Décembre 2018 fut un mois bien chargé : fêtes de fin d’année, chute du gouvernement Michel et mouvements citoyens (climat, gilets jaunes). Si bien que la libéralisation du transport national de passager.ère.s a été votée par la Chambre des représentants sans faire le moindre bruit... Trop tard pour faire marche arrière ? À voir. En tout cas, nous voilà bel et bien embarqué.e.s sur les rails. Et quitte à être passager.ère du train, autant être un.e voyageur.euse averti.e !
Afin de clarifier le cadre du débat, il n’est pas inutile de prendre le temps de regarder par la fenêtre pour voir où nous en sommes. La libéralisation du transport de passager.ère.s en Belgique, votée en décembre dernier [1], découle de la volonté de l’Union européenne de finaliser l’ouverture du rail à la concurrence [2]. Finaliser car, comme à l’école, certains élèves sont en avance sur le programme et d’autres en retard. Ainsi, la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou la Suède ont depuis longtemps franchi toutes les étapes de la libéralisation et d’autres n’en sont pas encore là. La Belgique se situe dans la moyenne. Chez nous, l’ouverture à la concurrence du fret (marchandises) et du transport international est déjà sur pied. Il est donc question maintenant de la libéralisation du transport national de passager.ère.s, qui sera déclinée en deux étapes.
La première étape est celle franchie en décembre dernier. Elle permet aux autres compagnies que la SNCB de transporter des passager.ère.s pour des voyages nationaux, mais sans subsides publics. Des compagnies tant privées (Virgin Trains, Italo...) que publiques (SNCF, Deutsche Bahn, mais aussi STIB ou De Lijn...) sont donc maintenant théoriquement autorisées à faire rouler des trains entre Gand et Bruxelles, par exemple [3]. Pour le moment, sans subsides, il est clair que ce sont les lignes rentables qui seront attractives. C’est une étape importante car elle implique que la SNCB n’agira plus en monopole et pourra désormais être concurrencée par d’autres entreprises.
La deuxième étape, prévue pour 2023, consiste à organiser un marché public pour sélectionner un opérateur ferroviaire qui sera chargé d’assurer les obligations de service public ferroviaire (desservir les petites gares, proposer de faibles tarifs) en contrepartie de subventions publiques [4]. Si une autre société que la SNCB propose un service moins cher ou de meilleure qualité, il se pourrait donc qu’elle emporte le marché public à la place de notre compagnie nationale.
Quelle destination ?
Maintenant que nous avons une meilleure idée du paysage, n’est-il pas aussi légitime de se demander pour quelle destination nous embarquons ? Quel est l’objectif de cette libéralisation ? Dans son livre blanc de 1996, la Commission européenne dresse une stratégie pour revitaliser les chemins de fer communautaires, passant par la libéralisation [5]. Cette dernière a pour but d’arriver à des chemins de fer capables de concurrencer les autres modes de transport, afin de régler les problèmes environnementaux, de congestion ou de bruit, caractéristiques du transport routier. Il s’agit donc d’augmenter la “part modale”, soit la proportion du train dans l’ensemble des transports. Mais l’on peut aussi ressortir d’autres objectifs : diminuer pour les États membres la charge financière du rail dans le budget annuel, augmenter la croissance économique et enfin augmenter la qualité du transport ferroviaire. Voilà donc les objectifs officiels de la libéralisation. Moins de poids financier, plus de croissance, une meilleure qualité et davantage de navetteur.euse.s ? Cela semble en effet opportun, surtout au vu de l’urgence climatique !
La libéralisation atteindra-t-elle son but ?
Pour y répondre, nous avons réalisé une étude [6] portant sur la libéralisation du rail au sein des trois pays les plus avancés en la matière : Grande-Bretagne, Allemagne et Suède. Selon les trois pays étudiés, il semble que la part modale ait en effet augmenté après la libéralisation. La part du train parmi les autres modes de transports a augmenté de 4 points de pourcentage (pp) en Grande-Bretagne, de 3 pp en Suède, et de 2 pp en Allemagne depuis que ces derniers ont libéralisé le rail. De plus, on observe que la qualité du transport (ponctualité, prix) a elle aussi augmenté.
Cependant, la libéralisation s’est accompagnée d’une hausse considérable des subsides, allant jusqu’à deux à trois fois le niveau de subsides pré-libéralisation dans le cas de la Grande-Bretagne [7] ou de la Suède [8]. Ces hausses des subsides sont expliquées par divers facteurs. Parmi ceux-ci, on retrouve l’augmentation des coûts de coordination, due à la multiplication des sociétés ferroviaires. Ces coûts peuvent être dans certains cas compensés par la pression à la performance induite par la concurrence [9], mais dans d’autres le coût net est supérieur à la configuration pré-libéralisation [10]. Les logiques de diminution des coûts des nouveaux opérateurs peuvent aussi impliquer, à moyen terme, une dégradation du réseau et de la sécurité accompagnée d’un besoin de refinancement [11]. Lorsque la libéralisation est couplée à une privatisation, la rémunération des actionnaires entraîne également un surcoût. En 2018, la gestion des trains britanniques, pourtant largement subventionnée, a distribué plus de deux-cents millions de livres de dividendes à ses actionnaires [12]. Mais surtout, en parallèle de la libéralisation, on observe dans les pays étudiés un investissement important de la part des gouvernements dans l’infrastructure.
Deux objectifs atteints sur trois ?
Ce serait trop vite conclure. Car aucune donnée ne prouve que ce soit la libéralisation qui ait permis d’atteindre ces objectifs. La libéralisation n’explique tout d’abord pas l’augmentation de la qualité du rail. Notre étude nous a montré que le nombre d’accidents diminue et que la ponctualité augmente, mais cette tendance n’est pas nouvelle et existait déjà avant la libéralisation. Le niveau des prix, qui a tout de même augmenté en Grande-Bretagne de 1,3 % par an depuis la libéralisation [13], est resté quant à lui une prérogative des pouvoirs publics et ne découle donc en rien de la libéralisation. En réalité, les seuls impacts clairs de la libéralisation, en termes de qualité pour les voyageur.euse.s, semblent consister en un nouveau système de prix (yield management, à savoir des tickets plus chers en heure de pointe et moins chers en heure creuse) ainsi qu’en une diminution de la taille du réseau, en Allemagne par exemple.
Deuxièmement, rien ne montre que la libéralisation soit la cause de l’augmentation de la part modale. Nous avons déjà indiqué que la libéralisation s’est accompagnée, dans les trois pays analysés, d’une hausse importante de subventions publiques. Cet élément est essentiel car les hausses de subsides ont selon nous davantage expliqué l’augmentation de la part modale que la libéralisation elle-même. En effet, une grande partie de la hausse des subsides provient d’un investissement important de la part des gouvernements afin de renouveler les réseaux ferroviaires : nouvelles lignes, tunnels, équipements... Selon le rapport Steer Davies Gleaves [14], ce réinvestissement dans l’infrastructure explique en grande partie l’augmentation de la part modale.
Rien n’indique donc que la libéralisation, bien que couplée à une meilleure qualité et à une plus grande part modale, en soit pour autant la cause. Libéralisation et amélioration du rail se sont donc simplement déroulées au même moment.
Les dangers de la libéralisation
En effet, si nous n’avons pu établir dans notre étude aucun lien clair entre plus grande attractivité du train et libéralisation, deux éléments ressortent par contre de façon limpide. Le premier, c’est la flexibilisation des tarifs (yield management), déjà abordée. Le second, c’est une baisse de qualité de travail pour les cheminot.e.s, qui ressort clairement dans les pays étudiés. Cette baisse de qualité de travail peut être caractérisée par une flexibilisation des horaires, l’obligation de plus de mobilité, ou encore davantage de stress.
Il semble, comme proposé par Chris Nash [15], que la libéralisation peut impacter de trois façons différentes les conditions de travail des cheminot.e.s :
– mêmes conditions de travail lors du changement d’opérateur mais dont les surcoûts sont pris en charge par l’État. C’est le cas du rail allemand ;
– détérioration des conditions de travail lors du changement d’opérateur, comme on le voit en Suède ;
– conditions de travail équivalentes pour l’ancien staff, comme en Grande-Bretagne.
Dans le dernier cas cependant, où il n’y a ni dégradation des conditions de travail ni subsides de l’État, la libéralisation n’engendre pas non plus de baisse des coûts de travail et donc les fameux gains d’efficience attendus.
Qui gagne, qui perd ?
Au final, la libéralisation du rail peut, mais sans garantie, engendrer davantage de voyageur.euse.s et une plus grande qualité du transport ferroviaire. Mais sans l’investissement colossal réalisé par les gouvernements en parallèle de la libéralisation, nous pensons que les pays étudiés ne présenteraient pas des résultats positifs en termes de part modale et de qualité. La libéralisation, pour atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés, devra donc s’accompagner d’un double coût. D’une part, il semble qu’un investissement important soit nécessaire si l’on veut rendre le rail plus attractif, ce qui engendre un coût pour le contribuable. D’autre part, sans une grande vigilance afin de protéger les travailleuses et les travailleurs, le coût humain concernant la dégradation des conditions de travail semble aller de pair avec le processus de libéralisation. Par ailleurs, les directives européennes qui ont imposé la libéralisation n’ont imposé en parallèle aucun transfert de subsides du secteur routier vers le secteur du rail ainsi qu’aucune politique spécifique de protection des cheminot.e.s. Comme il est peu probable que les gouvernements s’en chargent, la libéralisation pourrait donc être un vrai désastre dans différents pays européens. La seule gagnante serait alors la logique de marché, qui viendrait enfin s’installer dans le dernier bastion où elle n’était pas encore dominante. En visant à toujours diminuer les coûts du travail, cette logique de marché risque de privilégier de potentiels actionnaires privés au détriment des cheminot.e.s ou des contribuables. De plus, en s’attaquant au secteur du rail, la logique de marché participe à la destruction d’un bastion syndical encore puissant, le transport étant un secteur économique clé.
Et en Belgique ?
Depuis plusieurs années, l’embauche sous statut à la SNCB se fait de plus en plus rare, au profit des contractuels. De plus, depuis 2007, de nombreux. euses jobistes sont engagé.e.s, et depuis 2019, la SNCB peut également avoir recours aux travailleur.euse.s intérimaires, ce qu’elle ne manquera pas de faire pour diminuer ses coûts de personnel en cas de besoin, menaçant des postes autrefois permanents [16]. Avec le « service minimum » introduit fin 2017, la force de contestation du secteur du rail a été affaiblie. La libéralisation risque, en multipliant les opérateurs ferroviaires, de continuer en ce sens.
En parallèle, le PS et Défi ont rejoint Ecolo et plaident déjà pour une utilisation par la STIB de certaines lignes [17]. Chez nous, la libéralisation s’accompagne donc aussi d’un risque de régionalisation, qui ferait le bonheur des nationalistes de tout genre et risque de diviser davantage le secteur du rail.
Quelques conseils pour la route
La première étape de la libéralisation du transport de passager.ère.s a été franchie en décembre et il est possible de voir quelques opérateurs s’intéresser au marché belge. Mais le peu de lignes rentables rendra l’entrée sur le marché difficile. Avec l’octroi de subsides, d’autres opérateurs que la SNCB seront sans aucun doute intéressés par le réseau belge. Mais d’ici 2023, date d’échéance pour cette seconde étape, la Belgique peut décider de prolonger le monopole actuel de la SNCB. En effet, dans le grand jeu de la libéralisation, il est possible d’attribuer de façon directe (sans appel d’offre) l’entièreté des subsides à la compagnie historique. Cela pour une durée de dix ans au maximum et seulement si la compagnie remplit une série de critères [18].
Plaider pour une telle option peut sans aucun doute permettre de retarder les dégâts et d’éviter un changement trop brusque. En Grande-Bretagne, la libéralisation trop rapide a engendré la disparition de petites lignes, une augmentation des prix et même des accidents graves. Laisser à la SNCB un monopole d’exploitation des lignes subsidiées est un impératif si nous voulons éviter de tels dégâts.
Dans un second temps, nous devons être vigilants et plaider pour que la libéralisation s’accompagne d’un refinancement du rail. Seul cela peut garantir une augmentation significative de la part modale, comme dans les trois pays étudiés.
Enfin, prenons garde aux conditions de travail des cheminot.e.s. La sauvegarde de l’emploi, comme en Grande-Bretagne, est un minimum, exigeons surtout le maintien d’une bonne protection du personnel des chemins de fer.
Quelles alternatives possibles
Rares sont les situations où la seule option est de minimiser les dégâts. Ce type de discours tend plutôt à imposer un choix, prétextant qu’il n’y a pas d’autre possibilité. Or, des alternatives existent. D’ici une dizaine d’années, au vu du climat politique instable, les directives européennes de libéralisation ne seront peut-être plus d’application, permettant d’autres choix pour le rail, levier d’action clé face à la crise multiple que nous traversons. Quatre milliards d’euros s’envolent chaque année en déductions fiscales pour les voitures de société [19]. Ne serait-il pas plus opportun d’utiliser ces ressources pour investir dans un rail qui garantisse une meilleure qualité pour les usager.ère.s et les personnes qui y travaillent ? Il est par exemple tout à fait possible, avec de telles ressources, d’investir dans une meilleure infrastructure ferroviaire pour plus de lignes et une meilleure fréquence, d’offrir aux cheminot.e.s des conditions de travail de qualité... voire même de rendre le rail gratuit !
Voir la libéralisation en 3DUne triple distinction est à opérer lorsqu’on aborde le sujet de la libéralisation.1)Tout d’abord, il est important de distinguer, lorsqu’on aborde le sujet du rail, les opérateurs ferroviaires qui sont chargés de faire rouler des trains et les gestionnaires d’infrastructure qui sont chargés de la gestion et du maintien des lignes ferrées. Le fait de séparer en deux structures différentes infrastructure et exploitation s’appelle la séparation verticale. En Belgique, la SNCB fut scindée en deux en 2004 : Infrabel s’occupe des lignes ferrées et la SNCB y fait rouler des trains. C’est ce processus qui a rendu possible la libéralisation du transport de marchandises par exemple.2)Il ne faut pas non plus confondre libéralisation et privatisation. Ainsi, le transport de passager.ère.s peut être libéralisé sans impliquer une part croissante d’entreprises privées dans le marché du rail. Un exemple serait une concurrence possible entre des opérateurs publics tels que la SNCB, la SNCF et Deutsche Bahn pour l’exploitation de la ligne Namur - Liège. Au contraire, si l’on décidait d’octroyer le monopole d’exploitation à Virgin Trains, on se retrouverait face à une privatisation du transport ferroviaire sans qu’il y ait libéralisation, car sans concurrence possible. En pratique, les deux phénomènes vont souvent de pair. En Belgique par exemple, la libéralisation du transport de marchandises a engendré sa privatisation, chaque sous-filiale SNCB étant petit à petit revendue au privé.3)Finalement, il convient de distinguer deux types de mise en concurrence. La concurrence dite sur le marché ou dans le marché met simultanément en concurrence des opérateurs ferroviaires. L’infrastructure existante est à la disposition de tout nouveau venu. La concurrence dite pour le marché place l’aspect concurrentiel en amont : les opérateurs se disputent via un appel d’offres l’octroi du monopole d’exploitation d’un tronçon, avec subventions publiques à la clé. La concurrence sur le marché vient d’être votée fin 2018, tandis que la concurrence pour le marché sera d’application en 2023 ou 2033.
Cet article a paru dans la revue Democratie n°3 de mars 2019
Pour citer cet article : Leïla Van Keirsbilck, Olivier Malayet François-Xavier Lievens : « La libéralisation du rail : une route sinueuse et pas sans danger », Econosphères, mai 2019 texte disponible à l’adresse : [http://www.econospheres.be/La-liberalisation-du-rail-une-route-sinueuse-et-pas-sans-danger]