d’utiliser la détérioration des finances publiques de plusieurs États membres pour imposer une « loyauté renforcée » à l’égard des orientations néo-libérales de politique économique.
III. Mise en place et dynamiques de la nouvelle gouvernance économique
Des sommets de printemps du Conseil européen de mars 2010 à mars 2012, l’UE déploya un dispositif impressionnant de mise en route d’un nouveau cadre décisionnel, dénommé « nouvelle gouvernance économique ».
Elle repose sur l’adoption et l’entrée en vigueur d’un ensemble de onze textes, étroitement imbriqués et de natures distinctes, comprenant sept règlements et une directive de l’UE (six + two packs), deux traités intergouvernementaux (le traité sur le mécanisme européen de stabilité (MES) et le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) ainsi qu’une déclaration politique intergouvernementale (le Pacte euro+). Mentionnons ici de façon très synthétique le contenu de cette gouvernance pour pouvoir plutôt nous pencher sur les transformations qu’elle induit. Degryse (2012) donne de ces textes une description précise, tout en les insérant dans une chronologie détaillée [26] : nous y renvoyons le lecteur.
Ce dispositif renforce les mécanismes de surveillance des politiques budgétaires et des politiques économiques des États membres, durcissant le Pacte sur la stabilité et la croissance de 1997, par l’introduction d’un nouveau rythme de surveillance échelonné sur toute l’année, sans interruption, qui confère une légitimité et un pouvoir très étendu à la Commission européenne puis qu’elle va contrôler le contenu du budget public des États, et ses orientations macro-économiques, avant qu’ils n’aient été adoptés par le parlement national (contrôle ex ante). Si les réformes demandées ne sont pas adoptées rapidement, la Commission peut imposer des sanctions monétaires à titre préventif mais le système s’agrémente aussi de sanctions à titre correctif lorsque la réforme – du budget ou des politiques macro-économiques – n’a pas été réalisée complètement ou adéquatement. Mais ce système de surveillance est devenu en fait un pilotage, et de type technocratique. Tout au long de l’année, des experts surveillent, à l’aide d’un tableau de bord de onze indicateurs, l’évolution socio-économique de chaque État-membre.
À côté de cette planification économique « ordinaire », la Commission européenne peut intervenir d’urgence si elle estime qu’une situation de « déficit excessif » du budget ou que des « déséquilibres macro-économiques excessifs » risquent de perturber gravement la stabilité financière de la zone euro. Rythme de contrôle, obligation de réformes et rapidité de celles-ci augmentent encore.
Enfin, lorsqu’un État tombe sous le coup du MES (refus de crédit par les banques [27]), la « troïka », nouvel acteur tricéphale fusionnant Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international, prend les rênes du gouvernement et impose un plan d’ajustement structurel. Dans ce cas, l’État est démis complètement de son autorité et mis sous tutelle d’un acteur politique « bizarroïde » dont la composante majoritaire est bancaire.
L’orientation politique générale qui ressort de ces textes est l’approfondissement de celle adoptée par l’intégration européenne depuis 1985, une politique de libéralisme économique qui vise à instituer « l’investisseur » privé comme l’acteur-clé de la société libéré de toute entrave et, à cet effet, détourne de plus en plus de richesse collective des mécanismes de socialisation de l’État et de la négociation collective vers le patronat. Ce qui est nouveau, c’est la radicalisation que sous-tend une volonté d’hégémonie totale : aucune « déviance » ne peut plus être admise, une planification de l’extinction des « déviances économiques » est introduite, ce qui devrait aboutir dans vingt ans [28] à un « ordre de marché parfait ».
Le caractère contre-démocratique de ce système repose sur quatre grandes dynamiques :
le rétrécissement extraordinaire de l’autonomie du politique et de l’espace politique décisionnel par la mise sous tutelle technocratique de l’État ;
l’atteinte grave aux droits sociaux fondamentaux ainsi qu’à la légitimité de l’acteur syndical ;
la situation d’insécurité juridique produite par un ensemble de textes de nature hybride et dont la complexité débouche sur l’illisibilité de la loi ;
l’utilisation de la rhétorique de l’urgence et la banalisation des mesures d’exception.
III.1. Extinction du politique – extinction de la souveraineté populaire
Quand la politique à suivre est planifiée sur un long terme (vingt ans si on suit la norme de réduction fixée pour la dette publique), qu’elle ne peut être débattue et que toute pratique contraire ou qui s’en écarte est considérée comme déviante et doit être punie, le politique est éteint, et avec lui le suffrage universel. À sa place, le fantasme d’une société qui peut et doit être administrée par des règles découlant d’un cadre formel présenté comme indiscutable car relevant d’une logique technique. La dynamique générale qui alimente ce fantasme de « gouvernement automatique » relève de la comptabilité commerciale.
Un budget doit être en équilibre, mieux il doit être bénéficiaire, quel que soit le prix à payer pour satisfaire ce dogme. Et pour être encore plus formel, autant élaborer le budget de toutes les entités administratives du pouvoir politique national sur une base pluriannuelle, c’est ce que réclame la gouvernance économique ! Cependant, la comptabilité nationale d’un pays n’est pas d’ordre commercial mais politique, hautement symbolique. Elle est un outil de puissance publique qui exprime par ses choix de dépenses et de recettes la substance de la res publica, l’organisation et le sens de la fonction publique et le rapport politique entre tous les contribuables. Plus fondamentalement encore, elle représente la capacité d’autonomie de la société sur elle-même dans sa façon de définir et d’opérationnaliser l’activité sociale et ce qui est producteur de valeur. C’est pourquoi le rituel d’aval et de contrôle budgétaires des élus était aussi central dans l’élaboration budgétaire. Plus l’État social s’était éloigné de la vision étriquée de l’économie capitaliste où seuls les échanges marchands sont producteurs de valeur, plus le degré de liberté collective avait augmenté en assumant collectivement qu’il y a une valeur sociale beaucoup plus vaste et complexe que la valeur marchande et que c’est l’activité humaine dans toutes ses dimensions sociales qui en est la source. La porte ouverte vers une créativité sociétale permettant d’inventer de nouvelles monnaies, une nouvelle comptabilisation de la valeur est ainsi fermée avec fracas, le capitalisme ne pouvant accepter l’émancipation économique qu’entraîne la socialisation large des richesses. L’on préfère détruire de la richesse plutôt qu’elle serve à produire de l’égalité car c’est bien cela le sens de la nouvelle norme budgétaire de la « règle d’or » imposée par le TSCG. Imposer que l’idéal budgétaire soit d’être en excédent, c’est imposer que l’État se refuse à utiliser toute la richesse socialisée à sa disposition pour faire fonctionner la société et donc détruise une part de ses capacités d’action. Un tel État trahit son peuple et se soumet à l’accumulation financière privée. Et quelle désolation, cette régression cognitive « protoscientifique » [29] de la conception de la finance publique !
III.2. Casser le droit du travail pour faire triompher le pouvoir de la rente capitaliste
Les plans d’austérité et les mémorandums imposés aux populations depuis 2010 sapent en profondeur l’ensemble des systèmes de droits sociaux et syndicaux, qui déjà, avaient été bien malmenés depuis le début des années 1980. D’une part, les droits aux ressources sont fortement réduits (salaires, chômage, retraites, soins de santé), alors que ces droits conféraient au salarié une reconnaissance politique de producteur de la société et la majorité des salariés sont désormais conçus comme déqualifiés permanents sous la tutelle d’organismes de remise au travail. D’autre part, les mécanismes de pouvoir syndical, dont ceux de la négociation collective, sont aussi profondément touchés (Schömann, 2012 ; Dufresne, 2013). Les mesures d’exception les plus spectaculaires, comme en Grèce, abolissent des conventions collectives pour imposer le pouvoir patronal unilatéral dans l’entreprise. C’est l’esprit même de la légitimité du pouvoir syndical qui est remis en cause. Ainsi, dans un rapport de 2012, la Commission européenne présente un modèle économique idéal basé sur une baisse radicale de tous les minimas sociaux actuels et sur la neutralisation du pouvoir syndical dans la formation des salaires [30]. Les salaires mis sous haute surveillance deviennent un des indicateurs centraux pour mesurer le « déséquilibre macro-économique ». [31] Dans un tel contexte, la Commission européenne en 2012 a tenté de faire passer un règlement européen coulant en norme générale la jurisprudence antigrève de la Cour de Justice (Rocca, 2013). L’essai a échoué mais il permet de montrer le climat antisocial très marqué de cette gouvernance. Le contenu recherché – la minorisation radicale du droit du travail, si ce n’est son extinction – prévaut désormais sur la forme. La CJUE n’a ainsi pas hésité en 2012 à créer une jurisprudence qui anéantit une des rares lois sociales européennes [32]. Les mémorandums sont en violation flagrante de la plupart des principes sociaux coulés dans les traités de l’UE dont le principe du dialogue social. Le social semble être soumis aujourd’hui à un arbitraire qui rend tout possible. En tous cas, ces mesures font grimper magistralement chômage et pauvreté… tout comme leur contraire, les revenus mobiliers. L’inégalité sociale redevient comme avant 1945 le moteur du fonctionnement économique.
III.3. Insécurité juridique… le retour à l’arbitraire d’un pouvoir fort…
Ces onze textes ne peuvent être lus séparément, ils ne peuvent non plus être lus indépendamment des deux traités sur lesquels se fonde l’Union européenne. Cet imbroglio textuel de près de 700 pages rend impossible l’adage démocratique fondamental qui pose que le citoyen ne peut ignorer la loi. Qui peut prétendre encore contrôler le contenu de cet ensemble, non seulement à cause de la masse textuelle mais aussi en raison de l’interpénétration technique des textes où préambules et articles introduisent de multiples renvois entre cet ensemble textuel lui-même et d’autres textes encore. D’un texte à l’autre s’égrènent des « quasi-paraphrases » où le vocabulaire fluctue légèrement, ce qui confère à l’ensemble un flou problématique (est-on dans de la planification, du partenariat, de la surveillance multilatérale,… ?).
Finalement, cet ensemble textuel instaure un nouvel ordre politique dont les tracés ne sont qu’à peine esquissés car il se construit sur le mélange de deux ordres, l’ordre juridique communautaire et un ordre intergouvernemental circonstancié, à géométrie variable (variable d’un texte à l’autre). Le TSCG et le MES mobilisent des institutions communautaires comme la Commission européenne ou la Cour de Justice mais dans un cadre inédit où les limites de leur pouvoir et de leurs compétences ne sont pas arrêtées. Quant à la Commission européenne, elle banalise le recours à un acteur extérieur à l’ordre juridique communautaire, le FMI, lui attribuant pouvoir et rôle dans un scénario dont les ressorts ne sont guère explicités mais dans lequel on pose le principe de la loyauté infaillible des États envers cette institution créancière. Et comme le contenu des plans d’ajustement structurel (« des mémorandums ») plonge dans la souffrance une part importante des peuples qui y sont soumis, comment ne pas y lire un transfert de loyauté, et avec lui, l’extinction de la souveraineté populaire ? Encore plus grave, peu de recours existent dans ce nouvel ordre contre les décisions adoptées, à part la possibilité qu’un État parvienne à convaincre une majorité qualifiée d’États pour bloquer une décision de la Commission ou sorte de l’Union européenne. Peut-on encore parler « d’État de droit » ?
III.4. L’urgence et l’exception comme cadre ordinaire de la gestion politique
La nouvelle gouvernance économique fut élaborée, adoptée et appliquée à une vitesse effarante si l’on prend comme repères les processus antérieurs de la construction européenne. Une telle vitesse prend littéralement de court la possibilité de mobiliser une opposition démocratique, déjà bien freinée par la complexité de l’édifice. Les plans d’austérité et les mémorandums furent eux aussi appliqués brutalement au nom de l’urgence. Cette urgence n’a qu’une seule justification : démontrer aux acteurs financiers que les États peuvent imposer à leur peuple des mesures fortes qui satisfont les détenteurs de la propriété lucrative. Cette dynamique banalise le renversement de loyauté [33].
Cette lecture s’impose devant l’indifférence des gouvernants aux mobilisations populaires, dont l’ampleur est pourtant inédite depuis de nombreuses décennies, et devant la banalisation de mesures d’exception, comme l’usage de plus en plus fréquent de tirs à balle de caoutchouc [34] par la police contre les manifestants. Urgence et exception au nom de la nécessité. Où y-a-t-il une place pour la réflexion et la délibération collectives ? Et l’opposition ?
Conclusions
Dans ces conditions, il n’est plus possible de parler d’États dans l’UE de façon scientifique, dès lors qu’il s’agit de classer cet objet politique nouveau qui émerge de l’élagage de l’initiative et de la liberté publiques opéré par la nouvelle gouvernance économique de l’UE sur les États membres. Nous sommes plus proche de l’image d’un empire (dans sa dimension territoriale) doté de quelques villes impériales qui regroupent les principales institutions du pouvoir et « d’États-provinces », entités subordonnées au contrôle et à la volonté d’institutions juridiquement et politiquement supérieures [35] que l’on pourrait taxer d’État européen mondialisé (vu la nouvelle importance du FMI) dont le régime politique est de type technocratique et oligarchique, au service d’une nouvelle bourgeoisie financière. Ce qui n’empêche pas que certaines provinces soient beaucoup plus puissantes que d’autres. Devenir un « dirigeant européen » devient un nouvel objet de convoitise car cela permet de disposer de beaucoup plus de pouvoir qu’un simple représentant national. Il s’agit d’un attrait relativement nouveau [36] illustrant l’émergence d’un nouveau régime. La mise sous tutelle des deux grandes figures qui émergeaient de l’État social, la puissance publique libre de son initiative d’imposer un ordre public social et le citoyen-producteur mis hors fata par la légitimité, la force et la solidité de ses droits aux ressources, éteint le caractère démocratique de nos systèmes politiques.
Il est néanmoins possible d’imaginer – et certainement très souhaitable dans le contexte de la dégradation générale des écosystèmes actuels qui peut menacer la survie de l’humanité – des formes de fédéralisme ou de confédéralisme démocratique à l’échelon européen mais sur la base d’un projet et d’un esprit politiques radicalement distincts qui rangeraient le capitalisme, et sa doctrine de libéralisme économique, parmi les vieux objets obsolètes témoins de la folie de l’immaturité qui a pu jalonner l’histoire de l’humanité.
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