Nous traversons une crise énergétique violente en Europe depuis plusieurs mois, dont l’ampleur s’aggrave et dont la durée est difficile à estimer. Cet article s’interroge sur les causes de cette crise énergétique. Nous défendons ici l’idée qu’au-delà des circonstances exceptionnelles qui ont déclenché la crise actuelle de l’énergie, celle-ci est aussi le produit de choix politiques menés à partir des années 1990 et qui visaient à libéraliser le(s) marché(s) de l’énergie, c’est-à-dire à s’en remettre au marché pour se chauffer, s’éclairer ou produire du pain.

Au cours de la décennie précédente, lorsque les factures d’énergie étaient en moyenne trois fois moins élevées qu’en 2022, entre 10 et 25 % des ménages belges les plus pauvres renonçaient déjà à chauffer adéquatement leur logement [1].Les énormes hausses des factures énergétiques vont donc peser très lourdement sur les ménages les plus précaires, et sans doute plus largement sur une grande part de la population, puisqu’on parle de dépenses énergétiques qui pourraient dépasser 6 000€ par an et par famille. Cette explosion des prix frappe aussi une frange large des petits indépendants, forçant les activités consommatrices d’énergie, comme les boulangeries, à fermer leur porte. La crise touche enfin les secteurs industriels lourds, comme la sidérurgie, la papeterie, la production de ciment, de verre, eux-aussi grands consommateurs d’énergie, dont les annonces de fermetures, au moins temporaires, se multiplient, menaçant l’emploi de ces entreprises.

Les conditions des tensions actuelles sur le marché du gaz : approvisionnement, géopolitique, conflits, crise sanitaire
Le gaz naturel a trois usages principaux : le premier, chauffer les bâtiments, représente 40 % de la consommation européenne ; le deuxième, produire de l’électricité équivaut à 30 % du gaz consommé en Europe ; le troisième, environ 25 %, correspond aux usages industriels (production d’engrais, utilisation dans les fours des raffineries, des cimenteries, des verreries, etc.). De ce fait, la consommation de gaz est plus forte en hiver, lorsque les besoins de chauffage et d’électricité sont plus élevés. Pour s’y adapter, les pays européens disposent de capacités de stockage qu’ils remplissent en été.

L’approvisionnement européen en gaz dépend de trois sources : la production européenne, les importations par gazoduc ou celles de gaz naturel liquéfié. La production interne à l’Union européenne des 28 [2], principalement en mer du Nord, ne représente plus que 10 % de la consommation. L’approvisionnement européen dépend donc surtout de sources extérieures. L’essentiel de ces importations est acheminé par gazoduc (68 % des importations en 2021 [3]), donc par des tuyaux reliant l’UE aux pays producteurs ; c’est le moyen le moins cher puisqu’il ne demande aucune transformation du gaz. Jusqu’au début de l’année 2021, celui-ci venait d’abord de Russie qui couvrait environ 40 % des approvisionnements, de Norvège, 20 à 25 % des besoins, et de Libye, d’Algérie ou d’Azerbaïdjan, environ 10 % ensemble. Mais une autre source d’approvisionnement connait une forte croissance, le gaz naturel liquéfié (GNL). Il consiste à compresser et refroidir le gaz jusqu’à ce qu’il atteigne l’état liquide, afin de pouvoir ensuite le transporter dans des bateaux. C’est une technique plus chère, car il faut investir dans des usines spéciales pour compresser et décompresser le gaz et dans des bateaux particuliers, sortes de grands thermos. Mais elle présente l’avantage de pouvoir ensuite transporter ce gaz liquéfié dans le monde entier. Ce mode d’approvisionnement couvre environ 30 % des importations en 2021 [4] (de 10 à 20 % de la consommation européenne), avec du gaz provenant du Qatar, des États-Unis ou du Nigeria.

La guerre en Ukraine et la montée en tension avec la Russie menacent donc la première source d’approvisionnement de l’Europe. Des voix s’élèvent pour expliquer que le choix de la Russie n’était pas le bon. Toutefois, ce choix est une réponse à une autre dépendance, celle vis-à-vis de l’OPEP [5], au cœur de la crise énergétique des années 1970, ainsi que de choix géo-politiques visant à resserrer les liens avec la Russie post-soviétique. En l’absence de production interne, vous devez vous en remettre aux pays qui possèdent la ressource, et les crises géopolitiques qui surgiront ne sont pas prévisibles.

Quoi qu’il en soit, à court terme, il est compliqué de trouver des alternatives puisque les autres fournisseurs par gazoduc les utilisent déjà au maximum de leurs capacités. L’importation de gaz naturel liquéfié est aussi limitée, d’une part par la capacité des terminaux européens, notamment à Zeebrugge en Belgique, qui sont souvent déjà saturés, d’autre part par la flotte de navires spécialisés, qui est mobilisée à plein régime.

Une consommation de gaz forte, une dépendance plus importante aux importations et des alternatives à l’utilisation du gaz réduites : les conditions étaient réunies pour une tempête, il ne manquait que l’étincelle.

C’est en 2021 que le feu va prendre. Tout d’abord, à la suite du coronavirus, l’entretien de plusieurs infrastructures gazières avait dû être reporté, réduisant la production de gaz. Ensuite, la combinaison entre un hiver et un printemps froid et un télétravail encore très répandu ont induit une plus forte consommation de gaz. Enfin, la reprise économique post-covid a engendré une forte demande de gaz en Europe et dans le monde. De ce fait, les prix sur les bourses du gaz ont doublé entre le printemps et l’été 2021 [6]. Face à cette hausse, les grands groupes de l’énergie ont préféré l’utilisation du gaz stocké à bas prix en 2020 à l’approvisionnement sur les marchés, réduisant d’autant les réserves en vue de l’hiver 2021-2022.

C’est dans ce contexte que les tensions avec la Russie au sujet de l’Ukraine se sont ajoutées à partir de l’automne 2021. Elles se matérialisent d’abord par le report puis l’abandon de l’ouverture d’un nouveau gazoduc « NorthStream 2 » entre la Russie et l’Allemagne, puis par une réduction des volumes de gaz vendus par Gazprom, l’entreprise russe détenant le monopole des exportations de gaz. Combiné au faible niveau des stocks de gaz, cette menace sur les approvisionnements a fait grimper les cours sur les bourses. À la fin de l’année 2021, les prix avaient été multipliés par quatre. Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie au printemps 2022 et en réponse aux sanctions européennes, la Russie a d’abord interrompu les livraisons de gaz des acheteurs qui refusaient de régler leurs achats en roubles. Elle a ensuite limité fortement les volumes exportés par gazoduc, en raison, selon elle, de l’impossibilité d’entretenir les infrastructures à la suite des sanctions occidentales qui bloquent l’achat des pièces de rechange. Ensuite, les gazoducs NorthStream 1 et 2 ont été mis hors d’usage par des explosions, rendant un retour « à la normale », c’est-à-dire aux flux de gaz qui circulaient entre la Russie et l’Europe avant la crise, impossible. En conséquence, les flux de gaz russe vers l’Europe ont baissé de 80 % par rapport à leur niveau moyen entre 2015 et 2020, ce qui a fait exploser les prix, qui sont huit à dix fois plus élevés que la moyenne des années précédentes [7].

On le voit, des circonstances multiples et dont la simultanéité était imprévisible se sont accumulées pour expliquer l’intensité de la crise actuelle. Toutefois, l’ampleur de la crise et ses conséquences sociales et économiques dramatiques sont fortement accentuées par les choix politiques préalables, notamment au niveau européen, ainsi que la lenteur avec laquelle ces choix sont remis en question.

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Les conséquences de choix politiques de libéralisation des marchés de l’énergie
La politique européenne a créé le cadre qui permet et aggrave la hausse actuelle des prix de l’énergie. La libéralisation du marché énergétique est intervenue essentiellement dans le contexte post crise de 2008, avec une surabondance de capacités de production énergétique et de faible prix des matières premières internationales, donc de faibles tensions sur les marchés énergétiques. Elle n’a donc pas eu d’impact immédiat à la hausse sur les prix de l’énergie. Mais elle a créé une bombe à retardement.

Jusqu’en 2005, la majorité des contrats d’approvisionnement en gaz de l’Union européenne avec des pays étrangers était basée sur des prix stables, indexés sur la moyenne des cours du pétrole lissée sur une longue période, et des contrats fixés à long terme, vingt ans en moyenne. La libéralisation de l’approvisionnement en gaz de l’UE a correspondu à une double transformation : le passage à une tarification basée uniquement sur l’offre et la demande de gaz avec création de bourses d’échanges du gaz et le raccourcissement de la durée des contrats d’approvisionnements. L’idée était de faire jouer la concurrence entre les approvisionnements pour faire baisser le prix. Toutefois la combinaison entre des marchés qui fonctionnent dans l’immédiateté et la difficulté technique de réorienter les flux à court terme, compte tenu du fait que la majorité du gaz passe par des gazoducs qui ont requis de lourds investissements, s’avère détonnant. Comme cette contrainte rend impossible de faire jouer la concurrence à court terme, le moindre événement perturbateur, comme une consommation plus élevée liée à un climat plus froid ou une perturbation au niveau d’un site de production ou d’un gazoduc, donne lieu à une explosion des prix et à d’intenses spéculations.

Cette libéralisation des prix du gaz a donc induit une grande instabilité des tarifs et a généré un nouveau marché spéculatif. Chaque litre de gaz effectivement livré en Europe fait en moyenne l’objet de plus de 25 transactions (achats et ventes) [8].

Par ailleurs, contrairement à leurs promesses, les politiques de libéralisation n’ont pas conduit à une concurrence accrue. Les marchés du gaz et du pétrole restent dominés en Europe par de très gros acteurs, comme Total, Shell ou BP, bénéficiant de leur position dominante sur les marchés européens. D’une certaine façon, l’existence de champions européens est bien un des objectifs des politiques de compétitivité européenne. Toutefois, compte tenu des niveaux très faibles d’impôts payés par ces compagnies dans leurs pays d’origine et de l’absence totale de contrôle sur ces groupes privés, on s’interroge sur les bénéfices retirés par le citoyen de l’existence de ces « champions ».

Le problème central est pourtant ailleurs. Il porte sur le choix d’avoir remis dans les mains du marché – d’une poignée de gros acteurs – une partie des choix énergétiques.

Or, le profit est ce qui guide la gestion des grands groupes privés, et non l’anticipation des tendances futures ou les préoccupations écologiques. De plus, le capitalisme est plus encore qu’auparavant tenu par les logiques du court terme, du fait du poids des grands acteurs financiers mondialisés, qui cherchent une rentabilité à travers les dividendes. Le PDG de TotalEnergie, Patrick Pouyanné, le dit clairement : « ce dont les actionnaires veulent avant tout s’assurer… c’est de la durabilité de nos dividendes » [9]. Il n’y a pas lieu d’en être surpris ou de s’ en offusquer. Les entreprises privées sont fondées sur les profits ; elles doivent répondre aux injonctions du marché et du court terme, sous peine de disparaître si elles faisaient des « choix moraux ».

Dans ce contexte, les choix nécessaires en matière énergétique n’ont pas été faits. Jusqu’au début des années 2000, la production de l’Union européenne de gaz couvrait un tiers de la consommation [10]. Elle servait de tampon pour absorber les besoins de consommations hivernaux et éviter une montée des prix ou des pénuries, en augmentant les volumes de production à ce moment. Mais les gisements de la mer du Nord s’épuisent, ils ne couvrent plus qu’un dixième des besoins européens. Dans le même temps, des réacteurs nucléaires ont été arrêtés en Allemagne et France, ainsi que des centrales au charbon et au pétrole partout en Europe, réduisant les capacités de production.

Pour répondre à ces changements structurels prévisibles, il n’y a pas eu de stratégie d’investissements au niveau européen. Chaque État a mené sa propre politique et les choix ont été erratiques, en fonction des prix du marché et des impératifs de rentabilité des principaux acteurs du marché. Comme les prix de l’énergie étaient bas au début de la décennie 2010, les investissements dans de nouvelles centrales ont été très réduits. De même, les investissements dans l’énergie renouvelable ont été faibles. Il faudrait les tripler pour atteindre les objectifs climatiques que l’UE s’est imposé. Développer l’énergie éolienne, dont le volume de production est plus élevé en hiver, aurait aussi été une réponse potentielle à la baisse de la production de gaz de l’Union européenne, dont la consommation est plus forte à cette saison.

De ce fait, l’Europe est très exposée aux caprices des marchés, car elle combine une dépendance à des approvisionnements extérieurs doublée de prix non contrôlés. C’est le seul grand bloc économique à se retrouver dans cette situation. La majorité des pays asiatiques, eux aussi importateurs de gaz, ont conservé des contrats d’approvisionnements à long terme et à prix stabilisé par l’indexation sur les cours du pétrole. Si les USA se basent comme l’Europe sur des bourses du gaz pour en fixer le prix, ils sont protégés par leur production intérieure de gaz qui leur permet de couvrir l’ensemble de leurs besoins et même d’exporter leurs excédents.

Pour une régulation publique de l’énergie européenne
Les crises se sont succédées depuis 2008, dont l’origine se situe au moins partiellement dans les politiques de libéralisation et de mondialisation entamées dans les années 1970-80. En 2008, la crise financière révélait au monde les problèmes structurels de la finance et le pouvoir des groupes financiers, que les états ont dû sauver. En 2020, là encore, l’étonnement fut grand de voir l’incapacité du système productif européen à répondre aux besoins générés par la pandémie de coronavirus (masque, …), après avoir mis en place les conditions de la désindustrialisation à travers des délocalisations massives dans de nombreux domaines. En 2022, une fois encore, le constat est fait que s’en remettre aux marchés – et à leur logique propre – pour répondre à des besoins essentiels pouvait mener à l’impasse. Abreuvé par des hydrocarbures bon marché, les acteurs privés n’avaient pas préparé l’avenir. Mais pourquoi l’auraient-ils fait ? Les profits étaient assurés avant la crise ; ils se sont désormais mués en superprofits.

Sur chacune de ces crises, les plus précaires ont été fortement touchés mais c’est encore plus vrai pour la crise actuelle de l’énergie.

Dans le cas de l’énergie, l’inefficacité du recours aux marchés – et donc des politiques de libéralisation - est largement accentuée par le caractère monopolistique du secteur, si bien que la libéralisation ne se traduit pas nécessairement par une concurrence accrue. Par ailleurs, dans les secteur de l’énergie, singulièrement celui du gaz, les flux s’appuient sur de grosses infrastructures fixes (gazoducs), limitant considérablement les possibilités de mise en concurrence. Enfin, nul doute que les politiques énergétiques exigent une vision à long terme, difficile, voire impossible à mettre en place par les grands groupes privés, qui suivent les logiques du marché pour assurer leur rentabilité.

Seule une régulation publique de l’énergie européenne, s’appuyant au moins en partie sur des grandes entreprises énergétiques publiques et une reprise de contrôle des monopoles privés peuvent répondre aux objectifs politiques (désormais) partagés en matière d’énergie : une sécurité d’approvisionnement ; une moindre dépendance extérieure ; la réduction des émissions de gaz à effet de serre ; des prix stables et prévisibles ; une protection des gens quant à leurs besoins essentiels.


Cet article a paru sur le site de l’Observatoire belge des inégalités.


Pour citer cet article, Mathieu Strale, « Le gaz comme marché : comprendre la crise actuelle », Observatoire belge des inégalités, janvier 2023.


Photo : Julian Mason, Flickr.