Le 23 septembre, Lily Zalzett et Stella Fihn ont présenté leur ouvrage, « Te plains pas, c’est pas l’usine », à Bruxelles [1]. Stella travaille dans le secteur associatif français. Lily milite dans des espaces où militantisme et action associative s’entremêlent. C’est à travers ce double point de vue de salariée et de militante qu’elles mettent en discussion la place des associations françaises dans l’économie et son lien avec les conditions de travail. Quelles convergences avec la Belgique ? Quelles alternatives collectives pour sortir de l’isolement et du silence autour du travail associatif ? Qu’est-ce qu’une approche féministe peut y apporter ?
Souvent représenté comme un îlot qui échapperait à l’économie capitaliste et à la subordination salariale, le secteur associatif génère plus du 5% du PIB et rassemble plus de 12% de l’emploi salarié en Belgique. Outre l’emploi massif de travail bénévole, ce secteur se caractérise par une surreprésentation des emplois à temps partiel (majoritairement féminin) et un niveau de salaire inférieur à la moyenne. En effet, l’écart entre le salaire moyen dans ce secteur et dans le reste de l’économie avoisine les 15% [2].
À ces conditions salariales s’ajoutent des formes de financement de plus en plus contraignantes qui, en accord avec les logiques du nouveau management public [3], priorisent le quantitatif sur le qualitatif. Par exemple, dans le secteur de la santé, le financement est conditionné à la quantification des actes, alors que dans les associations socioculturelles, d’action sociale, écologique ou urbaine, les formes de financement structurel laissent la place aux appels à projets et à la vente de services. Les impacts sont nombreux pour les travailleur·euses : mise en concurrence entre associations ; surcharge de travail administratif au détriment du temps de travail nécessaire à la réalisation des missions de l’association ; développement de projets ne correspondant pas à ces missions, mais aux besoins des pouvoirs subsidiant ; ou encore, remplacement des coordinateur·ices de terrain par des managers dont l’objectif est l’extension de la structure associative (ce qui, tout comme dans l’économie marchande, devient une condition de survie) grâce à une gestion qui vise à maximiser le retour sur investissement [4]. La tendance à ce nouveau management associatif implique un contrôle accru sur le travail de la part des pouvoirs subsidiant (privés ou publics). Un processus silencieux qui parvient à métamorphoser la quotidienneté du travail, son organisation, ses missions, les liens et formes de rapport entretenus avec les « usager·es », désormais appelé·es « public », et les travailleur·euses d’autres associations devenues, selon la novlangue associative, des « partenaires ». En effet, « public » et « partenaires » font partie, selon cette même logique, d’un « réseau » qui, tout comme la logique capitaliste appelant à une croissance illimitée, doit sans cesse s’élargir [5].
Dans ce contexte, les travailleur·euses se trouvent devant une réalité encore peu visibilisée, mais de plus en plus explosive : la perte de sens au travail, voire le burn-out. Voilà l’un des sujets que Lily Zalzett et Stella Fihn analysent avec autant de simplicité que de profondeur. Sans prétention d’exhaustivité, elles puisent d’abord dans l’origine de l’associatif afin de mieux cerner, ensuite, ses évolutions. Une démarche qui permet de comprendre les conditions de travail dans le secteur associatif non pas comme un dysfonctionnement social, mais comme une partie intégrante du rôle des associations, tout en offrant des pistes pour son dépassement.
Bref historique du secteur associatif français et belge
En France, le régime des associations à but non lucratif relève de la loi du 1er juillet 1901 qui reconnait et donne une forme institutionnelle aux « associations de fait », statut juridique qui désigne une diversité de structures issues notamment de la classe ouvrière, mais aussi des congrégations religieuses. Ce régime associatif est mis en place par Pierre Waldeck-Rousseau, alors président du Conseil et ministre de l’Intérieur et des Cultes qui, comme le rappellent Lily et Stella, soutiendra l’intérêt de cette loi en tant qu’« outil de paix sociale » dans un contexte où des organisations ouvrières à visée émancipatrice sont en pleine expansion [6].
En Belgique, la création des associations se produit 20 ans plus tard avec la loi 1921. Il s’agit, comme en France, de donner une forme institutionnelle aux structures majoritairement ouvrières (mutuelles, coopératives, syndicats…), mais, à la différence de la France, ces organisations ouvrières sont historiquement intégrées dans trois piliers qui structurent les clivages confessionnels et politiques des élites belges (chrétienne, socialiste et libérale). Le secteur associatif vient renforcer ces trois piliers, auxquels sont déléguées des missions de service public comme l’enseignement, la culture, le travail social ou la santé. L’origine du secteur associatif en Belgique est en effet liée à une logique de privatisation par l’associativisme des services publics. En même temps, le lien entre partis majoritaires (au sein du gouvernement) et associations financées par l’État participe d’un phénomène de « clientélisme politique », terme souvent véhiculé en Europe pour désigner les pays du Sud global, mais peu mobilisés à l’heure de parler de leurs propres « démocraties ».
La Belgique est l’un des pays modèles en ce qui concerne l’organisation sociale des services publics à travers les associations. Le développement de ces structures publiques privées s’est construit en détriment de celui des institutions publiques étatiques. En France, par contre, les associations ne connaissent un véritable essor qu’à partir de la crise économique des années 1970. Impulsées par l’Etat, les associations seront, selon Lily et Stella, l’une des réponses aux nouvelles revendications qui émergent en dehors des structures traditionnelles des classes travailleuses (féministes, antiracistes, environnementales, antipsychiatriques…). En d’autres termes, elles seront chargées de la gestion de ces nouvelles questions sociales [7]. Mais elles seront également envisagées en tant qu’outil de contrôle social sur une frange de la population et des mouvements sociaux pour lesquels l’État ne dispose pas encore d’interlocuteurs. Enfin, cet essor de l’associatif intervient dans un contexte d’austérité budgétaire où l’État cherche à diminuer ses « dépenses ». La transmission des missions des services publics étatiques (exercées par des fonctionnaires) au secteur public non étatique permet de faire de belles économies. Le travail associatif est un instrument de politique budgétaire qui, au lieu de renforcer les services publics exercés par des fonctionnaires statutaires, finance des initiatives marchandes ou non marchandes en employant notamment des travailleuses aux contrats précaires, moins bien rémunérées.
La Belgique connaît également une multiplication des associations et un véritable développement du salariat associatif durant les années 1970. Des secteurs associatifs émergent pour pallier aux nouveaux besoins publics. Outre ceux cités ci-dessus pour la France, il faut souligner les secteurs associatifs développés dans le cadre de la mise en œuvre des politiques visant à encourager la participation des femmes au marché de l’emploi [8], tels que les crèches, les maisons de repos, les écoles de devoir, l’accueil extrascolaire ou l’aide à domicile. Le développement du secteur associatif sera destiné à suppléer les manquements du secteur public étatique en ce qui concerne le remplacement du travail reproductif (de la force de travail). Ce développement associatif sera plus important dans les secteurs jugés peu rentables par le capital privé. Mais, comme c’est notamment le cas des maisons de repos, des agences de titres-services ou d’aide à domicile aux personnes âgées, lorsque le capital privé « découvre » la rentabilité d’une activité, le secteur associatif tend à s’effacer au profit d’entreprises commerciales [9]. Et, souvent, avant de céder la place, ces structures associatives n’hésitent pas à appliquer les mêmes instruments de gestions que dans le secteur privé, en visant la rentabilité au détriment des travailleuses. Ces processus de privatisation, de nouveau management public (et associatif) et de renchérissement des services publics mettent à mal la soi-disant libération des femmes par leur mise au travail salarié. Dans une société où les hommes continuent à s’exempter du travail de reproduction, les femmes sont envoyées sur un marché du travail (précaire) sans possibilités de trouver un remplacement pour le travail de reproduction.
Exploitation et contrôle en milieu associatif
En se centrant sur le développement des associations d’accompagnement et de lutte pour l’accès aux droits, Lily et Stella posent la question : existe-t-il un lien entre la professionnalisation des militants/collectifs et l’affaiblissement des dynamiques de lutte ? En effet, nous expliquent-elles, ce secteur s’appuie fortement sur le milieu militant pour déléguer une bonne partie d’un travail qui devrait être pris en charge par l’État ou par des structures associatives disposant des moyens nécessaires. Rédaction des dossiers de demande d’asile, accompagnement administratif, recherche de logement, production et/ou distribution de nourriture… de plus en plus sollicité·es par l’associatif pour réaliser le travail d’accompagnement social, les militant·es n’ont plus le temps d’œuvrer au développement d’un rapport de force pour l’obtention de droits. La lutte est ainsi neutralisée par un travail social constant. Les exemples développés par Lily et Stella montrent bien comment l’exploitation du travail militant (« bénévole ») a des impacts majeurs sur l’organisation d’un rapport de force visant des transformations structurelles. Une réalité à laquelle nous ajoutons un autre aspect concernant l’instrumentalisation de ce travail « bénévole » des militant·es pour gérer les questions sociales tout en diminuant le budget public alloué à cette tâche. En effet, on peut observer un processus de glissement en cascade de travail public vers le privé (répondant à une logique des responsabilités individuelles) consistant à déléguer le travail des fonctionnaires aux travailleur·euses des associations (aux contrats plus précaires) qui, à leur tour, confient une part de ce travail aux militant·es (bénévoles). Ce processus, que nous allons appeler « chaîne du travail public » [10], ne parvient cependant pas à compenser la masse de travail nécessaire à gérer les questions sociales. Il impliquera donc dans ce même mouvement : un élargissement du secteur privé commercial ; un redoublement du travail de reproduction réalisé par les femmes dans leurs foyers (notamment de celles qui ne comptent pas avec les moyens nécessaires pour déléguer ce travail moyennant une rémunération) ; ainsi qu’un renforcement des « chaînes de care mondialisées ».
Cette tendance à la privatisation des services publics s’accompagne du développement du nouveau management public (NMP). Sous prétexte d’une organisation bureaucratique et donc inefficace du secteur public, le NMP consiste à transposer les méthodes de gestion du secteur privé (propre au secteur du travail dit « productif ») vers le public. Cette méthode de gestion et d’organisation du travail vise principalement la diminution des coûts, le renforcement de la productivité et de l’intensité du travail. Elle implique notamment une quête de « rationalisation » et de standardisation des tâches. Les missions publiques sont ainsi de plus en plus évaluées à travers des paramètres standardisés.
Ce NMP implique à son tour un nouveau management associatif qui s’impose notamment à travers le passage de financement structurel vers des appels à projets où des subventions se fondent dans des logiques de marchés (publics). Ce processus renforce le contrôle sur les activités associatives. Lorsque les associations dépendent des appels à projets pour maintenir les salaires, voire même parfois, pour survivre en tant qu’association, l’État peut plus facilement, et à plus court terme, exercer un contrôle direct sur leurs activités. De plus, étant donné la mise en concurrence pour décrocher un appel à projet, les associations sont poussées à l’(auto)censure, qui dépasse parfois la seule rédaction du projet. Si durant le déroulement de celui-ci elles ne remplissent pas les attentes des pouvoirs subsidiant, les chances de décrocher un nouveau projet sont réduites. En outre, comme le soulève un participant du débat tenu à Bruxelles le 23 septembre, dans la dynamique des appels à projets, les travailleur·euses sont amené·es à intégrer un vocabulaire qui est propre à l’entreprise néolibérale, ce qui produit un certain formatage idéologique. En effet, l’intégration de ces mots n’est pas neutre. Les signifiants véhiculent des logiques propres qui structurent la pensée et donc, aussi, l’action.
Enfin, le conditionnement du financement à la quantification des actes ou par des appels à projets pousse les associations (comme les services publics étatiques) vers une logique marchande consistant à prioriser « l’efficience », terme qui traduit en fait, la « capacité de rendement ». Pour être efficient, le travail consistera à être « synthétique », « efficace » et « compétitif ». Les nouveaux mots d’ordre seront : efficacité, timing, com’, public, réseau. Il s’agit non seulement de faire plus en moins de temps, mais aussi de miser sur une forme qui sera déterminée par un nombre, celui correspondant au « public », aux partages sur les réseaux sociaux, aux activités…. Ce processus n’est pas spécifique au milieu associatif. Il englobe tous les secteurs du travail de reproduction et des soins. En effet, dans le patriarcat capitaliste [11] l’organisation du travail dit « productif » s’impose au travail reproductif. Ce qui ne peut se faire qu’au détriment de ce travail qui est pourtant « inestimable » [12].
Quelles formes d’organisation collective ?
En tant que pourvoyeuses des services publics d’un État patriarcapitaliste, les associations répondent notamment aux impératifs de la reproduction de la force du travail (en bonne santé et productive) et donc des rapports de domination et d’exploitation qui en sont à la base. Mais, comme tout travail de reproduction, si sa fonction dans ce système consiste à assurer la reproduction des rapports de domination et d’exploitation, il s’agit également d’un espace de (re)production de la vie. Dans ce sens, comme nous le rappelle le mouvement révolutionnaire féministe, il s’agit de lieux stratégiques pour combattre les rapports existants [13]. Les questions qui se posent sont alors : quelle vie veut-on vivre ? Et quels instruments mettre en place pour y parvenir ? En d’autres mots, comment s’organiser collectivement pour refuser le rôle de déblayeuses [14] du patriarcapitalisme afin d’arrêter de reproduire ce système et œuvrer plutôt à sa subversion ?
Des formes d’organisation existent dans le monde associatif belge et c’est justement de là qu’il faut partir pour rompre avec l’isolement tout en remettant en cause l’ordre existant. Le débat du 23 septembre fut ainsi un espace-temps d’échange entre travailleuse·eurs du secteur associatif durant lequel on a pu partager autant de résistances informelles que des formes plus organisées de conflictualité collective menées par ou en marge des organisations syndicales. On peut citer, par exemple, la critique des enquêtes de bien-être au travail menées au sein d’une crèche où les travailleuses se sont mises d’accord pour mentionner l’« augmentation des salaires et du personnel » tout en soulignant qu’il s’agit de la « première étape pour le bien-être au travail ». Ou alors, le témoignage d’un délégué concernant le processus de construction syndical au sein d’une association socioculturelle, dont les premiers pas ont consisté à organiser des réunions pour favoriser un « processus de désindividualisation » et de « solidarité » au sein de l’équipe. Des espaces de partage qui ont permis de fixer des revendications et des formes d’action à mener dans un combat dans lequel l’organisation syndicale a apporté d’importants outils en termes de formation en législation sociale. Enfin, nous explique-t-il, l’engagement syndical permet de rencontrer des delegué·es d’autres associations et de construire ainsi un rapport de force au niveau sectoriel. Mais ce rapport de force est aussi à construire avec les « usager·es ». Par exemple, lors de la journée internationale de l’alphabétisation, le 8 septembre 2022, les travailleur·euses de son association ont coorganisé avec d’autres associations et des « usager.e.s » des actions devant des institutions bruxelloises et wallonnes pour protester contre la dématérialisation des services d’intérêt général.
La lutte contre la dématérialisation des services est à l’origine d’un autre mouvement né durant le premier confinement dû à la pandémie de Covid-19 en 2020. Il s’agit du collectif Travail social en lutte [15]. Inspiré par La santé en lutte [16], ce collectif, principalement formé par des travailleur·euses du secteur, cherche également à regrouper des « usager·es » dans la lutte pour un refinancement du secteur et contre les logiques de rentabilité. Au regard de la numérisation des services d’intérêt général, en octobre 2021, Travail social en lutte a lancé une campagne pour la réouverture des guichets. Depuis lors, le collectif a organisé cinq actions. La première visait la réouverture du service d’introduction des demandes d’allocations d’études de la Fédération Wallonie-Bruxelles ; la deuxième, la réouverture des guichets de banque. Ensuite, le collectif a organisé des actions pour la réouverture des services chômage de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) à Bruxelles et de la Caisse auxiliaire de paiement des allocations de chômage à Liège. Une action a également été organisée devant la Tour des finances (Bruxelles) pour revendiquer la réouverture des permanences d’aide au remplissage des déclarations d’impôts. Enfin, un rassemblement a eu lieu le 16 septembre devant le bureau de chômage de la CSC de Schaerbeek pour « fêter » les 30 mois de fermeture des guichets. Cette action a été suivie par l’organisation de réunions entre une délégation composée des militant·es du Travail social en lutte et d’un collectif formé par chômeur·ses affilié·es à ce syndicat avec la direction du syndicat pour exiger l’embauche de personnel supplémentaire et la réouverture des guichets.
Des combats qui, en subvertissant la frontière entre « assistant·es » et « assisté·es » / « travailleur·euses » et « usager·es », offrent des espaces potentiels pour penser et lutter ensemble contre la reproduction des rapports existants.
Consultez l’e-dossier complet consacré à la conférence du 23 septembre en présence de Lily Zalzett et Stella Fihn. |
Pour citer cet article : Natalia Hirtz, « L’exploitation du travail en milieu associatif - Regard féministe », Gresea, octobre 2022.