Pour décrire l’offensive idéologique du néolibéralisme sur les vingt dernières années on peut recourir à l’image toute militaire de la manœuvre en tenaille. Le premier mouvement de la mâchoire est assez connu, c’est la mise en mouvement des thèses monétaristes et de l’économie de l’offre au nom desquelles va s’opérer un renversement de perspective dans le domaine de la politique économique. De remède aux maladies cycliques du capitalisme, l’intervention étatique va devenir la cause de tous ses maux.
Le second mouvement s’étend progressivement à d’autres aspects. Le “modèle économique” voit croître son influence épistémologique dans l’ensemble des sciences sociales. La radicalisation d’une nouvelle philosophie politique libérale accompagne la remise en cause des mécanismes de la démocratie économique et sociale de l’après-guerre. Une vision de la société réduite au marché se développe au point de tendre à modeler l’ensemble des activités et la socio-culture.
Ces développements entremêlés dessinent une véritable Weltanschauung néolibérale, à laquelle communie non seulement, les libéraux les plus pointus, mais aussi la majorité des courants sociaux-démocrates, démocrates-chrétiens et qui imprègne à des degrés divers les cadres syndicaux et les nouveaux mouvements sociaux.
Même si la moitié des années nonante voit l’offensive idéologique marquer le pas, confrontée aux conséquences sociales de l’application des recettes néolibérales. Et même si des voix s’élèvent pour accuser l’économie triomphante [1] et pour tenter de « réhabiliter la régulation sociale » et le rôle de l’État, l’influence néolibérale est un fait marquant et durable. En effet, il ne suffit pas de se référer aux seuls déclarations plus ou moins tapageuses des hommes et femmes politiques de gauche qui s’efforcent de pourfendre l’égoïsme néolibéral au nom d’une solidarité passe-partout pour en conclure au recul de facto, des décisions politiques répondant aux normes de cette idéologie, devenue “la pensée unique”.
Actons cependant qu’au niveau de la bataille des idées, le champ devient plus complexe. En effet, les défenseurs d’un néolibéralisme intransigeant se font plus discrets. En mai dernier, on pouvait lire dans Le Soir que le “G7 s’inquiète du coût social de la globalisation”. Et, certains universitaires donnent de la voix pour contrer la nouvelle orthodoxie en affirmant, par exemple, que “la pensée unique repose en effet sur une interprétation erronée, non authentique, des grands textes [libéraux]”. [2]
Nous sommes sans doute arrivés à un moment charnière où l’on passerait d’un néolibéralisme doctrinal à une voie plus modérée, plus “gestionnaire” où les arguments doctrinaux seraient affaiblis au profit d’un discours pragmatique sur les “contraintes”.
Dans un souci d’éclairer la situation présente, cette contribution veut décrire quelques éléments principaux de l’offensive idéologique telle qu’elle s’est développée au cours des vingt dernières années.
L’universalisation de l’individu rationnel ou l’impérialisme de la méthode économique
Simultanément à la montée du monétarisme et de l’économie de l’offre au sein des théories économiques, une autre tendance se développe dés les années 60 et prend sont essor durant les années 70. Méthodologiquement ce courant se fonde sur les principes micro-économiques de la synthèse néoclassique et définit un programme de recherche visant à intégrer dans cette synthèse “l’ensemble des comportements humains et sociaux”. Le protagoniste le plus en vue de cette orientation est évidement Gary Becker. (Prix Nobel en 1992)
L’œuvre de Gary Becker [3]explore systématiquement des domaines aussi variés des sciences sociales que : la discrimination raciale, l’éducation (Théorie du capital humain), la consommation et allocation du temps, le travail domestique, le crime et son châtiment, l’usage des stupéfiants, la fécondité, la famille,... Il définit sa méthode de la façon suivante : “l’association des hypothèses de maximisation du bien-être, d’équilibre du marché et de stabilité des préférences, utilisée continuellement sans réserves, (nous soulignons) forme le cœur de l’analyse économique telle que je la conçois”. Par cette méthode, l’étude de domaines tels que ceux des relations familiales, débouche conformément à la rigueur méthodologique à la création de marchés, là où il n’y en a pas (encore). Des marchés sont ainsi construits sur base de prix et coûts virtuels et suivant les canons du modèle néoclassique. La stabilité des préférences individuelles suppose, en toute rigueur, qu’il y ait une substitution entre « la quantité produite d’enfants de bonnes qualités et de moindres qualités en fonction du coût de cette production au sein du ménage ». Ou que l’on puisse tracer la courbe d’indifférence entre la consommation de deux “biens” tels que les repas et les rapports sexuels.
La démarche d’un Becker radicalise la position libérale, dans le sens où pour les courants néoclassiques, si la question du marché a toujours été cruciale, ceux-ci reconnaissaient des circonstances de markets-failures (faille du mécanisme marchand) par exemple, dans les théories des externalités de Pigou. Ou devant l’impossibilité que se crée un marché (théorie des biens collectifs,....) ils admettaient au moins une limite réelle aux mécanismes marchands. Chez Becker, on passe outre. Que le marché existe ou non, il est possible de raisonner comme si on se trouvait sur un marché. On entre dans l’économie virtuelle !
Ces théories ont suscité un engouement chez de très nombreux économistes universitaires qui y ont vu une avancée constante de la méthode micro-économique. Par un phénomène de contagion, elle a été reprise dans les domaines de sciences politiques et sociologiques. Au lendemain du prix Nobel de Gary Becker les voix critiques étaient plutôt rares. On en est venu à parler d’un “impérialisme de la théorie économique” par rapport aux autres sciences sociales et humaines. [4] Mais rares sont ceux qui le critiquent : « les sciences non économiques sont ravalées au niveau de simples champs d’application spécifiques de la théorie et de la méthode économiques » [5] et plus nombreux sont ceux qui le revendique : “Après tout, s’il y a une discipline des sciences sociales qui puisse prétendre élaborer un véritable corpus théorique, utiliser des outils intellectuels de plus en plus raffinés, nouer dans une pratique commune dans un dialogue permanent, les efforts d’un grand nombre de chercheurs, c’est bien l’économie [néoclassique]”. [6]
Cette méthode économique étant essentiellement la mise en œuvre de l’hypothèse d’une rationalité individuelle instrumentale. En déduisant l’ensemble des comportements à partir de cette rationalité, une telle théorie opère deux réductions simultanées. Premièrement, elle pose l’individu comme un être premier, abstrait, asocial et sans obligation à priori vis-à-vis d’autrui. Deuxièmement, cette rationalité est consubstantielle à l’individu. Elle tire de cette individualité ses caractéristiques et en retour ces caractéristiques font agir cet individu. L’individu est rationnel ou il n’est pas. La rationalité est individuelle ou elle n’est pas. C’est ce qui fait dire à Gérald Berthoud : “L’individualisme d’un Becker n’est pas simplement méthodologique, mais plus fondamentalement ontologique”.
La transformation de l’économie politique en une théorie générale des comportements humains permet de définir la société comme l’agrégation des choix de l’individu, cet être calculateur. Toute interaction sociale est strictement déterminée par un intérêt économique, simplement matériel ou formel. “Dans ce jeu infini de circulation d’équivalences, être un individu revient à ne rien devoir à personne”. [7] L’échange - relation calculée sur le mode marchand - est à la fois le fondement même de la société et son principe régulateur.
Ce courant théorique aboutit à deux types de résultats qui caractérisent l’ère néolibérale :
• d’une part on peut fonder la possibilité d’une société sans institutions autre que l’agrégation des actions individuelles. Sans donner à cette agrégation un statut social particulier. La famille, l’entreprise, les coalitions, les groupes d’intérêts, les classes sociales, l’État, l’école ne sont que des épiphénomènes d’un même principe premier : l’utilité des agents qui les composent. Toute épaisseur historique - permettant d’en expliquer la genèse et le développement - est superflue. L’ensemble des registres faisant appel au sens, aux valeurs, aux représentations et aux mécanismes de pouvoir est évacué.
• en identifiant l’échange rationnel bâti sur le modèle de la micro-économie comme le principe social unique, ces théories apportent un appui certain à la tendance à la marchandisation croissante. Non pas en préconisant normativement une extension de la sphère marchande mais plutôt positivement par la reconnaissance que toute poussée de cette marchandisation dans quelque domaine que ce soit, est une solution rationnelle correspondant à un jeu de préférence.
Outre son poids épistémologique dans le domaine des sciences sociales [8], cette évolution théorique a contribué, dans le cadre de l’offensive néolibérale à poser le marché comme la forme indépassable de l’organisation des sociétés humaines. Pour, cette lecture économique néoclassique, il y a bien une fin de l’histoire.
La philosophie politique du néolibéralisme
L’offensive antiétatique du néolibéralisme et la réhabilitation du marché s’appuient également sur une réactivation de la philosophie politique libérale et de sa quête désormais séculaire de l’Etat-minimal.
Dés 1973, David Friedman [9], le fils du prix Nobel, reproche à son père et à son ami von Haeyk de ne pas être assez radicaux dans leurs critiques de l’interventionnisme étatique. En France, quelques années plus tard, Henri Lepage reprend ses thèses dans son ouvrage intitulé Demain le capitalisme. [10] Pour ces ultra-libéraux, ou libertariens, l’État peut disparaître et laisser place à une société-marché intégrale.
Cette philosophie libertarienne n’a pas pour objectif premier de convaincre de sa faisabilité. Cependant, ces théories ont bien servi à encadrer, à radicaliser les positions néolibérales. [11] Elle joue un rôle de référant pour l’ensemble du courant libéral.
Mais tant les librtariens, que des auteurs aussi influents que Nozcik et Rawls ne reviennent pas simplement à l’héritage libéral classique en la matière. Ils produisent une nouvelle vision du rapport entre Etat et marché, caractéristique du néolibéralisme contemporain.
Les anciens et les modernes
Pour les pères fondateurs, le marché est l’élément moteur de la richesse, mais non le garant unique de la prospérité et de l’équilibre social. Il faut que le bourgeois puisse vaquer à ses occupations le jour, mais encore dormir tranquille, une fois la nuit venue. L’État doit être un État-protecteur, capable de défendre les propriétaires des incursions des non propriétaires (ou des propriétaires d’État rivaux). Mais, il ne doit pas négliger de prendre en charge les conditions nécessaires de la prospérité, chaque fois qu’on ne trouve pas de particulier pour s’y atteler. “Le troisième et dernier des devoirs du souverain ou de la République est celui d’élever et d’entretenir ces ouvrages ou ces établissements publics dont une grande société retire d’immense avantages, mais qui sont néanmoins de nature à ne pouvoir être entrepris ou entretenus par un ou quelques particuliers, attendus que pour ceux-ci le profit, ne saurait jamais leur en rembourser la dépense”. [12] De même, les conséquences sociales de l’économie de marché doivent être prises en compte et éventuellement corrigées chaque fois que ces conséquences menacent la marche des affaires et la sécurité.
Certes, il y eut des auteurs pour s’opposer à ces conceptions et revendiquer une définition de l’État-minimal réduit à la fonction du veilleur de nuit, dont les tâches sécuritaires sensu stricto étaient l’unique raison d’être. [13] Mais au fur et à mesure que le développement du mouvement ouvrier moderne met en évidence, l’antagonisme social que produit la société libérale et la menace que celui-ci peut signifier pour son équilibre global, le recours à l’État lui apparaît comme naturel dans sa forme répressive. Mais il se dégage également au sein de la doctrine des opinions visant à atténuer ces antagonismes [14], à améliorer un système dont l’harmonie spontanée se fait attendre. Tel John Stuart Mill qui affirmait que “l’intervention de l’État peut être nécessaire pour contraindre tous les entrepreneurs à agir dans leur propre intérêt à long terme”
En fin de compte, et peut-être à l’opposé d’une idée communément admise, le rôle économique de l’État est présent dans l’ensemble du discours de l’économie politique classique. Et, il existe peut-on dire une compréhension des conditions politiques et sociales pour un fonctionnement optimum du marché. Durant les 18ème et 19ème siècles c’est un guide du bon usage de l’État qui s’élabore. Même si la bourgeoisie ascendante y a inscrit en exergue le moins possible et au moindre coût...
Les modernes qui prétendent reprendre le flambeau du libéralisme originel dans les années 70-80 en remettant en cause de manière virulente l’interventionnisme étatique ne renoue pas réellement avec cette tradition. En fait ils en reprennent les prémisses, les radicalisent et se passent de l’analyse du contexte historique et théorique, dans lequel, celles-ci se sont développées
Dans ce sens, si les classiques élaboraient une théorie du rôle de l’État, permettant soit d’en contenir l’extension qui serait contradictoire aux intérêts de la propriété privée capitaliste, soit d’y avoir recours pour permettre son développement, les libéraux modernes selon l’expression de Ronsavallon, “ne théorisent pas la limitation de l’État par le marché, mais visent au contraire à définir un type d’État consubstantiel à la société de marché, totalement immergé en son sein”. [15]
Illustrons ce point de vue à partir de la définition par Robert Nozick de l’État-minimal et de la fameuse Théorie de la justice de John Rawls. [16]
L’État-minimal selon Nosick
Bien que fort proche des libertariens qui refusent toute forme d’État, même réduit à une simple fonction de police, Robert Nozick [17] entreprend dans son ouvrage Anarchy, State and Utopia de justifier, l’existence d’un État-minimal.
A la différence des versions libérales plus anciennes, celle-ci n’a plus pour origine un contrat social initial qui fait que les individus cèdent à une agence extérieure à la société une part de leur liberté pour être protégés, créant ainsi les conditions d’une extension progressive des fonctions de l’État. Soit à partir de principes utilitaristes : la recherche du bien le plus grand, soit à partir de principes découlant de droits naturels.
Pour Nozick, il est possible de montrer logiquement, à partir d’un état de nature initial, caractérisé par l’existence du droit fondamental à la propriété privée, tel que supposé par Locke, l’émergence d’une agence protectrice. Strictement privée au point de départ, son l’action s’étendra d’abord à ses clients, et ensuite par un principe de compensation à l’ensemble des habitants d’un territoire. En bout de course, cette agence est devenue publique et peut se définir comme un État-minimal.
Cet État-minimal, étant apparu - ou plutôt logiquement construit - par un processus de type main invisible, il est moralement légitime. Car la procédure de sa constitution ne montre aucune mise en cause des droits de la personne. [18] Rien d’historique dans cette démonstration, simplement une argumentation logique pour prouver la possibilité d’un tel État, au sein même de la pensée libérale.
Nous retiendrons ici que pour Nozick, en admettant simultanément trois prémisses, à savoir : celle des droits de propriétés absolus, celle d’une procédure juste se résumant à la cession libre de ces droits et celle de l’existence d’un État-minimal garantissant ses droits et cette procédure, la société n’a besoin d’aucune autre forme de régulation.
La société juste de John Rawls
Si Nozick, défend le flan droit du libéralisme contre les libertariens, John Rawls défend son flan gauche en construisant une théorie de la justice distributive, tout en sauvant l’ensemble de l’édifice libéral. C’est une tentative de définition d’une société qui soit à la fois moralement équitable et économiquement efficace, mais hors du cadre de l’État-providence, ou de tout dépassement des mécanismes de marché.
Le cœur de la Théorie de la justice de Rauwls [19] est constitué par un couple de principes, hiérarchisés entre eux et formulée ainsi : “ [1er principe] Chaque personne a un droit égal au plus large système de libertés de base égales pour tous [parmi lesquelles Rawls compte le droit de propriété et les libertés politiques] compatible avec un système de liberté pour tous. [2ème principe] Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus mal lotis, dans la limite du juste principe d’épargne et b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous conformément au principe de la juste égalité des chances “. [20] Les deux principes sont ensuite organisés suivant un ordre de priorités strict impliquant que le second ne peut être appliqué que pour autant que le premier ait été entièrement satisfait.
Par cette théorie Rawls vise à maintenir le postulat libéral classique : le premier principe garanti la liberté individuelle fondée sur l’inviolabilité des droits et notamment celui premier entre tous : le droit de propriété. Propriété et liberté d’action individuelle sont parfaitement encastrés dans la justification du marché comme forme générale. Ce premier principe ne va pas sans poser de graves problèmes à la théorie libérale. Ses défaillances ou ses conséquences n’ont-elles pas conduits à penser une place pour l’État, et à ses fonctions de régulation ou de redistribution ? Pour mettre en cause, ces “extensions” illégitimes par rapport au premier principe, Rawls y articule le second principe (avec ses deux versants : différence et égalité de chances). Il élabore ainsi un principe de distribution qui soit compatible avec la propriété individuelle. [21]
Il ne faut pas s’y tromper, il ne s’agit pas de redistribuer en permanence les biens et les richesses, cela serait contraire au premier principe, mais de doter équitablement chaque individu au départ. Il s’agit donc non pas d’une égalité mesurable, mais d’une égalité de chances reconnue comme équitable (fair) par tous. “Encore une fois, les deux principes de justice ne postulent pas que la distribution effective devra refléter une quelconque structure observable, [nous soulignons] disons l’égalité, ni aucune mesure calculée sur base de cette distribution, comme un certain coefficient de Gini. Ce qui est requis est que les inégalités “autorisées” apportent une contribution fonctionnelle au cours du temps aux attentes des moins favorisés. Cependant le but n’est pas d’éliminer les diverses contingences de la vie sociale, car celles-ci sont en partie inévitables”. [22]C’est une conception suivant les termes de l’auteur, purement procédurale de la justice. Le critère pour juger si une situation est juste n’est plus le résultat, mais la procédure. La société est juste dés que l’on a admis rationnellement le fondement de sa théorie et que celle-ci se diffuse et se perpétue [23] au sein de la société. Avec la Théorie de la justice le marché et la propriété individuelle, sont hors portée de la critique, pour autant que l’on admette que sur base de leur principe de fonctionnement on puisse y articuler une procédure garantissant la justice.
Certains [24] voient dans la théorie de Rawls un nouvel argumentaire en faveur de l’État-providence, d’autres une arme contre l’individualisme néolibéral, essentiellement à partir du second principe : différence et égalité de chance.
Cependant, il nous semble légitime de considérer Rawls comme un penseur libéral. Certes, dans la première édition de Theory of justice en 1971, il se définit comme un libéral de gauche (au sens européen), mais on le voit évoluer durant vingt années, jusqu’à réfuter toute possibilité de défendre à partir de sa théorie un type d’État-providence. L’on soulignera, qu’au fur et à mesure que ce précise la montée des théories économiques néolibérales, il abandonnera les références keynésiennes que l’on trouve dans ses premiers écrits et affirmera que sa préoccupation constante est de préserver l’économie de marché.
Enfin, pour Rawls (comme pour Nozick), la justice se définit comme “absence d’envie”. Il est vain de rechercher une “égalité que l’on ne peut jamais atteindre” (Nozick). Et le conflit, généré par cette envie doit donc être évacué. Une société organisée autour des principes de justice rawlsiens, n’a besoin que d’un arbitrage rationnel. Toujours dans le même sens, John Rawls propose de “tendre à réduire la visibilité sociale” par une fragmentation en une multitude de “groupes de références” au sein desquels il serait possible d’ignorer les différences car, au sein de ces sous-sociétés, elles y seraient, par définition, réduites. [25]
Nous sommes donc confrontés à une nouvelle vision de la société, avec le marché comme modèle idéal de relation sociale, des individus qui agissent suivant leur seul intérêt, mais sans envie et un État-minimal dont la seul mission serait de garantir une justice procédurale, sans même en vérifier l’efficacité “réelle”.
Dans le domaine de la philosophie politique, c’est bien une tentative de renforcer la légitimité du marché, par le biais de l’argumentation éthique. Concomitante, mais différente, de la seule référence à une philosophie des droits de l’Homme.
La poussée autoritaire et le refoulement de la participation démocratique
Accompagnant ce mouvement de justification éthique du marché, le néolibéralisme devra également “régler ses comptes” avec les notions de démocratie sociale et économique.
La période de “l’économie mixte” voit émerger certaines formes démocratiques spécifiques. Schématiquement, la démocratie n’était plus seulement politique, elle se voulait également sociale et économique. Au travers d’un vaste ensemble d’institutions, l’ensemble de la société était “réticulée” par des formes de concertation et de cogestion.
Pendant de l’interventionnisme étatique keynésien, ce modèle démocratique était censé intégrer l’ensemble des “groupes d’intérêts” à un objectif commun de croissance. Il était certes à la fois le produit d’un certain rapport de force social, mais il était aussi un puissant “régulateur de conflits” et d’intégration des organisations populaires. Ou selon une expression qui a fait fortune : d’un compromis social-démocrate.
Dans, cette optique, la démocratie politique est parachevée par la démocratie sociale. Cette présentation générale est bien au centre du consensus des années 60-70. Chez les plus optimistes “l’État-providence” apparaît même comme l’horizon indépassable de notre temps. [26] Certes, c’est faire peu de cas de mouvements sociaux de grandes ampleurs et de vagues de grèves qui jalonnent cette période, [27]indiquant par-là que les “bénéficiaires” de ce compromis tendent périodiquement à lui donner un contenu différent, à le dépasser...
Symétriquement à la mise en cause de l’interventionnisme keynésien au plan économique, elle va s’attaquer à l’ensemble des mécanismes politiques et sociaux caractéristiques de cette période.
Ce n’est pas en premier lieu le principe de la démocratie parlementaire qui est mis en cause, mais bien l’ensemble des autres institutions qui “gravitent” dans son orbite. Emblématique à cet égard, est le discours sur le pouvoir des “ groupes de pressions” et des instances de la concertation sociale. Et plus largement, toute l’argumentation visant à présenter toute “appartenance” à un groupe, un parti, un syndicat comme favorisant d’avantage l’intérêt “corporatiste”, plutôt que l’intérêt général. Nous sommes donc devant une inversion du discours.
Ce qui dans la période précédente était valorisé sous “certaines formes” comme contribuant au progrès harmonieux de l’ensemble, devient dans la bouche des néolibéraux, la cause des maux de la société. Ce qui servait de “légitimation” aux relations sociales, change de fonction est devient instrument de “délégitimation”.
Cette offensive néolibérale est fortement marquée par un regain des formes autoritaires. Ce n’est pas fortuitement qu’un Premier Ministre incarnation du nouveau libéralisme, reçoit le surnom de “Dame de fer”. Les années 80 ont vu se multiplier les pressions pour réduire l’exercice de certaines libertés fondamentales. On songe en premier aux libertés syndicales par le biais de recours de plus en plus systématiques aux tribunaux pour obtenir la condamnation des actions de grèves (piquets, occupation,...) ou par les propositions d’introduire la responsabilité juridique des syndicats. La progression de certaines libertés civiques a été simplement stoppée, comme l’extension du droit de vote aux résidents d’origine étrangère, avec en prime des restrictions intolérables au droit d’asile. Dans certains pays, il y a tentative d’un vigoureux retour en arrière avec la remise en cause des lois dépénalisant l’interruption volontaire de grossesse.
Schématiquement, pour les sociétés industrielles avancées, la poussée démocratique “post-68” (en matière de droits des femmes, de démocratisation de l’enseignement, de la culture, etc...) s’est ralentie, puis inversée à la moitié des années 80. Selon l’expression de Samuel Hungtington, “il faut reconnaître qu’il y a des limites désirable à l’extension indéfinie de la démocratie politique”. [28] Le néolibéralisme développe une “tendance conservatrice”, contradictoire à première vue, avec les proclamations vigoureuses pour la démocratie et les droits de l’homme.
Mais la contradiction, n’est qu’apparente. De la même, manière qu’il prétend que le marché est la forme “universelle” de l’organisation sociale, de la même manière, le libéralisme peut prétendre que la démocratie libérale parlementaire est la forme “universelle” de l’organisation politique. Il n’existe plus qu’un seul projet de société possible : celui caractérisé par le binôme marché /démocratie, celui de la société capitaliste. Tel est le résultat de cette offensive idéologique menée avec force pendant les années 80, sur tous les fronts et à l’échelle internationale. Et que l’effondrement des régimes communistes -(avec l’ l’échec de toute tentative de “réformes”)- semble avoir confirmé.
La preuve de l’excellence du capitalisme ayant été administrée, il est inutile d’imaginer autre chose. [29] Mais c’est justement dans cette “universalisation” que réside la contradiction qui marque la conjoncture idéologique présente. Toute proposition de transformation globale de l’organisation sociale, tout rappel de la conflictualité, tout mouvement revendicatif sont immédiatement suspects, taxé d’utopie (naïve ou totalitaire). Toutes visées “émancipatrices” est immédiatement ramenées à la dimension de ces bonnes intentions qui pavent les allées de l’enfer.
L’aspect autoritaire ne se manifeste donc pas, en premier lieu par des moyens répressifs et de coercitions, mais plutôt par une sorte de “huis clos historique, cette contrainte qui paralyse l’imagination et l’activité politiques ; qui renforce l’apathie et le repli sur la sphère privée et qui consolident à leur tour le sentiment de blocage de la société”. [30]
Ainsi, la pluralité d’opinions politiques, le pluralisme politique, se ramènent à une unanimité sur le modèle libéral de société et de ses institutions. Si on y ajoute la tendance à considérer les questions économiques comme ne faisant plus l’objet - vu “les contraintes du marché mondialisé” - d’un débat politique, on comprend que les passe d’armes électorales perdent leur sens. La “démocratie représentative” semble tourner à vide.
De là, cette désaffection que l’on observe un peu partout dans les “démocraties occidentales” face à “la politique”. Désaffection et démobilisation, qui ne se limitent pas à la politique, elle s’étend à l’ensemble des engagements syndicaux, associatifs_, ....
Alors, que les “trente glorieuses” auraient été plutôt celles de la canalisation de la participation démocratique, les années quatre-vingt et nonante sont celles de son refoulement.
La “révolution culturelle” du marché
Quelques auteurs soulignent judicieusement que la “décennie néolibérale” a inscrit dans la vie quotidienne, une représentation forte et envahissante de la notion de marché. “Le marché ne se contente plus de régir la vie matérielle ; il a investi la sphère culturelle pour désigner de la façon la plus large possible tout ce qu’il y a dans la tête des gens, les valeurs de la société, la culture qui les fait vivre et dont on vit.” [31]
Dans cette optique, il ne s’agit pas seulement de souligner la “marchandisation” de biens culturels, mais bien de montrer comment “via un travail sur l’imaginaire, tout l’humain-social est attiré dans une logique de rationalité instrumentale, de profit et d’intérêt”. On aboutit ainsi à une forme particulière de marché qui joue “du” culturel et “sur” le culturel, où le pouvoir “économique” de l’entreprise, se double de sa capacité à sonder les reins et les cœurs à faire appel à “une autre strate de l’humain-social : la strate des images, de l’imaginaire, des effets immédiats car c’est là que travailleurs et consommateurs sont séductibles, leur propre rationalité pouvant ainsi être contournée”. En investissant la sphère culturelle, le marché disqualifie les socialités qui vivent d’autre chose et pour autre chose ; les socialités qui seraient indispensables pour contrer les effets même du marché, comme le chômage, les inégalités, la dévastation de l’environnement, le mal développement planétaire, l’insignifiance culturelle...
Progressivement, le débat se déplace, il ne s’agit plus seulement de prouver la supériorité de la rationalité économique des mécanismes de marché par rapport à d’autres types de régulations sociales, mais de faire entièrement coïncider les “modes de vie” avec cette logique marchande. Quoi d’étonnant dés lors qu’un Alain Minc puisse s’écrier avec Alain Minc : “le marché est l’état naturel de la société”. [32]
Il nous paraît justifié de souligner cette “prégnance du marché”, pour désigner cette conjoncture idéologique particulière qui couvre les années 80 et qui se poursuit aujourd’hui. Le concept de “marché réticulaire” utilisé par Robert Leroy pour qualifier ce marché en forme de filet qui retient et relie l’ensemble de la société indique bien cette “interconnexion” où il devient de plus en plus difficile de discerner ce qui relève de la sphère économique au sens traditionnel et les phénomènes de la socio-culture.
On ne peut pourtant faire l’économie de relier la valorisation “culturelle” du marché, l’éloge de la consommation, de la compétition,... à la nécessité de la “reproduction élargie” de l’économie capitaliste dans son ensemble.
Le capitalisme n’est pas seulement un “mode de production”. Il est aussi mode de consommation et mode de suggestion : “Pour l’individu soumis dans sa vie tout entière aux lois du marché - non seulement dans la sphère de la production comme au XIXème siècle, mais aussi dans les sphères de la consommation, des loisirs, des idées, de l’art, de l’enseignement et même dans la vie privée - la rupture paraît impossible au vue de son “expérience quotidienne”. Ainsi se renforce et s’extériorise l’idéologie néofataliste du caractère immuable de l’ordre social capitaliste. Il ne reste à cet individu que le rêve de l’évasion - dans le sexe ou la drogue, qui sont à leur tour promptement industrialisés. Le destin de “l’homme unidimensionnel” semble complètement prédéterminé.” [33]
Cette revalorisation “culturelle” du marché, loin d’annoncer une nouvelle ère dans le développement des sociétés [34], est elle-même le mode d’existence du capitalisme. La tendance qu’il manifeste depuis son origine. “La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une “immense accumulation de marchandises” nous préviens Karl Marx dés 1859. La marchandise en tant qu’objet extérieur propre à satisfaire les besoins humains - directement ou indirectement - devient par le développement même de la production capitaliste le but et le moyen de la satisfaction de nos besoins, “que ces besoins aient pour origine l’estomac ou la fantaisie ne change rien à l’affaire”, ajoute-t-il ironiquement.
Parmi les auteurs qui s’en prennent à cette nouvelle hégémonie du marché, beaucoup [35] adoptent consciemment ou de fait l’approche célèbre de Karl Polyani qui présentait les économies modernes comme n’étant plus “enchâssées” (embedded) dans le lit de la société. Cette approche lorsqu’elle a pour but de mettre en évidence la primauté de la logique économique, au détriment d’autres aspects de la vie en société, du développement plein et entier des individualités, paraît légitime.
Mais, la caractéristique dominante du développement capitaliste aujourd’hui apparaît d’avantage comme combinant et intégrant l’ensemble des aspects économiques, sociaux et culturels. L’économie, dans sa logique marchande, n’est pas opposée à l’ensemble de la société. Elle se veut plutôt comme le moteur du développement, le régulateur de l’ensemble social, en même temps que sa légitimation. Dans ce sens les économies modernes - capitalistes - n’échappent pas à la règle de l’ “embedness” de l’économie. Les sociétés forment toujours une totalité, mais le mouvement qui conduit leur évolution s’accélère : le règne de la marchandise se fait universel. Et s’est ce mouvement - temporairement non contrecarré par l’action sociale consciente - qui renforce l’hégémonie de ce que l’on appelle “la logique marchande”. Que ce mouvement soit loin d’être harmonieux, qu’il s’accompagne d’un coût social et culturel toujours plus élevé ne change rien à l’affaire. Comme le disait encore Karl Marx : “Il faut donc que le marché s’agrandisse sans cesse, si bien que ses connexions internes et les conditions qui le règlent prennent de plus en plus l’allure de lois de la nature indépendantes des producteurs et échappent de plus en plus à leur contrôle” [36]
A isoler ainsi, le marché ou la “logique économique” on peut certes être en position de dénoncer ses ravages, mais on se prive de la possibilité de saisir toute la portée des rapports que les divers sous-systèmes (politique, économique, social et culturel) entretiennent. Cette critique trop partielle débouche sur une erreur politico-pratique importante. A partir de ce “détachement” de la logique marchande, la critique sociale se concentre essentiellement sur la remise en cause des excès, des conséquences négatives. L’action politique porte alors, logiquement, sur la “correction” de ces dérapages.
Le marché en tant que tel, n’est plus “dépassable”. Seul reste en discussion la part des vices et des vertus qu’il renferme. Voilà, sans doute une résultante très particulière de cette “révolution culturelle” néolibérale.
L’hégémonie de la société réduite au marché
Pour résumer cette influence, il peut être utile de distinguer une combinaison particulière entre un « moment de la force » et un « moment de la persuasion ».
Le « moment de la force » n’a pas été abordé dans cet article. Au centre de celui-ci se trouve une redéfinition du rôle économique à jouer par l’Etat. Non pas comme l’a clamé l’idéologie néolibérale, vers “moins d’État”, mais bien dans le sens de modeler une autre politique économique, plus fonctionnelle par rapport aux nécessités de la gestion de la crise et à l’insertion croissante des économies nationales dans la “mondialisation” capitaliste. Cette “coercition” se mesure bien par les “résultats” engrangés. Ainsi, par exemple, l’ampleur des privatisations, l’interdépendance créée entre les fonds de sécurité sociale et les marchés financiers via la dette publique, l’inégalité de la redistribution des revenus, le volume absolu du chômage et la fragmentation sociale qu’il implique,... décrivent bien ce rapport de force devenu défavorable, par la contrainte économique...
D’autant plus que les décisions prises dans un cadre “national” dépendent de plus en plus de celles prises au niveau, de ce Jean-Philippe Peemans nomme des réseaux transnationaux de pouvoirs où sont inextricablement mêlés représentants des entreprises transnationales, des organisations multilatérales et internationales, et des institutions nationales”. Décisions qui se présentent sous la forme de solutions techniques à des problèmes complexes correspondant à “des contraintes internationales inévitables”, mais qui finalement restreignent la sphère de la décision qui peut être soumise à contrôle démocratique. [37]
Le moment de la persuasion a mis en œuvre un tout autre registre. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il est difficile de trouver des études synthétiques et approfondies de l’évolution du rôle joué par les médias, par la production culturelle, par l’enseignement et la recherche comme mécanismes de diffusion et de renforcement de cette offensive. Sans doute, comme le dit Ignacio Ramonet la diffusion de cette “pensée unique” est le résultat d’un enchevêtrement très particulier de réseaux de communication. Réseaux hiérarchisés et spécialisés en fonction des publics à toucher (de l’économiste distingué à monsieur tout le monde) ou des objectifs à atteindre. Les rapports sur la situation économique d’un pays du type FMI, OCDE, ... loin d’être des études « objectives » semblent d’avantage “voler au secours de la victoire” en encourageant les gouvernements dans leurs prises de décisions “impopulaires” mais “nécessaires”. La télévision et la presse écrite diffusant un flot d’informations financières et boursières, mais consacrant une part infinitésimale à des analyses critiques de l’évolution économique, etc. ... Autant de signes de cet effort persuasif !
Mais l’analyse de ce “moment de la persuasion” ne doit pas être vu comme une simple relation univoque : émetteur - receveur - intériorisation. Pour que cette persuasion, fonctionne, il faut encore qu’un certain nombre d’acteurs, de groupes sociaux soient réceptifs. Qu’ils assimilent - en tout ou en partie - les idées véhiculées par l’offensive néolibérale à leur intérêt individuel ou de catégories. Dans cette évolution, l’adaptation des fonctionnaires, des gestionnaires des grandes institutions étatiques et para-étatiques, des dirigeants et idéologues issus ou liés aux organisations sociales et politiques du mouvement ouvrier a joué un rôle, d’autant plus grand, que leur intégration antérieure était forte. Sans doute l’avertissement lancé par le syndicaliste belge André Renard, était-il oublié depuis longtemps. « Habillement présentées comme des »lois économiques« , comme des choses »allant de soi« , comme »ce qui est normal« , les thèses néolibérales pénètrent aussi dans les milieux socialistes... Ces thèses libérales du capitalisme social, nos militants doivent les dénoncer comme non socialistes. Ils doivent pouvoir les reconnaître. Ils doivent savoir ce qu’elles ont de faux. ». [38] Ne pouvant s’opposer au changement néolibéral de politique, ils se sont mués en vecteur de la nouvelle idéologie du moins d’État et du mieux gérer. [39]
Au terme de ce survol, on soulignera que le néolibéralisme, la virulence des premières années en moins, est aujourd’hui un courant hégémonique. Son influence a déstabilisé l’ensemble de l’édifice théorique et idéologique de la gauche (social-démocrate, sociale-chrétienne ou communiste). Elle rend, aujourd’hui encore, plus difficile l’émergence de tout contre-projet. Que ce soit à partir des courants du mouvement ouvrier traditionnel, des courants écologistes ou des acteurs de la société civile ...
Certes une contre-offensive ne peut vraiment se développer qu’au départ d’une remontée globale de l’action sociale, entraînant à sa suite une modification de la conjoncture idéologique. Pour s’y préparer, il n’est sans doute pas inutile d’apprécier l’ampleur du mouvement des idées que l’adversaire a déclenché voici maintenant plus d’un quart de siècle.