En Belgique, le caractère en principe illimité dans le temps des allocations de chômage est attaqué de longue date par le patronat et la droite. En principe, car depuis 2004, sous leur pression, les allocations de chômage sont désormais conditionnées à la preuve d’une recherche active d’emploi dans le chef des bénéficiaires avec sanctions et exclusions à la clé. En 2012, le gouvernement Di Rupo a également imposé la dégressivité accrue et généralisée des allocations de chômage, ainsi qu’une limitation dans le temps des allocations d’insertion. En outre, si les allocations de chômage belges sont à durée illimitée, elles sont aussi très largement plus basses que dans les pays voisins et les conditions d’accès y sont plus strictes.
Introduction
Désormais, l’ensemble des partis politiques actuellement pressentis pour former la probable future coalition « Arizona » souhaitent limiter à deux ans ou revoir le bénéfice des allocations de chômage dans le temps (sous des modalités diverses). Cela inclut donc également Vooruit, le CD&V et les Engagés, qui s’étaient pourtant jusqu’ici toujours opposés à cette mesure. Dans la dernière note de gouvernement en négociation entre les partis de cette future coalition, il est ainsi notamment prévu d’encore renforcer la dégressivité des allocations de chômage et de limiter l’ensemble des allocations à deux ans maximum. À charge pour les services régionaux de l’emploi de proposer aux chômeurs une offre d’emploi finale dans le circuit économique classique ou dans le secteur de l’économie sociale pour les personnes souffrant d’un handicap professionnel reconnu [1].
Principaux arguments mobilisés… et leurs contre-arguments
« Trop de chômeurs profitent du système, cela tire le taux d’emploi vers le bas, en particulier en Wallonie et à Bruxelles. » |
En Belgique, on compte à l’heure actuelle 286.370 chômeurs complets indemnisés (CCI), dont environ 133.201 [2] depuis plus de deux ans (57.978 en Wallonie soit 47,6% des CCI de la Région wallonne, 35.657 à Bruxelles soit 58,9% des CCI et 39.566 en Flandre soit 38% des CCI). Ces chiffres sont en baisse quasiment continue depuis 2015 [3]. Proportionnellement à la population active, les chômeurs de plus de deux ans représentent ainsi à peine 3,01% du total en Wallonie, 1,23% en Flandre et 5,08% à Bruxelles.
Évolution du nombre de chômeurs de plus de deux ans (2015-2024)
Source : P. Defeyt
En parallèle, on dénombre également près de 230.000 demandeurs d’emploi qui ne touchent pas d’allocations, ainsi que… environ 1,5 million d’autres personnes dites « inactives » (c’est-à-dire âgées de 20 à 65 ans et qui ne participent pas au marché du travail), parmi lesquelles environ 500.000 malades de longue durée. Ce n’est donc pas le nombre de chômeurs de plus de deux ans (par ailleurs en baisse) qui explique le faible taux d’emploi en Belgique.
Source : ONEM, FGTB.
Précisons, en outre, qu’à l’image de tous les chômeurs indemnisés, les chômeurs de longue durée sont également soumis à une obligation de recherche active d’emploi qui fait l’objet de contrôles par le FOREM, Actiris ou le VDAB. La très grande majorité d’entre eux continue ainsi de chercher activement un emploi. Selon des calculs récents, 41.913 d’entre eux ont même travaillé au moins une fois depuis qu’ils ont passé la barre des deux ans de chômage (en Wallonie, ils sont même environ 70% à avoir déjà travaillé depuis leur inscription au chômage), mais jamais assez pour sortir durablement du chômage [4]. Pour ne plus être considéré comme chômeur de longue durée, il est en effet nécessaire de travailler minimum trois mois de manière ininterrompue, ce qui est impossible à atteindre pour de nombreux travailleurs intérimaires, par exemple.
Les cibles supposées de la réforme – les chômeurs de longue durée qui ne cherchent pas ou plus du travail – constituent donc une infime minorité dont les raisons peuvent être multiples (découragement, projets alternatifs, etc.). Ils sont par ailleurs de toute façon déjà soumis à des contrôles pouvant entrainer leur exclusion temporaire ou permanente du système d’indemnisation.
« On ne peut pas accepter que des personnes restent indéfiniment au chômage alors qu’il existe autant de métiers en pénurie. » |
On dénombre à l’heure actuelle plus de 180.000 postes vacants en Belgique (38.305 en Wallonie, 23.062 à Bruxelles, 122.648 en Flandres) [5], dont plus de trois quarts (78,7%) se trouvent dans cinq secteurs économiques : le secteur non marchand, les sciences et services, le commerce, l’industrie et la construction. Ces chiffres sont à mettre en rapport avec les plus de 500.000 demandeurs d’emploi inoccupés actuellement recensés en Belgique, et les 670.000 postes supplémentaires qu’il faudrait créer pour atteindre les 80% de taux d’emploi ciblés par le gouvernement. L’arbre des métiers en pénurie cache donc surtout la forêt du manque criant d’emplois en Belgique, et en particulier d’emplois de qualité. Rien d’étonnant, puisqu’il s’agit là d’un résultat direct des politiques néolibérales de « lutte contre l’inflation » et de « flexibilisation du marché du travail » menées depuis 40 ans en Europe. Au nom de celles-ci, il faudrait notamment assumer un certain niveau de chômage [6] et fragiliser les conditions d’emplois pour éviter que les salaires n’augmentent.
Source : ONEM, FGTB
C’est pourquoi non seulement il n’existe pas suffisamment d’emplois pour répondre à l’ensemble des demandes, mais en plus les emplois vacants sont souvent de mauvaise qualité. Le taux de vacance d’emploi est ainsi nettement supérieur pour les postes d’intérim (17,71%) que pour les postes fixes (3,98%). En Wallonie, seuls 1/3 des offres sont des contrats sous CDI [7] : Le 30 août 2024 : sur 35.704 offres d’emplois recensées, 14.280 sont des CDI, 10.812 sont « intérimaire avec option sur durée indéterminée », 5.989 sont intérimaires et 3.689 sont des CDD. 6.438 nécessitent un baccalauréat universitaire ou équivalent et 5.548 un diplôme de l’enseignement supérieur de cycle court.
En Flandre [8] : même tendance, le 30 août 2024, la VDAB répertorie 209.355 offres d’emploi, mais n’en compte que 84.192 (soit 39,12 %) en CDI tandis que la moitié (105.711) sont des « jobs temporaires avec option » (c’est-à-dire de l’intérim ou autre forme de contrat temporaire avec possibilité de pérenniser la relation dans une forme à durée indéterminée) et 9.293 sont des CDD. 69.132 ne nécessitent pas de diplôme, mais 55.333 nécessitent un bachelier et 20.421 un master universitaire.
À Bruxelles : sur le site d’Actiris, on voit que sur 110.260 offres d’emploi disponibles le 30 août 2024, seulement la moitié (57.342) concernaient un CDI, tandis qu’un peu plus d’un tiers (40.345) étaient de l’intérim et 11.838 étaient des CDD.
Enfin, il est de toute façon absurde de laisser croire qu’une solution aux métiers en pénurie pourrait venir d’une limitation dans le temps des allocations de chômage. D’abord, parce que la problématique des métiers en pénurie est complexe et fait intervenir de nombreux facteurs (mauvaises conditions de travail, déficit de compétences, frein à la mobilité). Ensuite, parce que de nombreuses études ont montré qu’il ne suffisait pas de punir les chômeurs pour favoriser leur retour à l’emploi – au contraire même –, à commencer par des études réalisées sur le bilan des mesures de durcissement du chômage adoptées en 2012 sous le gouvernement Di Rupo [9]. La seule limitation dans le temps (3 ans) et la restriction de la demande à un certain âge (avant 25 ans) des allocations d’insertion a ainsi produit une hausse observable dans le recours au RIS des jeunes. Au-delà de cette hausse, cette limitation a eu d’autres impacts délétères : disparition de nombreux jeunes des radars du marché de l’emploi, accroissement du risque de basculement dans la pauvreté pour les jeunes (particulièrement les peu qualifiés), etc. À l’heure actuelle, les jeunes demandeurs d’emploi (entre 18 ans et 24 ans) restent le groupe majoritaire à bénéficier du RIS, le durcissement des conditions a donc produit des effets considérables sur un temps long (on est presque 10 ans plus tard).
Personnes bénéficiant d’un revenu d’intégration sociale selon l’âge – Belgique
Pourcentage de la population
2006 | 2010 | 2015 | 2016 | 2020 | 2021 | 2021/2006 | 2021/2016 | |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
<18 | 0.0 | 0.0 | 0.0 | 0.0 | 0.0 | 0.0 | -0.7 | 0.5 |
18-24 | 2.5 | 3.0 | 3.7 | 4.1 | 5.4 | 5.6 | 5.5 | 6.3 |
25-44 | 1.0 | 1.3 | 1.7 | 1.9 | 2.2 | 2.2 | 5.5 | 3.0 |
45-64 | 0.9 | 0.9 | 0.9 | 1.0 | 1.1 | 1.1 | 1.5 | 3.0 |
>64 | 0.1 | 0.2 | 0.1 | 0.1 | 0.1 | 0.1 | -0.3 | 1.1 |
// : Taux de croissance moyens
Calculs BFP sur la base de SPF Intégration sociale (2023), communication directe 13/10/2023, Population on 1 January by age and sex – DEMO_R_custom_5587497, https://ec.europa.eu/eurostat (consulté le 19/10/2023.
« Le système actuel coûte trop cher et il est injuste. Ceux qui ne cotisent plus à l’assurance-chômage doivent basculer au CPAS. » |
Le budget de l’assurance-chômage représente à peine plus que 1% du PIB (contre 1,2% en moyenne au sein de l’UE). Lorsque l’on évoque la « générosité » du système belge d’indemnisation du chômage, on oublie d’ailleurs souvent de préciser que son caractère illimité dans le temps est compensé par des conditions d’accès particulièrement sévères, par des plafonds particulièrement bas et par cette autre spécificité belge que constitue le statut de cohabitant... Ensemble, ces caractéristiques font que l’assurance-chômage belge est effectivement injuste, non pas parce que certains perçoivent trop, mais surtout parce que beaucoup ne perçoivent pas assez, voire rien du tout, alors même qu’ils ont cotisé.
Comparaison de quelques caractéristiques des systèmes d’assurance-chômage belge et français
Belgique | France | |
---|---|---|
Conditions d’accès | 312 jours travaillés sur les 21 derniers mois (-36 ans) 468 jours travaillés sur les 33 derniers mois (36 – 49 ans) 624 jours travaillés sur les 42 derniers mois (+50 ans) |
130 jours travaillés sur les 24 derniers mois (36 derniers mois pour les +53 ans) |
Montants maximums | 2671 euros/mois | 8811 euros/mois |
Durée d’indemnisation | Illimitée (mais fortement dégressive) | 18 mois (-53 ans) 22,5 mois (53-54 ans) 27 mois (+55 ans) |
Par ailleurs, les économies espérées par la réforme sont de l’ordre de 1,6 milliard, dont il faut toutefois retirer le coût du transfert des exclus sur les CPAS, estimé à 1 milliard d’euros (dont 800 millions à charge des communes…). Au niveau national, le nombre de bénéficiaires du RIS en avril 2024 est de 165.620. Si l’ensemble des CCI-DE de plus de 2 ans (isolés et chefs de ménage) devaient basculer vers le RIS, le pays verrait une augmentation de 90.170 de RIS, soit un total de 255.790 personnes.
Dans la note de Wever-Bouchez qui a fuité dans le cadre de la formation du Gouvernement fédéral, il y aurait bien une augmentation du financement du RIS par le fédéral de 5% en moyenne, conditionnée à la conclusion d’un Projet individualisé d’intégration sociale (PIIS) et des résultats en termes de remise à l’emploi des bénéficiaires. Mais cette note ne fait état que d’un budget supplémentaire de 200 millions d’euros pour les CPAS, budget largement insuffisant pour couvrir les nouvelles dépenses à charge des CPAS en cas de limitation dans le temps puisqu’il manquerait près de 600 millions d’euros.
Les économies nettes seront donc dérisoires (600 millions euros…). Par contre, la réforme aggravera les inégalités territoriales en transférant l’essentiel des coûts sur les communes et les Régions. Selon une étude de la Fédération des CPAS Bruxellois (Brulocalis), à l’échelle régionale, la limitation dans le temps des allocations de chômage entrainera un transfert de charge financière vers les pouvoirs locaux bruxellois, CPAS et communes, de 93 millions d’euros dont 72.722.124 d’euros pour la part d’intervention des CPAS dans l’octroi du RIS et 21.000.000 d’euros pour l’engagement de personnel supplémentaire. À Anvers, ce serait près de 44 millions d’euros supplémentaires, plus de 15 millions d’euros à Mons…
La mesure aggravera également de façon dramatique la précarité et la pauvreté des personnes concernées puisque seule une partie d’entre elles (environ 50%) pourra bénéficier du revenu d’intégration, dont le montant sera souvent inférieur aux allocations de chômage perçues jusque-là.
Source : L’Echo, FGTB
Source : CEPAG
Conclusion
Le projet de limitation dans le temps des allocations de chômage est d’abord et avant tout une attaque politique de plus contre un outil fondamental de défense de tous les travailleurs, ainsi qu’une atteinte grave au caractère fédéral et solidaire de la sécurité sociale. Comme nous l’avons démontré, les objectifs réels ne sont ni l’augmentation du taux d’emploi ni les économies budgétaires. Il s’agit uniquement de renforcer la pression sur tous les travailleurs pour qu’ils acceptent n’importe quel emploi, à n’importe quelles conditions, en détricotant au passage la sécurité sociale au détriment des CPAS et de la solidarité interrégionale. C’est d’autant plus inacceptable que la double crise sociale et environnementale appelle, au contraire, à revoir notre rapport au travail pour privilégier des activités librement choisies, vectrices d’émancipation individuelle et collective, socialement utiles et respectueuses de l’environnement. Pour ce faire, il existe de nombreux leviers à activer, à commencer par la réduction collective du temps de travail, la suppression de la loi de 1996 sur les salaires, la lutte contre les emplois « atypiques » (intérim, flexi-jobs, ubérisation, etc.) ou encore la planification écologique.
Cette note est également disponible en pdf :
Pour citer cet article : Cédric Leterme et Samuel Droolans, « Limitation dans le temps des allocations de chômage : une offensive politique contre un droit salarial fondamental », Note Éconosphères n°1, Éconosphères, novembre 2024.
Photo : Pxhere