Quel rapport entre augmentation des maladies de longue durée, report de l’âge de la retraite et dégressivité des allocations de chômage ? Au travailler plus longtemps parce qu’on vit plus longtemps, il nous faut substituer une autre logique. Plus juste, plus claire. Mais moins visible et peu audible.

Selon un récent rapport de l’ONSS (Office national de la sécurité sociale) dont l’Echo a fait sa « une » le 13 avril 2017, le nombre de malades de longue durée, en congé de maladie depuis plus d’un an, ne cesse de croître : on constate une augmentation de 5 % en un an et de 70 % en dix ans. En cause : le vieillissement de la population et, donc, de la moyenne d’âge de la population active ; la limitation ou la suppression par le gouvernement fédéral des dispositifs de retraites anticipées ou d’aménagement du temps de travail en fin de carrière (dont le crédit-temps) ; la hausse du nombre de maladies dites psychosociales, liées de près ou de plus loin au monde du travail et à ce que l’on appelle « l’intensité du travail ».

L’augmentation constante de celle-ci est mesurée depuis 2000 par la Fondation européenne de Dublin à partir de critères tels que les rythmes et la durée de travail, le niveau des objectifs individuels à atteindre, la qualité et le sens du travail, la flexibilité, la multiplication des tâches, le degré de maîtrise et contrôle de sa propre activité, le degré d’autonomie et de responsabilité, les moyens à disposition, les évaluations individuelles, la pression vécue, etc. Une détérioration des conditions – immatérielles plus que matérielles – de travail est constatée, année après année, par les enquêtes de la Fondation (ainsi que par celles d’autres instituts d’étude ou de recherche). Elle constitue un facteur essentiel du syndrome d’épuisement psycho-professionnel du burn-out.

Celui-ci serait donc bien le produit pathologique des nouvelles normes managériales d’organisation du travail, avec, parmi celles-ci, l’hyper-présence de l’individualisation du rapport à l’emploi et à son cadre opérationnel : les qualifications négociées et rémunérées collectivement cèdent la place aux compétences évaluées individuellement ; la personnalité et le savoir-être deviennent des critères de recrutement hautement valorisés.

 L’éclatement des trois unités de la société industrielle

Corollairement, le management d’entreprise à l’ère du néocapitalisme a considérablement déstabilisé et affaibli les collectifs de travailleurs d’où tendent à s’effacer les relations de solidarité ainsi que le sentiment d’un destin commun partagé : « Le tissu social, qui a toujours structuré le monde du travail au travers de phénomènes d’entraide, est en train d’être liquidé », confirme Christophe Desjours [1], auteur de nombreuses études sur les souffrances psychiques dans l’emploi. L’évolution des modes de gestion de la main d’œuvre rend plus difficilement praticable toutes formes d’organisation, de résistance et d’action collectives internes. Ils s’appuient, à cette fin, sur l’éclatement des trois unités structurantes des relations du travail au sein de la société industrielle : dispersion de l’unité de lieu (via la délocalisation, l’externalisation, la filialisation, la dématérialisation…) ; dilatation de l’unité de temps (via la flexibilité, la production « juste-à-temps », l’annualisation du temps de travail, l’instauration de « comptes personnels d’activité »…) ; dilution de l’unité de condition (la dérégulation néolibérale de l’économie et de l’entreprise génère la même dérégulation de l’emploi, des statuts, des contrats, du travail et des travailleurs, avec, à la clé, un marché de plus en plus dual de l’emploi et une précarisation accrue du salariat dans son ensemble).

Dans cet ordre de pratiques, des dispositifs managériaux de flexibilité et de mobilité permanents visent à sortir les salariés de leur « zone de confort », de peur qu’en situation de maîtrise de leur travail, ils ne redécouvrent et cherchent à imposer un point de vue professionnel sur les modalités du travail… Dans le même temps, l’évolution informationnelle et numérique de l’économie, l’impact des politiques de l’emploi et la pression concurrentielle (concurrence entre entreprises, mais aussi à l’intérieur des entreprises, entre implantations, entre équipes, entre individus), achèvent de rendre la relative unité de condition des travailleurs plus ténue. Le travail devient, au mieux, un défi personnel, note la sociologue du travail Danièle Linhart, au pire, « une épreuve solitaire où chacun est mis en concurrence avec les autres, où chacun se persuade qu’il doit négocier tout seul sa place dans l’entreprise, c’est-à-dire tirer son épingle du jeu et défendre tout seul ses intérêts » [2].

Ce « nouvel esprit » du travail met en place le cadre à l’intérieur duquel la nouvelle organisation du travail va capter, pour la plus-value, non seulement les bras et le cerveau des salariés pendant la durée conventionnelle du travail, mais, désormais, aussi, l’ensemble des ressources subjectives de l’individu dans tous les aspects et tous les moments de sa vie, y compris privés : soit son « capital subjectif », selon la formule de Luc Boltanski et Eve Chiapello [3], par exemple ses capacités, symboliques et personnelles, d’initiative, d’investissement, de création, d’adaptation, le crédit qu’il inspire et dont il dispose… Ce faisant le modèle capitaliste entrepreneurial, souvent critiqué, dans les années 1960, pour son autoritarisme (le pouvoir des « petits chefs ») et son étouffement de l’autonomie dans l’organisation taylorienne du travail, est parvenu à reprendre à son compte les valeurs de liberté et d’épanouissement en les « retournant » à son profit [4]

 Souffrance psychique et violences de structure

Dans le rapport employeur/employé, les intérêts des salariés sont désormais indexés sur l’aspiration à la « liberté » dans le travail, à l’initiative personnelle (c’est le principe d’autonomie valorisé par le néo-management), à la réalisation de soi à travers celui-ci, à la reconnaissance du mérite individuel dûment récompensé. Mais l’individualisation de la relation salariale se traduit surtout par le retournement de la revendication de liberté en « responsabilisation », note Jean Blairon de l’asbl RTA. Laquelle, en (s’)imposant le surinvestissement dans le travail (à tous les niveaux de la hiérarchie), le travail dans l’urgence et des « exigences d’auto-contrôle  », se transforme en ce que Pierre Bourdieu appelait, déjà en 1998, des « techniques d’assujettissement rationnel qui (…) concourent à affaiblir ou à abolir les repères et les solidarités collectives  » [5]. En résumé, c’est bien d’auto-exploitation qu’il s’agit.

Ainsi derrière la façade de l’épanouissement dans le travail – et, pense-t-on souvent, celui qui est supposé l’accompagner dans la vie – se dissimulent le « cumul des violences de structure » (effets de la dérégulation de l’emploi et du travail, notamment) et des formes de « violence quotidienne  » dans les interactions du travail, soit un processus de « désubjectivation  », selon l’expression de Jean Blairon. Tout en accordant importance et reconnaissance à l’individualité ou à la subjectivité du travailleur (ce qui fait de lui un « sujet ») pour se développer, la société du travail néocapitaliste fonctionne comme « une domination exercée à l’égard de personnes qui vivent -comme nous tous – le travail comme un monde ». Domination qui, en réduisant le sujet au rang de pion dans des stratégies qui échappent à celui-ci, en arrive à le nier et à le désintégrer en tant que sujet, précisément. Que ce soit dans l’intensité du travail quotidien ou dans les moments de haute tension que sont des restructurations ou des fermetures d’entreprise dictées par la mobilité sans contrainte, elle, des actionnaires : « D’où le sentiment de trahison ressenti par ’’ceux qui ont tout donné’’ et qui s’aperçoivent que ceux qui ont bénéficié de cet engagement total ne se sentent redevables en rien à leur égard. » [6]

Pareilles accaparation, exploitation et manipulation perverses du « capital subjectif » de l’individu au travail peuvent alors, très vite, se muer en souffrance psychique. De ce point de vue, la maladie, le passage d’un vécu de stress intense au burn-out [7] proprement dit ou à la dépression nerveuse ne seraient pas seulement une conséquence ou un effet de l’expérience de travail : une sorte de « versant négatif » de celle-ci. Ils seraient aussi, voire davantage, « une forme de riposte, de réponse silencieuse et douloureuse » de personnes qui ne parviennent plus à résister, à endiguer ou à s’opposer « aux conditions de travail qui les submergent ». C’est le constat posé, début mars, par des chercheurs de l’UCL, qui ont consacré une nouvelle étude au burn-out [8] : « Il faut aussi le voir, soutiennent-ils, comme une forme de réponse à des formes d’organisation du travail qui sont devenues intenables. » [9]

 Mesures gouvernementales aggravantes

Le caractère insoutenable du travail dans la durée l’est plus encore à mesure que le travailleur vieillit. S’il peut compenser, un temps, par le recours à l’expérience acquise, il n’en demeure pas moins plus vulnérable au fil des ans, quand, à la pression psychique, s’ajoutent des « affaissements » physiques plus ou moins graves, qui peuvent être, eux-mêmes, des signaux de détresse que le corps envoie au système central.

En ce sens, on ne peut que s’inquiéter des politiques de « fin de carrière » adoptées par le gouvernement fédéral pour ralentir l’évolution du coût des pensions en mettant l’accent sur l’allongement effectif des carrières : relèvement des conditions d’âge et de durée de carrière pour l’accès à la pension de plein droit et à la pension anticipée ; retardement de l’âge d’accès aux crédit-temps ; suppression de l’indemnisation et de l’assimilation des crédit-temps « sans motif ». Ces durcissements empêchent, concrètement, de lever le pied quand gagne l’épuisement.

Ceci au nom de la pseudo-logique selon laquelle, puisque l’on vit plus longtemps en moyenne, on peut (ou on doit) travailler plus longtemps. Rarement questionné, ce raisonnement a, pourtant, tout du sophisme. On peut inversement et plus logiquement considérer, en effet, que c’est l’allongement de la vie en bonne santé, produit du progrès social, qui sera, et qui est déjà, menacé par le « surtravail » de fin de carrière. En particulier dans le cas des travailleurs peu qualifiés qui subissent plus qu’ils ne maîtrisent la flexibilité et qui sont davantage exposés tout au long de leur carrière aux différentes formes et mécanismes de la précarisation de l’emploi.

Doit-on travailler plus longtemps parce qu’on vit plus vieux, ou vivre moins vieux parce qu’on travaille plus longtemps ? Les dégâts sur la santé que provoqueront les mesures gouvernementales pour les travailleurs âgés sont peut-être un moyen de résorber de façon malthusienne le déficit du budget des pensions… Moins cyniquement, on peut estimer que c’est un pari risqué quant à l’efficacité même des mesures : de plus en plus de salariés, craignant d’y laisser leur santé, pourraient choisir de prendre leur retraite anticipée dès qu’ils en remplissent les conditions ou de quitter tout simplement leur emploi et le marché du travail, quitte à restreindre le montant de leur pension future. Ceci dans l’hypothèse où ils n’auraient pas déjà fait partie de l’une ou l’autre charrette de « travailleurs âgés » mis au chômage par leur entreprise pour productivité ou rentabilité insuffisantes en regard du fardeau salarial qu’ils représentent. Auquel cas, au lieu ou en plus de l’augmentation du nombre de retraités et de malades de longue durée, c’est l’enveloppe chômage, au sein de la sécurité sociale, qui ne manquera pas de flamber…

 Psychologisation des problèmes sociaux

Prévoyants, si l’on peut dire, ce gouvernement et le précédent ont introduit des mécanismes de dégressivité du montant des allocations de chômage, en vertu du dispositif d’activation du comportement de recherche d’emploi. Lequel se trouve étendu à des catégories toujours plus âgées de la population, en dépit, faut-il le rappeler, de la rareté structurelle des offres d’emploi pour les 45 +.

C’est cette même logique de l’Etat social actif qu’invoque la ministre de la Santé Open-VLD Maggie De Block comme « solution » du gouvernement à l’accroissement du nombre des malades de longue durée : la politique de réintégration anticipée de ceux-ci sur le marché de l’emploi (car c’est bien, ici, uniquement de marché dont il s’agit). Moyennant avis médical, certes, mais sanctions à la clé pour les récalcitrants, équivalents en santé des chômeurs « paresseux » ou « fraudeurs ».

Le lien est clair : le droit à la santé rejoint le droit à l’emploi digne comme nouvelles variables d’ajustement du budget de la Sécurité sociale, alors qu’ils sont pourtant tous deux inscrits dans la Constitution belge (article 23) et dans la Charte européenne des droits fondamentaux. De façon étroitement imbriquée, le travailleur stressé qui craque ou qui plonge lourdement dans la maladie se voit offrir « le choix » entre la remise à l’emploi forcée (faute, encore, d’indemnités de maladie dégressives ?) et un régime individualisé d’allocations de chômage au rabais. C’est clair, mais peu visible.

En effet, dans la mesure où, sur le plan des représentations, la réalité sociale perd de sa consistance au profit de l’accent mis sur les trajectoires d’individus mobiles, nomades et entrepreneurs d’eux-mêmes, la grille de lecture dominante devient plus sociétale que sociale : on s’intéresse avant tout aux individus, à leurs petites histoires, à leurs soucis… Au risque de contribuer ainsi à la psychologisation ou/et à la moralisation des problèmes sociaux qui font justement partie du processus : à l’analyse des conditions de travail et aux déterminants sociaux de l’organisation du travail se substituent les récits d’individus victimes du stress, de la souffrance psychologique, du harcèlement moral, etc. Et la moralisation du social n’est jamais loin non plus, dès lors : comme toute réalité est individuelle, alors il peut sembler logique de rabattre sur ces mêmes individus la responsabilité de ce qu’il leur arrive (le chômage, la pauvreté…). On désigne des coupables pour ne pas avoir à dévoiler des causes structurelles. Moins on cherche, sociologiquement, à expliquer, pour prendre la formule de l’ex-Premier ministre français Manuel Valls [10] à revers, plus on justifie, idéologiquement, ce qui paraît être.

P.-S.

Source : Version modifiée de la Carte blanche du 15 avril 2017 des Echos. http://www.lecho.be/opinions/carte-blanche/La-pseudo-logique-du-puisque-l-on-vit-plus-longtemps-on-doit-travailler-plus-longtemps/9883612

Notes

[1« Des salariés de plus en plus seuls », interview in Le Monde, 2 février 2007.

[2« Un combat contre la conception managériale du travail. Pourquoi la France est-elle bloquée ? », in Le Monde, 27 mai 2016.

[3Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

[4Jean Blairon, « Le travail comme ’’monde’’, face à la désubjectivation », Intermag.be [en ligne], Analyses et études RTA asbl, octobre 2014.

[5Pierre Bourdieu, « Le néo-libéralisme, utopie (en voie de réalisation) d’une exploitation sans limites, in Contre-feux, Raisons d’agir, 1998, p.111.

[6Jean Blairon, op. cit.

[7Pascal Chabot, Global burn-out, PUF, 2015.

[8Thomas Périlleux et Patricia Vendramin, « Le travail est-il devenu insoutenable ? », Société en changement n°1, Iacchos – UCL, mars 2017. https://cdn.uclouvain.be/groups/cms-editors-iacchos/actes-et-publications/IACCHOS-societes%20en%20changement-brunout-2017.pdf

[9Le Soir, 9 mars 2017.

[10Prononcée à l‘encontre des chercheurs et intellectuels qui, dans le débat public sur les motivations des jeunes terroristes français et belges, s’efforçaient d’émanciper la pensée de l’anathème et de la diabolisation à l’œuvre.