À l’heure de la conversion en valeurs monétisées de toutes formes de ressources, qu’elles soient politiques, culturelles ou sociales, l’intérêt pour les Communs vient éclairer d’une autre lumière les questions de redistribution des richesses.

Une double prise de conscience explique l’intérêt actuel pour la transition, entendue à la fois comme transformation de nos rapports aux choses et à travers cela, comme transformation des rapports des hommes entre eux : prise de conscience, d’une part, de la finitude et la raréfaction de ressources essentielles jusqu’ici considérées comme inépuisables ; et prise de conscience, d’autre part, d’une interdépendance croissante entre les individus et entre les sociétés dans l’usage de ces ressources. Le partage équitable des ressources devient dès lors une question cruciale, non seulement pour des raisons de solidarité, mais aussi dans une optique de préservation des ressources naturelles et d’enrichissement des ressources immatérielles. Deux institutions, fortement articulées l’une à l’autre, jouent un rôle absolument central dans ce cadre : la propriété et le marché.

 Propriété absolue et marché auto-régulé comme fondements de la société

La propriété est fondamentalement une question de relations entre des individus en lien avec des ressources (Rose, 1986 [1]). Elle ne peut exister que si elle est légitimée collectivement, par les possédants et surtout par les autres. Or, la forme actuelle de l’institution de la propriété n’a rien de naturel. Le paradigme de la propriété absolue et individuelle, c’est-à-dire le droit d’exclure autrui de la jouissance de ses biens et de leurs usages, ne s’est imposé qu’au tournant du 18ième siècle. Cette forme de propriété est alors vue comme une condition fondamentale de la liberté de chacun, les sociétés modernes venant se fonder sur l’« individualisme possessif » (Macpherson, 1962 [2]) en réaction au communautarisme des sociétés dites traditionnelles. Elle est aussi un des moteurs de l’essor du capitalisme, qui s’accompagne d’un processus de « commodification » : une conversion du capital social, naturel, culturel et politique en valeurs monétarisées, qui approfondit la transformation des rapports de propriété. Comme Polanyi l’a montré, il s’agit de « libérer » la nature, autrement dit de la détacher, au même titre que le travail, de son système de contrôle social pour la placer sous les auspices des marchés auto-régulés [3]. Ceux-ci deviennent l’institution dominante par laquelle s’articulent et sont pensés la société et l’individu. La propriété absolue est l’élément essentiel de la structure propriété-marché (Rifkin, 2005 [4]) et contribue à façonner profondément l’individualisme (Crétois, 2012 [5]). Elle a débouché sur une vision dichotomique de la société marquée par l’opposition entre le domaine « public » (l’État) et le domaine privé (le couple propriété privée-marché).

C’est cette privatisation-marchandisation des ressources, débouchant sur la production sociale de la rareté, qui est aujourd’hui remise en cause. La montée des revendications autour de l’idée des communs (le « reclaiming the commons » des alter-mondialistes, entre autres) et des pratiques qui se réclament de la commonification (commoning), en sont la traduction la plus visible. Derrière la bannière fédérative des communs, cependant, se retrouvent des visions du monde et des pratiques multiples, depuis la promotion d’initiatives micro-sociales très localisées jusqu’au mot d’ordre totalisant « le commun doit s’instituer partout, à toutes les échelles » de Dardot et Laval (2014) [6]. Plutôt que de tenter de dresser un panorama exhaustif de cette large mouvance, il est possible de dégager quatre axes principaux de mobilisation de l’idée de commun dans le foisonnement de littérature, de discours, de pratiques et de vision du monde.

 Communs, biens communs et principe du commun

Premièrement, à un niveau socio-économique, on trouve l’approche institutionnaliste des communs, inaugurée par les travaux de John Commons sur l’action collective, développée ensuite par Elinor Ostrom, et aujourd’hui élargie à des ressources et des communautés et des réseaux d’acteurs plus vastes.

Cette approche considère les communs comme des systèmes de ressources partagées régis par des structures de gouvernance et un faisceau de droits collectifs et mis en interrelations avec d’autres systèmes, notamment le marché. Les développements récents de ce champ d’analyse soulignent que les communs sont constitutifs de toute activité productive de biens et services qu’ils soient marchands ou publics (voir par exemple Allaire, 2012 [7]). Ils ne doivent donc pas être nécessairement opposés à la propriété privée ou publique mais occupent une place singulière en tant qu’arrangements institutionnels qui peuvent efficacement rencontrer des objectifs de gestion durable et équitable des ressources.

La deuxième approche peut être qualifiée de « morale ». Elle s’écarte de l’optique « utilitariste » de l’axe institutionnaliste et associe avant tout les communs à une notion de « biens pour tous », d’« intérêts communs », qui devrait être érigés en droits humains pour les biens et services les plus essentiels (tel que le droit à l’alimentation, cfr De Schutter, 2010 [8]). Selon cette approche, les « biens communs » sont un droit absolu et doivent être accessibles à tous les citoyens actuels et aux générations futures. De la question du droit d’exclure, on passe à celle du droit de ne pas être exclu. Une distinction sémantique est souvent établie entre les communs économico-institutionnels, appelés « communs », et des ressources publiques (dans le sens de droit pour tous), appelés « biens communs ». La plupart de ces bien communs sont de nature intellectuelle (la culture, l’éducation) ou physique, mais à très grande échelle : ainsi le cycle de l’eau, le spectre électro-magnétique, l’espace, le patrimoine génétique, les paysages, ou les fonds des océans seront-ils qualifiés de « biens communs globaux » ou « biens communs de l’humanité ». L’un des enjeux est de de protéger des biens traditionnellement publics qui sont menacés par diverses formes d’enclosures –privées ou étatiques – liées à l’extension des mécanismes de marché ou aux développements technologiques. Quand ils constituent des ressources, ces communs sont présentés comme un héritage de l’humanité et doivent le rester car ils fournissent des services universels. La décision de la Cour suprême indienne, adoptée en 2013, d’autoriser la poursuite de la fabrication et la vente des médicaments génériques, contre la volonté des grandes firmes pharmaceutiques, est ainsi citée en exemple par les activistes du mouvement « reclaim the commons ». Ainsi encore, le « Manifeste pour la récupération des biens communs » rédigé lors du Forum Social Mondial de 2009, à Belem, appelle chacun « à s’engager dans l’action pour la récupération et la mise en commun des biens de l’humanité et de la planète, présents et à venir, afin que leur gestion soit assumée dans une démarche participative et collaborative par les personnes et les communautés concernées et à l’échelle de l’humanité dans la perspective d’un monde soutenable” [9]. Cette seconde vision des communs met l’accent sur la finalité des communs, dans une quête de justice globale à travers des droits d’accès et d’usage des ressources essentielles.

Une troisième conception des communs, que l’on peut qualifier de sociale, s’inscrit dans le champ de la pratique et du vivre ensemble.

Il s’organise autour de trois axes : l’engagement individuel à travers les pratiques du quotidien, la défense de certaines valeurs qui animent l’action collective et le renforcement de l’auto-détermination. Plutôt qu’un droit, les communs deviennent ici une action. Ils se constituent dans des pratiques et comme produit d’un collectif. Ces acteurs « conçoivent le changement social à partir d’actes concrets du quotidien, de l’expérience vécue et du niveau local » (Pleyers, 2015 [10]). Des ressources ne deviennent communes que lorsqu’une communauté décide de les gérer de manière collective, avec un souci d’équité dans l’accès et l’usage, un partage des valeurs de solidarité, d’entraide, de convivialité (voir par exemple Bollier 2014 [11]). Les jardins collectifs, les AMAP, l’habitat partagé, les trusts dans la gestion de ressources naturelles, …, constituent autant d’exemples de ce commoning.

Cette vision des communs véhicule également une forte dimension d’auto-détermination, de « self-governance » par rapport à l’État et au marché. Ils sont défendus comme un espace d’autonomie face aux intérêts privés et aux instances gouvernementales. Pour Tommaso Fattori par exemple, un des fondateurs du Forum italien pour l’eau, le commoning s’assimile à l’adoption de normes dont les communautés se dotent par elles-mêmes, sans se les voir imposer par des firmes ou par l’État [12]. A travers cette auto-détermination, c’est l’affirmation d’un rejet à la fois de la domination d’une logique de profit et de la dépendance aux financements publics. Comme le souligne Saki Bailey, directrice du projet Occupying the Commons, les communs créent une nouvelle subjectivité, différente de celle induite par le marché et par l’État, un sujet résolument différent de l’ « homo economicus » [13]. Ces pratiques collectives rejoignent les multiples formes d’économie solidaire dans lesquelles l’économie ne se limite pas à l’aspect matériel, mais inclut des dimensions relationnelles et symboliques qui codéterminent les formes de production et de distribution (Laville, 2010 [14]). Elles tendent aussi à favoriser l’inclusion sociale non seulement en termes d’accès aux ressources mais aussi dans les processus de participation à l’élaboration de ces expériences.

Alors que la troisième orientation conduit souvent à des stratégies de retrait par rapport au marché globaux et à l’État pour développer des espaces d’autonomie et de subjectivité, la quatrième approche conduit à promouvoir une introduction des principes du commun dans les sphères publiques, que ce soit à partir d’une expansion de pratiques locales ou par des stratégies ciblant plus directement l’État et les autorités publiques, dans une perspective de « dé-privatisation » et de démocratisation de la sphère publique (Fattori, 2013 [15]). Cette quatrième approche est plus explicitement politique. Le principe du « commun » est mobilisé ici à des fins de transformation des rapports de pouvoir et en lien direct avec des acteurs politiques, l’État et ses institutions. Il s’agit d’assurer d’abord l’effectivité des pratiques de commoning, mais aussi le déploiement de ses valeurs à tous les niveaux de gouvernance des ressources. Cette mobilisation des communs est vue par certains comme fondamentale pour ne pas tomber dans le piège de l’enfermement, de la régression vers un « tribalisme local » [16], de la promotion de systèmes « commun à l’intérieur mais propriété privée à l’extérieur » selon l’expression de Carol Rose (1986) [17], c’est-à-dire de la création de nouvelles enclosures, dans lequel les pratiques de commoning, peuvent conduire. De construction sociale les communs deviennent, avec ce quatrième axe, construction sociétale. Il souligne la manière et l’importance avec lesquelles ceux-ci sont reconnus légalement et institutionnellement. Les efforts réalisés autour des communs pour redonner une dimension démocratique à l’élaboration des instruments constitutionnels et des principes fondamentaux qui régissent une nation deviennent cruciaux.

Chacune de ces conceptions des communs possède ses ambiguïtés et impasses, tant comme force de changement que comme cadre analytique. C’est dans la combinaison de ces différentes perspectives analytiques et des pratiques qui en découlent que se trouvent les éléments d’un dépassement de la vision particulière, à la fois réductrice et totalisante, de la conception de liberté associée à l’individualisme possessif. Ces différentes conceptions des communs s’opposent fondamentalement à la « commodification » portée par le marché et des institutions. La rupture avec l’idéologie de la suprématie du modèle dualiste propriété privative - propriété étatique et la réintroduction de l’hétérogénéité et la complexité dans les relations de propriété constitue dès lors un enjeu central.

Sans négliger les tensions et contradictions entre ces conceptions [18], l’articulation des communs « dispositifs », « droits d’usage pour tous », « pratiques relationnelles » et « actions politiques » peut créer une puissante matrice de mobilisation et d’action, comme l’illustre le mouvement Beni comuni autour de l’eau en Italie. Cette combinaison conduit à considérer les communs à la fois comme une visée, une stratégie globale et des stratégies locales, contextualisées, individuelles et collectives.

Au-delà de la diversité des mouvements qui mobilisent l’idée de commun, c’est notre vision de des rapports de propriété - et des constructions sociales qui en découlent - qui est directement questionnée. En révélant d’abord l’hégémonie du droit privé et absolu, en s’interrogeant sur les logiques qui ont conduit à sa performativité et en recréant concrètement une diversité dans les institutions de marché, la mouvance « reclaiming the commons » vise à reconstruire une pluralité de l’économie. Mais le caractère porteur pour le changement social ne passe pas seulement par cette reconfiguration des rapports sociaux dans la sphère marchande. Il passe aussi et surtout par la vitalisation d’espaces publiques diversifiant et complexifiant les formes d’expressions démocratiques au-delà des pouvoirs étatiques traditionnels. C’est tout l’enjeu du combat politique autour de l’idée de commun.

Biens alimentaires et communs


Le foisonnement actuel des systèmes agro-alimentaires dits alternatifs (GASAP, AMAP, coopératives, associations de mutualisation, ), avec les aspirations qu’il permet de mettre en action, constitue un champ important de reconstruction des relations de propriété et des rapports de pouvoir qu’elles génèrent. Dans ce champ, quatre directions peuvent être observées : la redéfinition des rapports à la nature, une pluralisation des relations de marché, le développement d’une économie sociale et solidaire autour de ces systèmes et un réseautage qui s’élargit et se densifie, permettant l’amorce d’une dynamique d’encrage aux sphères de pouvoir institutionnel [19].

P.-S.

Source : texte paru dans « Politique », numéro 90, mai-juin 2015, pp. 41-45

Notes

[1Rose, C. M., 1986, « The Comedy of the Commons : Commerce, Custom, and Inherently Public Property ». Faculty Scholarship Series. Paper 1828.

[2Macpherson, C. B. ,1962, The Political Theory of Possessive Individualism. Hobbes to Locke. Oxford : Oxford University Press.

[3Polanyi, K., 1946 [1983], La Grande Transformation », Paris : Gallimard.

[4Rifkin, J., 2005, L’âge de l’accès, Paris : La découverte, 396 p.

[5Cretois, P., 2012, L’émergence de la notion contemporaine de propriété dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, Thèse de doctorat en philosophie, Université Lumière Lyon 2, 400 p.

[6Dardot, P., Laval, Ch., 2014, « Commun. Essai sur la revolution du XXIe siècle », Paris : La découverte, 600 p.

[7Allaire, G., 2013, « Les communs comme infrastructure institutionnelle de l’économie marchande », Revue de la Régulation, 14/2ème trimestre.

[8De Schutter O., 2010, « Agroecology and the right to food ». Report of the Special Rapporteur on the right to food to the sixteenth session of the Human Rights Council, UN doc. A/HRC/16/49.

[10Pleyers, G., 2015, « L’alimentation locale, un mouvement en transition », In : J. Faniel, C. Gobin et D. Paternotte, Contester en Belgique, Louvain-la-Neuve :Academia.

[12in Economics and the Common(s) : From Seed Form to Core Paradigm, Berlin, Germany : Heinrich Böll Foundation, May 24, 2013, p.25.

[14Laville, J.-L., 2010, “Politique de l’association”, Paris : Editions du Seuil, 359 p.

[15Economics and the Common(s) : From Seed Form to Core Paradigm, op. cit.

[16Bailey, S., Mattei, U., 2013, “Social Movements as Constituent Power : The Italian Struggle for the Commons”, Indiana Journal of Global Legal Studies, Vol. 20 (2), pp. 965-1013.

[17Op. cit.

[18Verhaegen, E., 2012, Les paysanneries et territoires ruraux face à la globalisation : les limites de l’approche par les régimes agro-alimentaires, thèse de doctorat, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 411 p.

[19Verhaegen, E., 2014, « »La consommation ‘éthique’, au-delà des niches élitistes », Kairos, n°15, pp.17-18.