Avec la crise économique, les problèmes de précarité et de pauvreté réapparaissent dans l’espace public. Les médias en parlent, et les politiques semblent profondément préoccupés par cette question. Par exemple, l’Union Européenne a proclamé l’année 2010 « Année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale » [1]
En Belgique, un Service Public Fédéral de Programmation Intégration sociale (SPP IS) existe depuis 2003 dans ce but lutte contre la pauvreté. Il « s’efforce de garantir une existence digne à toute personne passée entre les mailles du filet de la sécurité sociale et vivant en situation de pauvreté. » [2] Dans cette optique, le SPP IS conçoit, exécute et évalue les politiques de lutte contre la pauvreté. Voyons concrètement ce que propose ce service et quelle est la conception sous-jacente de la pauvreté aux mesures qu’il met en place. Pour cela, nous avons analysé toute une série de documents officiels présentés sur son site web. [3] Quatre éléments nous ont marqués : cette politique est individualisante ; la pauvreté est principalement vue comme un problème psycho-affectif d’estime de soi ; les pauvres sont considérés comme fondamentalement différents des citoyens « normaux » ; l’objectif central de cette politique est le respect des pauvres.
Une politique individualisante
Le premier élément marquant est le fait que la pauvreté est présentée comme un accident individuel. Par exemple, le Plan fédéral de lutte contre la pauvreté indique que « pour certains [les pauvres], le chemin est long et difficile car les parcours de vie sont divers et parfois faits d’accidents, de traumatismes, de souffrances, de déficiences… » [4] Cette idée d’accident renvoie à une conception individuelle de la pauvreté. En effet, les accidents arrivent à des individus isolés et ne sont pas pensés comme les produits de mécanismes sociétaux, puisque « chacun peut y être un jour confronté. » [5]
Dès lors, il est logique que cette conception se traduise en politiques individualisantes. Par exemple, le Plan fédéral de lutte contre la pauvreté affirme que : « La philosophie qui le sous-tend [le Plan fédéral de lutte contre la pauvreté] est bien la recherche de l’autonomie de chaque individu » [6]. Dans cette perspective, la politique de lutte contre la pauvreté vise à donner les capacités aux pauvres à se prendre en charge eux-mêmes : « Il est indispensable de prendre du temps pour aider les personnes à faire émerger leurs capacités, les aider à voir ce qu’elles peuvent mettre à profit. » [7] C’est la raison pour laquelle la formation des personnes pauvres est au centre de la politique de lutte contre la pauvreté : « L’amélioration des connaissances et des compétences, que ce soit dans l’enseignement traditionnel ou la formation permanente, constitue l’un des moyens les plus sûrs d’assurer l’emploi, l’autonomie et un niveau de vie décent. » [8] Les politiques de lutte contre la pauvreté créent également des dispositifs d’incitation individuelle au retour à l’emploi. Citons l’accroissement de l’écart entre les salaires et les allocations afin de « motiver les personnes à aller travailler » [9]. Ainsi, aussi étrange que cela puisse paraître, l’accentuation de la dégressivité des allocations de chômage est présentée comme un dispositif de lutte contre la pauvreté ! [10]
Cette individualisation dans les politiques va de pair avec l’identification de « groupes à risque » particulièrement exposés à la pauvreté, comme les jeunes, les parents isolés, les minorités ethniques ou les handicapés. Pour lutter contre la pauvreté, l’État développe des politiques spécifiquement destinées à ces publics. On assiste ainsi à un glissement d’une logique de droits universaux (comme le droit « inconditionnel » [11] au chômage) vers une logique d’intervention basée sur l’identification ciblée et préalable des besoins :
« Pour garantir la diversité sur le marché du travail et ne laisser aucun groupe cible de côté, le parcours jusqu’au marché du travail doit tenir compte de la situation et des besoins des individus à intégrer, qu’il s’agisse de jeunes, de personnes avec un handicap ou d’allochtones, y compris sans papier. Pour les plus fragilisés, une approche individuelle et motivante s’impose. » [12]
Une politique psycho-affective
Le deuxième élément marquant est que la pauvreté est souvent présentée comme un problème d’estime de soi et non comme un simple état de privation matérielle : « Ce déni de citoyenneté [la pauvreté], c’est le sentiment et la position de ne pouvoir contribuer à rien, ne compter pour rien, d’une vie sans intérêt qui n’a pas droit au grand jour juste à l’obscurité. “L’obscurité, plus que le besoin, est la plaie de la pauvreté.” » [13] Dès lors, le problème étant pensé en des termes psycho-affectifs, il est cohérent que le traitement le soit aussi : « Pour en sortir, il faut parler. » [14] Des groupes de parole et des activités culturelles sont donc mis en place pour permettre aux pauvres de s’exprimer et d’extérioriser leur mal-être [15]. Par exemple, dans la campagne nationale Ensemble contre la pauvreté. Moi aussi !, « les travailleurs des CPAS ont pu amener un public fragilisé à participer à des échanges de savoirs et d’émotions. Il s’agissait parfois simplement, à travers les ateliers, de permettre aux gens de parler, de s’exprimer, de sortir de leurs difficultés quotidiennes. » [16] Ces actions visant la dimension psycho-affective ne s’inscrivent pas strictement dans une stratégie de remise à l’emploi. Redonner confiance aux pauvres devient un but en soi et non un simple moyen pour les faire sortir de la pauvreté matérielle.
Une politique pour des gens « différents »
Le troisième élément marquant est que les pauvres sont souvent décrits comme fondamentalement différents du « reste de la société » [17], et coupés ou exclus de cette dernière. Par conséquent, « [l]’idée [des activités culturelles de lutte contre la pauvreté] est d’intégrer réellement [les pauvres à] la société, [qu’ils en fassent] partie au même titre que les autres. » [18]. La séparation entre les pauvres et le reste de la société est parfois conceptualisée par la notion de « fossé » [19]. Ce fossé comprend, en plus de l’idée de séparation radicale, l’idée de manque. Il manque quelque chose aux pauvres, qu’il faut combler : « beaucoup de pauvres manquent par ailleurs souvent des aptitudes nécessaires pour se comporter d’une façon conforme au modèle dominant ; qu’il s’agisse d’un manque d’aptitudes sociales, pédagogiques, émotionnelles, ou encore de gestion domestique ou financière » [20]. Leur méconnaissance est telle que, dans cette conception, « souvent, le pauvre n’est pas conscient qu’il ne sait pas » [21]. Cette conception juge que la culture populaire est caractérisée par le manque : elle n’est qu’une copie ratée et incomplète de la culture dominante. De plus, c’est cette culture populaire qui est vue comme l’explication de la pauvreté (comme l’incapacité de « bien » gérer son argent ou de « bien » se présenter à un entretien d’embauche). Cette conception ne prend pas en compte des causes plus économiques ou institutionnelles à la pauvreté, comme la persistance d’un taux de chômage important ou la faiblesse des mécanismes de redistribution des richesses.
Selon cette vision des choses, si « la pauvreté et l’exclusion persistent », ce n’est pas parce que les dispositifs de lutte contre la pauvreté ne sont pas performants, mais « qu’ils restent […] aveugles aux divers fossés qui séparent ce public du reste de la société ; il en résulte de multiples problèmes d’accès concret aux aides » [22]. Dès lors, la solution pour réduire la pauvreté n’est pas de transformer les politiques, mais d’établir une meilleure communication entre les services publics et les pauvres. C’est tout l’objectif du dispositif Experts du vécu, dont le principe est l’embauche par l’État de personnes ayant connu la pauvreté comme « “traducteurs” » [23] « “parlant la même langue” » [24] que les pauvres. Ces experts du vécu « contribuent à rendre les institutions plus accessibles par une nouvelle forme de dialogue… Ils interviennent dans le sentiment d’incompréhension tant du côté de l’usager (l’incompris) que de l’institution (celle qui ne comprend pas) ; l’expert du vécu est le trait d’union entre les parties. Le but est d’éviter la fracture. » [25]
Une politique pour respecter les pauvres
L’importance de la dimension psycho-affective, combinée avec l’idée d’une différence fondamentale entre le pauvre et le « citoyen standard » [26] mènent au quatrième élément marquant, à savoir que la lutte contre la pauvreté est pensée en terme de respect :
« La première ambition d’un plan de lutte contre la pauvreté n’est-elle pas, tout d’abord, de faire évoluer les mentalités, dépasser les a priori, reculer les stéréotypes, vaincre les appréhensions et les craintes face à un être différent, atypique, “hors norme”… ? Mieux connaître, c’est déjà mieux comprendre. C’est refuser la stigmatisation, la culpabilisation des personnes précarisées. » [27]
Deux canaux principaux permettent de mettre en œuvre cette politique de respect des pauvres : la transformation du vocabulaire et la sensibilisation. La transformation du vocabulaire consiste à changer la forme et la communication qui entoure une politique plutôt que la politique elle-même. Par exemple, on propose de changer les termes juridiques : « Le langage n’est pas seulement important pour la compréhension, mais un certain vocabulaire tend aussi à stigmatiser la personne pauvre. On pense notamment à certaines formules archaïques très dures, comme par exemple en matière d’expulsions, où la personne est sommée de “déguerpir” dans une période donnée. » [28] Dans ce cas, on adoucit le discours juridique tout en maintenant la légitimité et la réalité de l’expulsion.
L’autre canal par lequel s’exprime la politique de respect des pauvres est la sensibilisation. Le problème de la pauvreté étant les stéréotypes dont souffrent les pauvres, la lutte contre celle-ci doit consister en des actions de sensibilisation des citoyens au respect de ces derniers. La lutte contre la pauvreté devient ainsi un combat de tous les instants, où chacun doit apporter sa pierre à une société respectueuse des pauvres. Le Plan fédéral de lutte contre la pauvreté fait ainsi « appel à la mobilisation de chacun, à une attention de tous les instants, à un regard plus compréhensif sur l’autre. » [29]
Politique de la pauvreté, pauvreté de la politique
Si nous disons que ces éléments sont marquants, c’est parce qu’ils sont en totale contradiction avec la réalité de la pauvreté, et même avec les valeurs de démocratie et d’égalité. Passons en revue les quatre éléments que nous avons retenus, et expliquons pourquoi ils sont choquants.
Le premier dit que la pauvreté est un problème individuel. Or, c’est totalement faux. D’une part, il n’existe pas de pauvres clairement définis et identifiables. Selon les critères utilisés, les personnes qui sont considérées comme pauvres ne sont pas les mêmes ! [30] Cela veut-il dire que la pauvreté n’existe pas ? Non, mais qu’il est plus pertinent et de parler de cette question en termes d’inégalités au niveau de la société tout entière. En réalité, il faudrait étudier les écarts entre les classes supérieures et inférieures plutôt que de tenter de décrire « les pauvres ». D’autre part, les inégalités sont le produit de mécanismes sociaux d’appropriation des richesses par une frange aisée au détriment des plus démunis. Par exemple, louer un logement est une forme d’exploitation des locataires par les bailleurs ; il s’agit là d’un mécanisme de transfert des richesses des moins favorisés vers les plus riches. Or, l’approche individuelle ne fait pas ce constat, puisqu’elle se concentre davantage sur les caractéristiques des pauvres (jeunes, handicapés, étrangers,…) que sur ces mécanismes sociaux.
Le second élément – le traitement psycho-affectif de la pauvreté – pose également problème. Proposer une aide psycho-affective aux pauvres n’est pas négatif en soi, mais cela pose question quand ces politiques sont développées au détriment des politiques de redistribution des richesses. [31] Car même si on peut envisager que les populations pauvres soient fragiles sur le plan psycho-affectif, cette fragilité serait plutôt un symptôme qu’une cause. En effet, les problèmes psycho-affectifs surviennent dans des contextes spécifiques. Par exemple : exclusion de l’emploi, salaire insuffisant, harcèlement et pressions au travail, logement trop petit et/ou insalubre... On peut donc supposer que ce sont l’état de pauvreté matérielle et les rapports d’exploitation et de domination qui causent ces difficultés psycho-affectives. Or, les politiques de lutte contre la pauvreté ne considèrent pas le problème de la pauvreté de cette façon.
Le troisième élément – l’idée que les pauvres sont des gens « différents » – est tout aussi inapproprié. Comme nous l’avons vu, il n’y a pas de pauvres « en soi » [32]. Dès lors, il est absurde de considérer que ces pauvres soient « différents », puisque les personnes qui composent cette catégorie sont elles-mêmes loin d’être un ensemble homogène. Malgré tout, on comprend de quels pauvres parlent les politiques de lutte contre la pauvreté : les « barakis » ou les « racailles » par exemple. Ce qui rassemble ces catégories, c’est qu’elles mangent « mal », qu’elles se tiennent « mal » à l’école, qu’elles parlent « mal », qu’elles regardent de « mauvaises » émissions à la télévision… Bref, elles ne vivent pas « comme il faut ». En réalité, il s’agit d’un jugement des pratiques culturelles des « pauvres » à partir des modèles culturels des classes aisées. Or, rien n’indique que les pratiques culturelles de ces classes sont « meilleures », sinon que ces dernières l’affirment. Finalement, faire des « pauvres » une catégorie à part qui a une culture différente et inférieure est à proprement parler une forme de racisme. Il n’y a pas si longtemps, un discours similaire était tenu sur les noirs : « ce sont de grands enfants qui ne savent pas qu’ils ne savent pas »…
Le quatrième élément – le respect des pauvres comme objectif de la lutte contre la pauvreté – nous permet de conclure. Un glissement peut facilement s’opérer du respect des pauvres vers le respect de la pauvreté. Or, respecter la pauvreté, c’est l’accepter, et ne plus lutter contre elle. C’est malheureusement ce que fait l’État fédéral belge. Et en même temps que d’avouer son impuissance, ce dernier renvoie la responsabilité de la lutte contre la pauvreté à chaque citoyen :
« Personne ne pourra jamais décréter l’éradication de la pauvreté, objectif ultime et idéal, mais chacun peut être acteur de changement par l’écoute, l’attention, le dialogue, premiers pas indispensables sur le chemin de l’accompagnement vers l’autonomie. » [33]