En Belgique, la légitimité des agences de notation ne fait manifestement plus débat. Et pourtant, n’est-il pas troublant que des élus du peuple, représentants de la souveraineté nationale, se plient aux verdicts d’entreprises privées états-uniennes ? Nos politiques doivent prendre distance avec le verdict de celles-ci.

Photo : « fitch rating » par kavitakapoor, CC BY-NC-SA 2.0.
La consternation est de mise. À droite comme à gauche, la plupart des politiciens et commentateurs rivalisent de gravité. Ils accueillent la décision de rétrograder la note de la Région bruxelloise par S & P Global, puis celle de la Belgique par Fitch Ratings, avec la même attitude. Pas vraiment surpris en réalité, ils mettent le doigt eux-mêmes, depuis des années, sur de « graves problèmes » dans la gestion publique. Ils sont également habités par un sentiment d’urgence : la situation est dramatique, insoutenable, proche de la Grèce de 2010, et appelle un changement de cap immédiat. Le MR s’apprête à déposer une note pour « sauver Bruxelles », tandis que la N-VA semble se féliciter de cette rétrogradation démontrant la « nécessité de ses réformes ». Tous donc ou presque se plient à la sentence… mais de qui, déjà ?
Des agences de notations. S & P Global, Moody’s et Fitch Ratings sont des entreprises privées états-uniennes qui vendent des notes évaluant la capacité d’entreprises et d’États à honorer leurs dettes. En situation d’oligopole (à la source de 95 % des notes octroyées), elles sont rémunérées principalement par les emprunteurs qui « achètent » une note devenue indispensable pour lever des fonds à des taux raisonnables sur les marchés financiers. Cette situation propice aux conflits d’intérêts a aggravé la crise des subprimes (ces produits toxiques ayant bénéficié d’une note trop généreuse), à tel point que de nombreux experts avaient diagnostiqué la fin de leur règne. À tort. Comme l’illustrent les réactions actuelles en Belgique, la légitimité des agences de notation ne fait plus débat. Et pourtant.
Un renversement de souveraineté
N’est-il pas troublant que des élus du peuple, représentants de la souveraineté nationale, se plient aux verdicts d’entreprises privées états-uniennes ? Ici aussi, le parallèle avec la situation grecque mérite d’être dressé. En dégradant trop tardivement et lourdement la note de la Grèce, les agences de notation avaient mis en échec les mesures gouvernementales anti-austéritaires pourtant plébiscitées. Là s’incarnait, selon le sociologue Wolfgang Streeck, la confrontation entre la « souveraineté populaire » (StaatsVolk) et la « souveraineté du marché » (MarktVolk). On pourrait arguer, à l’inverse, que l’évaluation des agences de notation constitue un « contre-pouvoir » limitant les erreurs des élus du peuple. Certes, ces erreurs ont été signalées trop tard et brutalement dans le cas grec. Mais, fondamentalement, l’avis de ces agences protège le peuple contre les dérives politiciennes, car tout le monde a intérêt à une gestion saine des finances publiques. Non ?
Des critères politiquement situés
De fait, quel est le problème, en fin de compte, de soumettre les politiques publiques à une évaluation extérieure ? N’avons-nous pas affaire là à une démarche de gestion saine de l’argent des contribuables ? Malheureusement, les critères d’évaluation mobilisés par les agences de notation ne sont pas aussi « neutres » et d’une « objectivité incontestable » que ne le suggère le concert des réactions politiques en Belgique. Ils représentent les intérêts de la communauté financière, celle-là même qui prête son argent à l’État en achetant ses obligations. Telle est leur fonction, explicite et assumée. Ainsi, un équilibre entre recettes et dépenses est-il bien accueilli, non pas parce qu’il témoigne d’une bonne gouvernance, mais parce qu’il garantit le respect des remboursements. Pareillement, dans son rapport dévolu à la Belgique, Fitch Ratings salue les réductions des allocations de chômage adoptées par le gouvernement Arizona, non pas parce qu’elles « mettent en valeur » le travail, mais parce qu’elles diminuent les dépenses publiques.
Hier comme aujourd’hui, l’intérêt de la communauté financière n’est pas parfaitement aligné avec l’intérêt général. Et que dire de demain ? Dans un contexte où le manque de financement de la transition écologique – le fameux climate investment gap – est estimé à plusieurs milliards d’euros, la souveraineté des agences de notation ne risque-t-elle pas d’entraver la souveraineté populaire ? Les représentants de l’intérêt général doivent donc parfois prendre distance avec le verdict des agences de notation. Mais le peuvent-ils seulement ?
Des leviers pour une souveraineté financière
Les administrations publiques ont besoin d’argent. Et les investissements dans la transition écologique devront être financés. Notre destin n’est-il dès lors pas lié à celui de la communauté financière et de ses porte-paroles ? Non. Car nous pouvons choisir à qui nous avons des comptes (et de l’argent) à rendre. Autrement dit, d’autres canaux de financement peuvent être mobilisés afin d’affirmer une certaine « souveraineté financière ». À commencer par l’épargne des ménages. La presse économique se félicite régulièrement, sur base des rapports des banques ou d’instituts de recherche, que les Belges soient parmi les plus riches au monde : le patrimoine financier des ménages est d’environ 1622 milliards d’euros (chiffres fin 2024). Outre l’inégale répartition de ce montant, sa destination est rarement interrogée. Or, cette épargne est massivement dirigée vers des fonds d’investissement principalement composés d’actions de grandes entreprises, souvent états-uniennes. Est-il absurde d’aspirer à réorienter cette épargne, de Tesla vers l’État belge ?
Le pouvoir des agences de notation est à la hauteur de notre dépendance aux marchés financiers. Pour être en mesure d’adopter des politiques en faveur de l’intérêt général, mais en défaveur de la communauté financière, d’autres leviers de financement doivent être mobilisés. Il nous faut retrouver une souveraineté financière.
Cette carte blanche a paru sur le site de La Libre, le 22 juin 2025.





