Quelques lignes dans un projet d’accord de gouvernement peuvent détériorer votre santé et la qualité de vos relations familiales et sociales. D’autres lignes peuvent signifier un manque à gagner de plusieurs centaines d’euros par an. De quels passages s’agit-il ? D’une part, celui relatif à la suppression de l’interdiction du travail du dimanche, de nuit et les jours fériés. D’autre part, celui relatif au travail de nuit débutant à minuit au lieu de 20h. Etes-vous d’accord qu’on vous impose de travailler le dimanche, la nuit ou le jour de l’an ? Etes-vous d’accord de voir votre revenu professionnel diminuer ? Les femmes et les hommes politiques pressenties à diriger notre pays sont-ils conscients de l’impact de leurs intentions sur la santé et la qualité de vie des travailleurs ? Qui paiera la facture et la fracture sociales induites par l’accroissement de la flexibilité ?
Photo : Kevin Spencer, Bill was dead, Arizona desert, CC BY-NC 2.0, Flickr.
La course à la flexibilité et l’inspiration hollandaise
Dans la base écrite (dénommée « super nota ») rassemblant actuellement les partis politiques pressentis pour un nouveau gouvernement fédéral, nous lisons : « L’interdiction du travail du dimanche, du travail de nuit et du travail les jours fériés sera supprimée ». Cette flexibilité est souhaitée par plusieurs fédérations patronales et partis politiques, lesquelles prennent en exemple les Pays-Bas. Il est vrai que, de l’autre côté de la frontière, le recours aux horaires atypiques de travail est plus important qu’en Belgique [1].
Travail en soirée ? Cela concerne près d’un travailleur sur trois aux Pays-Bas (contre moins d’un travailleur sur dix en Belgique).
Travail en équipes et de nuit ? Nos voisins enregistrent des pourcentages largement supérieurs aux nôtres.
Travail du samedi ? Plus d’un travailleur sur 4 est concerné aux Pays-Bas (contre moins d’un travailleur sur 5 en Belgique).
Travail du dimanche ? C’est une réalité pour près d’un travailleur sur 5 de l’autre côté de la frontière (contre 1 sur 10 chez nous). A ce propos, nous constatons que les travailleuses hollandaises sont plus concernées que leurs homologues masculins par des activités professionnelles le septième jour de la semaine (22,3% contre 17,4% pour les hommes) [2].
Pourquoi de telles différences entre nos deux pays ? Aux Pays-Bas, la législation en matière de flexibilité et d’horaires atypiques est plus souple, ce qui facilite leur implémentation par les employeurs. En Belgique, le cadre légal actuel prévoit le recours à la concertation sociale ou, à défaut de représentation des travailleurs, des procédures administratives au sein des organes sectoriels de concertation [3]. Mais la flexibilité hollandaise constitue-t-elle un idéal à copier ? Concrètement, êtes-vous d’accord de travailler le jour de Noël ou le 1er mai ? Etes-vous aussi d’accord de travailler la nuit ou le dimanche ? Si cette intention politique se concrétise, ces questions ne vous seront pas posées : ces formes de flexibilité vous seront imposées indépendamment de leurs impacts sur votre vie. Le formateur du prochain gouvernement fédéral semble vouloir faciliter toute initiative patronale d’implémentation de la flexibilité en contournant la concertation préalable des travailleurs.
Moins cher le travail de nuit et moins d’argent pour le travailleur
Par ailleurs, la « super nota » comprend le passage suivant : « Le travail de nuit commencera désormais à partir de minuit au lieu de la limite actuelle de 20 heures, sans perte de pouvoir d’achat pour le travailleur qui travaille déjà aujourd’hui entre 20h et 24h ». Dans la pratique, cela signifie que la prime de nuit des travailleurs concernés sera attribuée à partir de minuit (au lieu de 20h comme c’est le cas actuellement).
Afin de mesurer l’impact financier de ces « quelques lignes » sur les travailleurs qui prestent la nuit, nous nous sommes penchés sur la situation concrète de quelques travailleurs du secteur de la chimie.
Pauline travaille en 3 équipes
Pauline est une ouvrière qui travaille en temps plein dans un régime de trois équipes : elle preste « le matin » de 6 à 14h durant une semaine, « l’après-midi » de 14 à 22h la semaine suivante et « la nuit » de 22 à 6h la troisième semaine. Son salaire et ses primes d’équipes et de nuit sont conformes aux montants minimaux établis au sein de son secteur [4]. En tenant compte des congés annuels et de l’impact sur le pécule de vacances, Pauline voit son revenu annuel diminuer de 396,43 €.
Ali et le travail de nuit {{}}
Ali est un employé qui travaille en temps plein, uniquement la nuit (de 22 à 6h), cinq jours et 38 heures par semaine. Son salaire [5] et ses primes d’équipes et de nuit [6] sont conformes aux montants minimaux établis au sein de son secteur. En tenant compte des congés annuels et de l’impact sur le pécule de vacances, Ali voit son revenu annuel diminuer 941,89 €.
Jérémy est « en feu continu » 4 équipes {{}}
Jérémy est un employé qui travaille en temps plein, « en feu continu » organisé sur 4 équipes, ce qui signifie qu’il preste 91 jours par an en matinée (de 6 à 14h), 91 autres jours en après-midi (de 14 à 22h) et 93 jours la nuit (de 22 à 6h) [7]. Son salaire mensuel moyen est de 3900 € bruts, ses primes du matin et d’après-midi de 2 € de l’heure et sa prime de nuit de 4,50 € de l’heure. En tenant compte des congés annuels et de l’impact sur le pécule de vacances, Jérémy voit son revenu annuel diminuer de 620,31 €.
Lorsque nous nous basons sur les salaires et primes minima fixés par le secteur, le manque à gagner des travailleurs varie entre 396,46 € et 941,89 €. Sachant que de nombreuses entreprises ont négocié des salaires et des primes supérieurs aux minima sectoriels, le troisième cas étudié se rapproche de la réalité de nombreux travailleurs.
Notons aussi que :
- L’impact financier est plus important pour les travailleurs dont le régime de nuit commence avant 22h.
- Les pertes de revenus calculés ci-dessus se basent sur des données actuelles et figées : les futures augmentations et indexations des salaires et primes augmenteront encore cette différence.
- Le manque à gagner sur une carrière est considérable. Ainsi, sans tenir compte des augmentations et indexations annuelles et partant que Jérémy doive encore travailler 25 ans avant sa pension, il perdra plus de 15.500 €.
Qu’en est-il du passage « sans perte de pouvoir d’achat pour le travailleur qui travaille déjà aujourd’hui entre 20h et 24h » ? Les nouveaux travailleurs en équipes et de nuit sont-ils les seuls impactés ? Ou s’agit-il uniquement des travailleurs d’entreprises qui instaureront le travail en équipes et de nuit à l’avenir ? Au-delà des réponses à ces questions, est-il éthique de créer de telles différences de traitement entre travailleurs concernés par des conditions équivalentes de travail ? De même, est-il judicieux d’accroître l’attractivité financière de ces régimes de travail en faveur des employeurs et au détriment de la santé et de la qualité de vie des travailleurs ?
Prises ensemble (la réduction de la prime de nuit et la suppression de l’interdiction du travail du dimanche, de nuit et les jours fériés), ces mesures indiquent clairement l’intention du formateur : les horaires atypiques doivent se développer en Belgique. Par conséquent, un travailleur actuellement employé en journée pourra être soumis à une adaptation arbitraire et conséquente de son horaire de travail. De même, une future travailleuse sera plus souvent confrontée des propositions d’emplois pour lesquels le travail du dimanche est une règle non-négociable. Mais travailler en décalage avec les rythmes habituels de la société laissent des traces sur les principaux concernés.
L’impact sur la santé des travailleurs en équipes et de nuit
Les individus sont des êtres diurnes. S’ils sont actifs de nuit, ils entrent en conflit avec leur horloge interne. Résultat ? Différentes fonctions de leur corps comme le sommeil, la température, la digestion et la sécrétion hormonale se dérèglent. Cela a bien-sûr des conséquences sur leur santé : troubles du sommeil, système digestif perturbé, problèmes cardiovasculaires, risque de cancer de la prostate, du pancréas, du rectum, de la vessie et des poumons [8]. Une récente étude pointe aussi le risque accru de diabète pour les personnes soumises à un éclairage durant la nuit [9].
De même, une enquête de la KUL-HIVA met en avant la mauvaise qualité du sommeil des travailleurs en équipes et de nuit [10] :
- 67% des travailleurs concernés estiment que leurs habitudes de sommeil ne sont pas bonnes.
- 52% déclarent que leur sommeil a un impact négatif sur leur travail.
- 65% estiment que leurs habitudes de sommeil ont un impact négatif sur leur vie sociale et familiale.
- 69 % déclarent aussi que leur travail a un impact négatif sur leurs habitudes de sommeil.
Cependant, une bonne nuit de sommeil est l’une des meilleures choses que vous puissiez faire pour votre santé (au même titre que des exercices physiques et une alimentation saine). A contrario, le manque de sommeil peut avoir des effets importants sur notre corps et sur notre mental [11].
- Sur le plan physique, le manque de sommeil peut entraîner un risque accru de maladies cardiovasculaires, de diabète et d’obésité, ainsi qu’une altération du système immunitaire et un retard dans le processus de récupération après une maladie ou une blessure physique.
- Les effets psychologiques du manque de sommeil peuvent inclure l’irritabilité, l’anxiété et la dépression, ainsi qu’une mémoire et une capacité de concentration plus faibles. En outre, le risque de développer la maladie d’Alzheimer est plus élevé. En raison des troubles de la concentration, vous risquez également de commettre des erreurs, par exemple au travail ou en conduisant votre véhicule. Cela vous met en danger ainsi que votre entourage.
Qu’en est-il de la qualité des relations familiales et sociales des travailleurs ?
Outre la santé, les horaires atypiques de travail placent le travailleur en marge de la société car il est régulièrement indisponible pour des activités en société ou en famille. A titre d’exemples, déphasage par rapport aux rythmes scolaires, aux activités et aux éventuels temps de garde des enfants. De même : indisponibilité fréquente pour une multitude d’activités sportives, culturelles ou ludiques qui se déroulent les week-ends (que le travailleur en soit le protagoniste, le spectateur ou le simple accompagnant). Ces absences nuisent à la qualité de son implication dans la vie familiale et sociale.
Côté professionnel, l’isolement du travailleur du week-end, de nuit ou en équipes existe aussi. Son accès aux services de l’entreprise est plus compliqué (service du personnel, médecin du travail, activités sociales, représentation du personnel). Son horaire atypique de travail freine aussi son évolution professionnelle en raison d’un accès moins aisé aux formations. Dans le même ordre idée, alors qu’ils constituent un ascenseur professionnel et un atout majeur de réorientation, les cours du soir ne lui sont pas accessibles.
Alors que le nombre de travailleurs malades atteint le demi-million, que son évolution est croissante [12] et que le nombre de burnouts et de dépressions a augmenté de 46% en 5 ans [13], il apparaît urgent de prendre des mesures qui améliorent les conditions de travail. Malheureusement, force est de constater que les actuelles intentions des partis politiques réunis pour un accord de gouvernement fédéral vont dans l’autre direction. Combien de nouveaux malades, de burnouts et de dépressions devrons-nous relever à la suite de la course à la flexibilité ? Quel en sera le coût pour la sécurité sociale ? Mais aussi quelles seront les difficultés quotidiennes des employeurs confrontés à un accroissement des absences pour maladie ?
La course à la flexibilité au détriment des travailleurs
Alors, êtes-vous prêts à travailler le dimanche, la nuit et les jours fériés ? Etes-vous d’accord de mettre votre santé en danger et vos relations sociales entre parenthèses ? Trouvez-vous aussi correct de voir vos revenus diminuer ? Avant tout accord de gouvernement, les partis politiques de la future coalition fédérale devront prendre en considération les conséquences concrètes induites par des horaires atypiques de travail. La course à la flexibilité détériorera le quotidien et le revenu des travailleurs, les éloignera de leur emploi, ne répondra pas aux attentes des entreprises sur la durée et augmentera les coûts de la sécurité sociale.
Sur base du contenu actuel de la « super nota », les travailleurs sortent perdants sur toute la ligne : plus de flexibilité et moins de revenus, plus de risques pour leur santé et moins de temps pour leurs relations familiales et sociales. Indépendamment des visions politiques, les travailleurs méritent plus de considération et de respect, en particulier ceux qui sont les plus exposés aux problèmes de santé et qui rencontrent des difficultés à combiner vie privée et vie professionnelle.
Pour citer cet article : Andrea Della Vecchia, « La f(r)acture sociale de la flexibilité », 11/9/2024, Econosphères.be