Article extrait du Gresea Echos N°93 de mars 2018. Pour commander ce numéro, rendez-vous ici.
Si dans le débat public, on a toujours tendance à les opposer, le libre-échange et le protectionnisme se côtoient pourtant sur la scène internationale. Le libre-échange « pur » ou l’autarcie n’existent que dans les manuels. La plupart des économies se sont développées en maniant selon les périodes l’ouverture et la fermeture aux échanges internationaux en fonction de l’intérêt national ou des pressions internationales. Retour sur les termes d’un vieux débat d’actualité.
Jean-Marc Vittorini, journaliste au quotidien économique français Les Echos, a intitulé sa dernière chronique « Les économistes découvrent les dégâts du libre-échange ». Pour soutenir son propos, Vittorini montre que, depuis deux siècles, la théorie du libre-échange est un élément indiscutable, et peu discuté par ailleurs, du récit économique. Le commerce est nécessairement bon pour la croissance, et les rares économistes qui tentent de critiquer cette affirmation sont au mieux délégitimés, au pire mis au ban de la corporation. Si les économistes semblent découvrir ces derniers temps que le libre-échange n’est pas la panacée du développement, ils le doivent pour partie au retour sur le devant de la scène politique internationale de femmes et d’hommes politiques défendant un discours mélangeant nationalisme économique et repli identitaire, bien plus qu’à d’anciens prix Nobel d’économie [1]. Donald Trump ou Marine Le Pen ont sans doute fait plus, sans le savoir, pour le débat en science économique que tous les hétérodoxes réunis depuis deux siècles. Preuve s’il en est que l’économie est une discipline politique, pour le meilleur parfois, pour le pire souvent. C’est dans ce contexte que le réseau Éconosphères a organisé le 25 janvier 2018, un débat contradictoire entre Jacques Sapir [2] et Jean-Christophe Defraigne [3]. En voici, les lignes de force et de fracture.
Le commerce a peu d’effets sur la croissance
S’il est un point sur lequel un nombre croissant d’économistes s’accordent, c’est, contrairement à ce que prétend la doxa néoclassique, que le libre-échange a peu d’effets positifs sur la croissance. Bien au contraire, il semble être associé à un certain nombre d’effets pervers tant sur les plans économiques, sociaux qu’environnementaux [4]. En 2002, le prix Nobel des sciences économiques, Maurice Allais, dénonçait déjà le libre-échange mondialisé comme une des doctrines les plus désastreuses pour l’humanité. Jacques Sapir et J-C Defraigne portent leur critique sur la manière dont se construit le discours libre-échangiste et sur son rapport à la réalité empirique.
Jacques Sapir conteste le fait que, durant les années 1990 et au début des années 2000, le libre-échange aurait contribué à une croissance tout à fait fantastique. D’après lui, ce récit repose tout d’abord sur une illusion statistique due à la révélation statistique du commerce qui préexistait entre les pays soviétiques. À ce sujet, les statistiques officielles ont montré des flux de commerce en forte croissance après l’implosion du COMECON (Conseil d’Assistance Economique Mutuel). Une partie de la croissance du commerce mondial est donc due à un « commerce intérieur » soviétique qui s’est statistiquement transformé en un « commerce international » entre les pays de l’ex-URSS dans le courant de la décennie 1990. Ces États ont aussi connu, comme les pays du sud avant eux, un processus de restructuration violent de leur économie. Certains biens manufacturés, comme l’acier, ont été exportés faute de débouché interne alors que certains produits importés se sont substitués à la production nationale. À ces changements structurels, il faut également ajouter la hausse du prix des matières premières durant presque toute cette période et leur comptabilisation à prix courant dans le PIB mondial [5]. Ces différents éléments montrent, selon Jacques Sapir, que la contribution de la libéralisation des échanges à la croissance mondiale relève avant tout d’un artefact statistique. C’est la croissance économique qui tire le commerce et non l’inverse. Enfin, dans un cadre libre-échangiste, la croissance n’est aucunement soutenable. Les crevettes écossaises décortiquées en Inde ou les navires désossés au Bangladesh participent un peu à la croissance mondiale et beaucoup à la destruction de la planète.
En somme, à partir d’une perspective historique, il est assez simple de démontrer, comme le fera Jean-Christophe Defraigne, qu’aucun État, à l’exception de l’Angleterre, n’est parvenu à se développer sans avoir recours à de fortes mesures protectionnistes. Le cas de l’Angleterre s’explique par le fait qu’elle a opéré sa mue industrielle avant les autres et donc, en dehors de toute concurrence internationale. Les États-Unis après la Guerre de Sécession, le Japon, la Corée du Sud ou plus récemment, la Chine, ont tous eu recours à des mesures protectionnistes avant d’atteindre un stade de développement suffisant, leur permettant de résister à la concurrence régionale ou internationale.
Un protectionnisme compensatoire
Pour Sapir, ce ne sont pas les banques qui sont au cœur de la crise, mais bien le libre-échange. Dans cette globalisation libéralisée, les États ne peuvent compenser leurs écarts de compétitivité que par la concurrence fiscale et sociale. Il en résulte une baisse du revenu de la majorité des ménages qui ne peuvent maintenir leur niveau de consommation que par un recours inquiétant à l’endettement. Afin d’éviter la délocalisation des entreprises et donc de préserver l’emploi, on observe alors une pression sur les salaires doublée d’une fiscalité plus injuste et d’une réduction des prestations sociales. Autrement dit, le libre-échange est « une course au moins-disant social où les États ne gagnent des parts de marché qu’au détriment des autres et s’enlisent dans une logique déflationniste » [6]. Les différentes réformes pour pallier la crise ont durement touché la population et n’ont pas relancé la machine économique.
Pour l’économiste français, comme pour les tenants d’un processus de démondialisation, seul un modèle de développement fondé sur des formes de protectionnisme peut valablement répondre aux défis du 21ème siècle, en ce compris la crise de l’euro. L’objectif n’est pas de pénaliser tous les pays pratiquant les bas salaires, mais ceux qui ont une productivité suffisante pour mettre en place des politiques écologiques/sociales décentes. Il suggère, notamment, la mise en place de montants compensatoires : une taxe provisoire (à l’instar des douanes) dont l’objectif est de compenser les écarts des taux de change d’une part et de normes sociales et écologiques d’autre part. Les sommes issues de cette taxe, entre les pays de la zone euro et les autres membres de l’Union, seront ensuite partagées entre le financement d’un fonds social européen et diverses aides ciblées pour les pays extérieurs s’engageant à relever leurs standards sociaux et écologiques.
Dans cette optique, le protectionnisme constitue, selon Jacques Sapir, un élément important d’une sortie par le « haut » de la crise actuelle, car il permettrait la reconstruction du marché intérieur européen avec une forte amélioration de la solvabilité des ménages et des entreprises. La globalisation n’est synonyme de croissance que si elle peut s’appuyer sur un projet propre à un développement national. Quand le protectionnisme est associé à de réelles politiques nationales d’industrialisation et de développement de filières au rôle stratégique, il fournit des taux de croissance qui sont très au-dessus de ceux des pays optant pour le libéralisme économique. Les pays d’Asie qui connaissent la plus forte croissance ont effectivement violé les normes de la globalisation établies et codifiées par la Banque mondiale et le FMI [7]. Le cas de la Chine illustre parfaitement l’argument, le pays a combiné l’ouverture à une politique nationale extrêmement forte. Au rythme actuel, son PIB pourrait dépasser celui des États-Unis dans les prochaines décennies. Elle est maintenant en mesure de bloquer l’expansion américaine en Asie. Comme certains autres pays en développement, le gouvernement chinois utilise le protectionnisme afin de limiter ou d’empêcher l’accès du marché chinois aux filiales étrangères dans des secteurs stratégiques (l’énergie, les services financiers, les télécoms, etc.). Le dirigeant de l’entreprise d’équipement de télécoms Huawei, une des firmes chinoises les plus avancées sur le plan technologique, a déclaré que « s’il n’y avait pas eu de politique du gouvernement pour protéger les firmes nationales chinoises, Huawei n’existerait pas ». En effet, à de nombreuses reprises, le gouvernement chinois a résisté aux pressions internationales pour continuer ses politiques de subventions et de protection [8].
Le protectionnisme, cache-sexe d’une domination de classe
Si Jean-Christophe Defraigne rejoint la critique du libre-échange de Jacques Sapir, il la formule différemment et, surtout, prend ses distances avec les formules protectionnistes de son collègue. Pour Defraigne, le libre-échange est une doctrine défendue de manière non scientifique parce qu’elle correspond avant tout aux intérêts des firmes des pays dominants. Si les États-Unis ont abandonné le protectionnisme de Lincoln pour promouvoir le GATT et l’OMC à partir de 1946, c’est parce qu’ils ont vu le commerce comme l’outil pour pénétrer les marchés du reste du monde. À ce moment, leurs firmes sont les plus compétitives, ont les meilleures économies d’échelles et disposent des technologies les plus avancées. La remise en cause récente du libre-échange par les États-Unis et un éventuel retour au protectionnisme peuvent ainsi se comprendre par le fait que les firmes des pays émergents commencent à prendre une part croissante dans l’économie mondiale, au grand dam de l’élite américaine.
Les pays qui se sont le plus convertis au libre-échange sont les pays qui ont souvent le moins bien réussi (notamment les pays en voie de développement qui ont été contraints d’abandonner leur industrialisation au moment de la crise de la dette dans les années 1980 et 1990 et des plans d’ajustement structurel imposés par le FMI). La Pologne ou la Hongrie ont quasiment perdu toute leur industrie nationale au profit de multinationales étrangères. Il n’y a d’ailleurs aucune firme de l’Europe de l’Est, hormis une firme polonaise dans le secteur de l’énergie, qui soit dans le top 500 des grandes firmes mondiales. Toutes les firmes en Europe de l’Est sont des firmes d’Europe occidentale, du Japon, de Corée du Sud ou des États-Unis. Autrement dit, ces pays ont perdu toute souveraineté économique, comme d’autres pays complètement ouverts au libre-échange suite à la crise de la dette, tels que le Mexique ou l’Argentine. Les pays qui ont gardé de grandes multinationales et qui se sont développés le plus sont ceux qui ont conservé des politiques industrielles de soutien d’État (la Corée du Sud, Taiwan, la Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie).
Jean-Christophe Defraigne estime néanmoins qu’au sein du système capitaliste actuel, le protectionnisme s’avère risqué et inefficace. L’Europe n’a tout simplement plus les moyens d’imposer une politique protectionniste aux grandes économies émergentes qui exportent la majorité des produits manufacturés importés par l’UE sans craindre des représailles. Le rapport de force a changé, selon le FMI, la seule Chine représentait 13% du PIB de l’UE en 2000, elle atteindra les 85% en 2020. [9] Mais les mesures toucheront les travailleurs plutôt que les véritables responsables du « dumping social et environnemental ». Les dégradations des conditions de travail résultent, selon lui, plus de la volonté d’accroître le profit des firmes et des actionnaires qui sont plus souvent européens que chinois, indiens ou turcs, que du libre-échange. Le protectionnisme n’empêchera pas les firmes européennes d’optimiser leur profit, en ayant recours aux licenciements massifs et en renforçant les cadences des travailleurs maintenus à leur poste. D’autant plus que les activités industrielles réalisées dans les pays en développement restent, dans la plupart des cas,technologiquement simples : il est très probable que la majorité des travailleurs soient remplacés par des machines pour compenser le coût jugé plus élevé de la main-d’œuvre en Europe. À la différence de Jacques Sapir, Jean-Christophe Defraigne refuse d’opposer à une globalisation débridée, un capitalisme national qui serait plus facilement maîtrisable. En outre, si les grands États peuvent, par la taille du marché ou leur pouvoir économique, réglementer l’action des firmes multinationales, cette marge de manœuvre politique est beaucoup plus difficile à imaginer pour les petits États, même dans un contexte protectionniste.
Conclusion
Qu’ils s’agissent de démondialisation, de néoprotectionnisme ou de clauses sociales et environnementales, qu’on se trouve à gauche ou à droite de l’échiquier politique, les formes de protectionnisme permettraient, selon leurs défenseurs, de réglementer la mondialisation productrice d’inégalités sociales et d’instabilités économiques et politiques. Faudrait-il encore que ces tenants du protectionnisme aient dressé le bon diagnostic. Selon eux, le libre-échange augmente la concurrence des productions à bas salaires, ce qui aurait déstabilisé, depuis le milieu des années 1980, le rapport de force en faveur des élites européennes et américaines et au détriment des salariés. Pour d’autres analystes, comme Jean-Christophe Defraigne ou Michel Husson, les tenants du néoprotectionisme ne respectent pas la chaîne de causalité. Selon eux, c’est bien l’application par les bourgeoisies européennes et américaines de normes de rentabilité très agressive à tous les niveaux du vivre-ensemble qui a profondément transformé le rapport de force entre le capital et le travail dans les pays industrialisés. Les politiques de dérégulation financière, l’orthodoxie monétaire, la création délibérée d’un chômage structurel pour contrôler l’augmentation des salaires sont alors les éléments d’un système économique prédateur dans lequel le libre-échange trouve sa place, mais qu’il ne provoque pas directement [10]. En d’autres termes, si le libre-échange est le mal dont souffre nos économies, le protectionnisme, qu’il soit brutal à la Trump ou social dans nos ONG, peut obtenir des résultats. Par contre, si le libre-échange n’est pas la maladie de la mondialisation, toute forme de protectionnisme risque fort de renforcer le pouvoir des bourgeoisies nationales et de les amener une nouvelle fois à s’affronter par classe ouvrière interposée.
Article extrait du Gresea échos N°93, mars 2018
Pour citer cet article :
Ons Bouslama, « Libre-échange ou protectionnisme : les termes du débat » Éconosphères, mai 2018, texte disponible à l’adresse :
[http://www.econospheres.be/Libre-echange-ou-protectionnisme]