Qui crée la monnaie ? Voici une question à laquelle peu de citoyens sont à même de répondre correctement. Pourtant le mécanisme de création monétaire est un pilier de notre système économique. Loin d’être neutre, il octroie un pouvoir et une richesse importants à celui qui le détient et a des conséquences importantes sur le fonctionnement de l’économie. A l’heure des défis « socio-climatiques », cette analyse vise à décrypter ce mécanisme et à comprendre les enjeux citoyens qu’il y a derrière.
1. Qu’est-ce que la monnaie ?
La plupart des économistes définissent la monnaie sur base des fonctions qu’elle remplit. Ainsi elle est souvent définie comme instrument de payement et d’échange, comme une unité de compte nous permettant d’évaluer la valeur de différents biens et, enfin, comme moyen de réserve nous donnant la possibilité de thésauriser, d’accumuler de la valeur. [1]
Dans cet article, nous laisserons de côté les concepts et théories monétaires, pour nous focaliser sur les mécanismes de création des différents types de monnaies et sur leur impact sociétal.
« Les » monnaies.
Pour commercer au quotidien, les citoyens et entreprises utilisent deux types de monnaie : la monnaie scripturale et la monnaie fiduciaire qui, à elles deux, forment la masse monétaire [2].
- La monnaie scripturale, également appelée « dépôts bancaires » représente l’ensemble de la monnaie qui circule dans l’économie sous forme virtuelle, sous forme numérique via les comptes bancaires des ménages et entreprises. C’est celle qu’on « dépose » sur nos comptes courants, nos comptes épargne, etc. et qu’on s’échange par virements ou bien à l’aide de nos instruments bancaires (cartes, app. bancaire, etc.). La monnaie scripturale représente environ 90% [3] de la monnaie qui est utilisée par les entreprises et les ménages en zone euro.
- La monnaie fiduciaire ou « cash » est composée de l’ensemble des pièces et des billets utilisés dans un espace monétaire. Etant donné qu’elle est créée par la banque centrale, la monnaie fiduciaire est de la monnaie centrale (voir point suivant). En 2018 elle représentait 10% de la masse monétaire.
Pour comprendre le mécanisme de la création monétaire, il faut introduire le troisième type de monnaie qui compose le système monétaire : la monnaie centrale également appelée base monétaire.
- Souvent peu connue, la monnaie centrale, ou « réserves », a pour particularité d’être émise par une banque centrale (BC) et de ne circuler qu’entre cette BC et les banques commerciales (BNP Paribas, ING, Belfius, etc.) sur le marché interbancaire. A l’exception de la monnaie centrale fiduciaire (pièce et billets), les ménages et entreprises n’ont pas accès à la monnaie centrale puisqu’ils n’ont pas accès au marché interbancaire.
En résumé :
2. Qui crée la monnaie ?
La monnaie centrale est créée par la Banque centrale. En zone euro il s’agit de la Banque centrale européenne (BCE), aidée par les banques centrales nationales.
Les dépôts bancaires (monnaie scripturale), qui rappelons le, représentent 90% de la monnaie en circulation sont, quant à eux, créés par les banques commerciales (BNP, ING, Belfius, CBC, etc.), lorsque celles-ci octroient des crédits. Pour pouvoir bénéficier du pouvoir de création monétaire, une banque doit posséder une licence bancaire.
3. Comment les banques commerciales peuvent-t-elles créer de la monnaie ?
Principalement par le mécanisme du crédit. Par souci de clarté et parce qu’ils sont moins significatifs, nous n’aborderons pas les autres mécanismes de création monétaire. [4]
La création monétaire par le crédit bancaire.
Source : MCLEAY, M., RADIA, A., THOMAS, R., “Money creation in the modern economy”, Bank of England, Quarterly Bulletin 2014 Q1, in : https://www.bankofengland.co.uk/quarterly-bulletin/2014/q1/money-creation-in-the-modern-economy
Du côté de la banque commerciale : lorsque celle-ci octroie un nouveau crédit, elle agrandit simultanément les deux côtés de son bilan, créant un actif (le crédit [ou « New Loan » dans Figure 1]) et un passif (le compte bancaire de son client se voit augmenté d’un montant - un dépôt bancaire - équivalent à la valeur de l’emprunt [Cf. « New déposit » dans Figure 1.] [5]. Il est important de noter que la banque crée le montant emprunté à partir de rien, elle ne possède pas l’argent prêté avant que le client souscrive à ce crédit. C’est à cela que fait référence le terme de création monétaire ex nihilo.
Source : MCLEAY, M., RADIA, A., THOMAS, R., “Money creation in the modern economy”, Bank of England, Quarterly Bulletin 2014 Q1, in : https://www.bankofengland.co.uk/quarterly-bulletin/2014/q1/money-creation-in-the-modern-economy
Du côté du client de la banque : l’opération crée également un actif supplémentaire – son compte bancaire se voit crédité du montant fraîchement emprunté (« New deposits » dans Figure 2). Le passif supplémentaire est représenté par la dette qu’il doit désormais rembourser tous les mois à sa banque (« New loans » dans figure 2).
Destruction monétaire ?
À l’explication ci-dessus il faut rajouter que si « la masse monétaire augmente lorsque les banques font de nouveaux crédits, à l’inverse, la masse monétaire diminue au fur et à mesure que ces crédits sont remboursés, puisque les banques sont tenues de détruire l’équivalent des tranches de crédit qui sont remboursées par leurs clients ». [6] En d’autres termes, chaque mois la banque détruit la monnaie remboursée par son client dans le cadre de son emprunt.
Ainsi, le mécanisme de création monétaire (l’émission de nouveaux crédits) est lié à un mécanisme de destruction monétaire (le remboursement des crédits existants). Conséquence : l’économie a, en permanence, besoin de nouveaux crédits …
La création monétaire en résumé :
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4. Pourquoi la monnaie scripturale (dépôt) est un instrument privé.
La monnaie scripturale (les dépôts bancaires) est un instrument privé au sens où elle est émise par une institution privée sur base de critères d’émissions qui répondent à un besoin privé (la recherche de profit de l’émetteur) et que cette monnaie n’a pas de valeur propre.
Elle n’a de la valeur que parce que tout le monde est persuadé qu’il pourra échanger ses dépôts contre du cash (monnaie centrale) qui, lui, a une valeur propre. Problème : aucune banque ne possède suffisamment de cash pour couvrir tous ses dépôts … votre banque vous promet donc de changer vos dépôts contre de la monnaie (du cash) qu’elle ne possède pas … A titre d’exemple, fin 2018, la zone euro comptait 10.541 milliards d’€ de dépôts bancaires pour seulement 1.175 milliards d’ € de monnaie fiduciaire (cash). [7]
« Ainsi notre moyen national d’échange est maintenant à la merci destransactions de prêts des banques, qui prêtent, non pas de l’argent, maisdes promesses de fournir de l’argent qu’elles n’ont pas ».Irving Fisher, 100% money, 1935. [8]
Le système monétaire repose donc sur la confiance. Si cette confiance devait se rompre, c’est-à-dire, si tous les clients souhaitaient retirer leurs dépôts en cash en même temps, les banques seraient dans l’incapacité de se procurer le cash nécessaire et le système bancaire s’effondrerait.
Autre explication : imaginons que vous possédez 1.000€ sur votre compte bancaire. Vous possédez en réalité une reconnaissance de dette d’une valeur de 1.000€ vis-à-vis de votre banque. Celle-ci s’engage à vous les rendre sur demande contre 1.000€ en cash, mais en attendant, c’est bien elle qui possède ce montant. C’est très différent que de louer un coffre-fort au sein de votre banque et d’y placer 1.000€ de billets. Dans ce dernier cas, vous ne touchez pas d’intérêts sur les billets qui se trouvent dans le coffre, mais vous restez pleinement propriétaire de ceux-ci, même si la banque en question faisait faillite …
Comme l’explique A. Peters [9], c’est comme si chaque banque émettait sa propre monnaie locale. On pourrait dire qu’en fonction de la banque dans laquelle ils sont, les clients possèdent sur leurs comptes de la monnaie « BNP », de la monnaie « CBC », monnaie « Belfius », etc. Tant que deux clients BNP s’échangent de l’argent via virement bancaire, il s’agit de deux virements en monnaie « BNP ». La banque du destinataire accepte la monnaie locale de l’émetteur puisqu’il s’agit de la même banque (BNP accepte la monnaie BNP).
Les choses se compliquent si « A » - client BNP - fait un virement à « B » - client ING. Pour ce faire, il faut que BNP transfère le montant de « A » vers ING, qui se chargera de le verser sur le compte de « B ». Sachant que la monnaie BNP n’a pas de valeur en soi, ING exigera que BNP lui transfère le montant versé par « A » en monnaie centrale (ING n’accepte pas la monnaie « BNP »).
Le fait que les banques ne commercent entre elles qu’en utilisant de la monnaie centrale, prouve que cette dernière est la seule à avoir une valeur réelle. Les dépôts émis par les banques commerciales (monnaies scripturales) ne sont donc reconnus que lorsqu’ils circulent en circuit « fermé », c’est-à-dire lorsqu’ils circulent entre les clients d’une même banque. Ces dépôts n’ont aucune valeur en soi lorsqu’ils quittent les comptes de la banque émettrice. C’est en cela qu’on parle de monnaie privée.
Supprimer le cash ?
- L’idée de supprimer le cash revient régulièrement dans le débat public. Au vu du développement ci-dessus, on comprend que la suppression du cash reviendrait à privatiser totalement un système monétaire déjà bien trop privé. En tant que citoyen nous perdrions le droit d’avoir accès à de la monnaie centrale, seule monnaie publique à valeur « réelle ». Nous n’aurions d’autre possibilité que d’utiliser la monnaie privée des banques commerciales, ce qui renforcerait encore plus leur pouvoir dans l’économie.
5. Règles et limites à la création de monnaie scripturale.
Les banques commerciales ne peuvent pas créer autant de monnaie qu’elles veulent, elles doivent respecter certaines règles et assurer leur viabilité économique. Voici les principales limites à la création monétaire auxquelles elles sont confrontées.
- A. Ce qui pilote avant tout la création de monnaie, c’est « l’opportunité de profit » que la banque émettrice pourra tirer du crédit octroyé. Une banque n’octroiera jamais un crédit si elle estime qu’elle n’a pas d’intérêt à le faire.
- B. Les politiques monétaires de la BCE.
Pour créer de la monnaie, les banques commerciales doivent répondre à une DEMANDE de crédit. Si personne ne veut leur emprunter, elles ne pourront rien prêter, donc rien créer. La demande de crédit est déterminée principalement par le taux d’intérêt qu’elle pratiquera sur son crédit. Un taux élevé freinera la demande, un taux bas attirera des candidats emprunteurs.
Les taux d’intérêts pratiqués par les banques commerciales sont fortement influencés par les taux directeurs [10] de la banque centrale. Cette dernière a donc la capacité de stimuler la demande de crédit (en baissant ses taux) ou de la freiner. Elle le fera en fonction des objectifs qu’elle poursuit.
- C. Les règles prudentielles « Bâle III ».
Ces règles imposent aux banques de posséder un minimum de capitaux/fonds propres « amenés par les actionnaires afin d’assurer leur solidité financière. (…) En Europe les fonds propres doivent représenter au minimum 8% des crédits octroyés. Autrement dit, quand les actionnaires de la banque « immobilisent » 1€, la banque peut en prêter 12,5 ». [11]
- D.Le risque de liquidité : Comme on l’a vu au point 3, plus une banque crée de dépôts, plus elle court le risque de devoir transférer ces dépôts vers d’autres banques en utilisant de la monnaie centrale. Elle doit donc veiller à posséder, ou au moins être en capacité d’emprunter suffisamment de monnaie centrale (appelée également « réserves »), pour faire face à ses besoins.
Les banques centrales imposent d’ailleurs aux banques de détenir un quota minimum de ces réserves. On les qualifiera alors de « réserves obligatoires ». En Europe par exemple, la BCE exige un ratio de réserve obligatoire de 1%. [12] Cependant, dans la mesure où la BCE est obligée de fournir de la monnaie centrale « sur demande » aux banques commerciales, les exigences de la BCE en matière de réserves obligatoires ne constituent pas un frein à la création monétaire. [13]
Au vu de ces limites, on peut faire le constat que, lorsqu’un client emprunte un montant de 125.000€, sa banque doit détenir 8% de fonds propres, soit 10.000€. Néanmoins, la banque va percevoir un intérêt sur les 125.000€ et non pas sur les 10.000€.
On comprend dès lors que les profits engendrés par les banques peuvent être très intéressants …
6. Le revenu de seigneuriage des banques.
« Le seigneuriage est l’avantage financier direct qui découle, pour l’émetteur, de l’émission d’une monnaie ». [14]
Traditionnellement, quand on parle de revenu de seigneuriage, on fait référence à la différence qu’il y a entre le coût de fabrication d’un billet de banque (quelques centimes d’euro) et sa valeur faciale en euro. Cependant, cette définition n’est pas applicable à nos économies modernes. Elle le serait si l’émetteur dépensait directement la monnaie qu’il crée dans l’économie.
Cependant dans nos économies modernes, on a vu que la monnaie n’est pas injectée dans l’économie sous forme de dépenses, mais bien sous forme de prêts. [15]
Le revenu de seigneuriage des banques centrales.
Pour obtenir de la monnaie centrale, les banques commerciales doivent l’emprunter à leur Banque centrale (BC) ou lui vendre certains de ses actifs (ex : des bons d’Etat). Par conséquent le revenu de seigneuriage d’une BC provient des intérêts qu’elle touche sur la monnaie centrale qu’elle prête [16] aux banques commerciales, ainsi que du rendement généré par les actifs qu’elle leurs achètent. A cela est déduit le coût de fabrication, de circulation et de remplacement du cash qu’elle émet (pièces et billets).
A titre d’exemple, la banque d’Angleterre a réalisé un profit annuel moyen d’environ 1 Milliard £ entre 1998 et 2015 [17] sur sa création de billets de banque. A cela, il faut rajouter les profits liés au reste de la monnaie centrale (pièces et réserves).
Le revenu de seigneuriage des banques commerciales.
Très peu étudié dans la littérature économique [18], il existe pourtant un revenu de seigneuriage lié à la création monétaire de banques commerciales.
Dans une de ses études, la New Economics Foundation a tenté de calculer celui-ci en soustrayant l’ensemble des coûts engendrés par la création monétaire des banques commerciales à l’ensemble des bénéfices liés à ce mécanisme.
Composition des revenus bancaires liés à la création monétaire :
- les intérêts qu’elles encaissent sur les crédits qu’elles octroient = imb
- Les intérêts qu’elles touchent sur les réserves qu’elles détiennent auprès de leur BC : (Mr*ibr)
N.B. : depuis 2014 ces intérêts sont négatifs (cela coûte aux banques au lieu de leur rapporter).
Composition des coûts bancaires de la création monétaire :
- les intérêts qu’elles octroient aux dépôts de leurs clients (épargne, etc.) = id
- Les intérêts qu’elles paient sur la monnaie centrale qu’elles empruntent (cash + réserves) = (Mcb*imb).
S = M ( imb - id ) - ( Mcb * imb ) + Mr * ibr |
Ainsi, l’étude évalue le revenu de seigneuriage de l’ensemble des banques des pays suivants à :
23,3 Milliards £ (25,4 Mds €) annuels entre 1998 et 2016 pour le Royaume-Uni (soit 1,23% du PIB).
11,7 Milliards de couronnes danoises (1,5 Mds €) annuels entre 1991 et 2015 (0,7% du PIB).
2,8 Milliards de francs suisses (2,5 Mds €) annuels entre 2007 et 20015 (0,6% du PIB).
14,1 Milliards de couronnes islandaises (0,1 Mds €) annuels entre 2004 et 2015 (0,9% du PIB). [19]
Reconnaissons toutefois que depuis la chute des taux d’intérêts, voire l’apparition d’intérêts négatifs sur les réserves ( Mr * ibr ), les résultats pour les dernières années devraient être moins élevés.
Néanmoins, l’ampleur des chiffres avancés va dans le sens de ce que David RICARDOécrivait dans ses « Principes d’économie politique » en 1817 : « Dans le cas de la création monétaire, l’avantage serait toujours pour ceux qui émettraient la monnaie de crédit et, comme le gouvernement représente la nation, la nation aurait épargné l’impôt, si elle, et non la banque, avait fait elle-même l’émission de cette monnaie … Le public aurait un intérêt direct à ce que ce fût l’Etat, et non une compagnie de marchands ou de banquiers, qui fît cette émission ». [20]
7. Regard citoyen sur les conséquences de la création monétaire.
Récapitulons :
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Penchons-nous sur ce que ce mécanisme implique d’un point de vue citoyen, sociétal.
Soutenabilité socio-environnementale VS intérêt des banques.
Notre système monétaire est basé sur de la dette. Cela signifie que, pour que la quantité de monnaie en circulation reste stable, il faut que la somme des nouveaux crédits octroyés par les banques soit au moins égale à la somme des crédits remboursés par les emprunteurs. En d’autres termes, notre système monétaire nous condamne à devoir souscrire à de nouvelles dettes, en permanence.
La question est donc de savoir si cette exigence perpétuelle de nouveaux crédits est compatible avec les enjeux socio-environnementaux de notre temps. Pour répondre à cette question il faut analyser l’impact environnemental des crédits émis par les banques et donc, analyser leurs critères d’émissions.
Premier problème : nous avons vu qu’aucun critère environnemental, social ou éthique n’était pris en compte pour sélectionner les crédits qui seront acceptés ou non. Entre un crédit qui finance des investissements « verts » et un qui finance des investissements « gris » (industrie pétrolière par exemple) ou spéculatifs (spéculation sur les matières premières), les banques choisiront le crédit le plus rentable.
Deuxième problème : comme les rendements dans l’économie réelle sont souvent inférieurs aux rendements des marchés financiers, les crédits octroyés se dirigent bien plus massivement vers les marchés financiers, que vers l’économie réelle et, encore moins, vers l’économie « durable ».
Si on veut que la création de monnaie serve l’intérêt général, il faut qu’elle soit guidée/motivée par des critères qui prennent enfin en compte l’utilité économique, sociale et environnementale des crédits octroyés.
Les banques sont indispensables.
En octroyant aux banques commerciales le rôle de créer la monnaie, nous confions à celles-ci un pouvoir dont nous ne pouvons nous passer. Elles en deviennent indispensables : sans banques, pas de crédits, sans crédits, pas de monnaies. En cas de crise bancaire, l’Etat n’a d’autre choix que de sauver ces banques.
Les milliards d’euros annuels de revenus de seigneuriage générés par la création monétaire profitent au seul secteur bancaire, dont la responsabilité dans la crise de 2008 est pourtant majeure. Comprendre que les banques s’enrichissent grâce à un droit que l’Etat leur a délégué, c’est réaliser que les banques bénéficient d’une forme de subsides publics d’une valeur énorme (le seigneuriage).
Mettre en place des alternatives (cf. ci-dessous) qui visent à capter ces milliards, permettrait de financer de nombreux projets sociaux et/ou environnementaux.
Le financement de l’Etat au regard du mécanisme de création monétaire.
Si aujourd’hui en Europe, certains Etats peuvent emprunter de l’argent aux banques commerciales avec très peu d’intérêt, c’est grâce aux politiques non conventionnelles de la BCE (quantitative easing). Ça n’a pas toujours été le cas. Rappelons, à titre d’exemple, qu’en 2011-2012, certains d’entre eux ont dû payer des intérêts très élevés : 22,5% en Grèce (2012), 9,6% en Irlande (2011), 10,5% au Portugal (2012), 5,8% en Espagne (2012). [21]
Les Etats qui ont besoin d’argent doivent se financer auprès des banques en leur payant des intérêts qui alourdissent la charge de la dette publique. Cette obligation ne prend-elle pas une dimension totalement injuste lorsqu’on sait que c’est grâce à l’Etat (qui octroie les licences bancaires) qu’une banque commerciale pourra créer la majorité de la monnaie qu’elle lui prêtera ensuite ?
Comme le rappelle Gaël Giraud, « durant les trente glorieuses, tous les Etats de l’ouest de l’Europe avaient le pouvoir de création monétaire ». [22] C’est-à-dire qu’ils pouvaient emprunter directement auprès de leurs banques centrales nationales, sans payer d’intérêt. Ce droit a été définitivement retiré aux Etats avec la signature du Traité de Maastricht (1993).
Certains observateurs prétendent que les politiques non conventionnelles actuelles de la BCE ont permis aux Etats de récupérer ce droit (entendez, de se financer à nouveau à des taux quasi nuls). Il est bon de leur rappeler que la BCE a conditionné et conditionne toujours son intervention (ce qui permet aux Etats d’emprunter à taux faible) au respect des austères plans « d’aide » de la Troïka, du tandem UE-FMI ou du mécanisme européen de stabilité (MES). [23] En d’autres termes, dans bien des Etats, l’aide de la BCE n’a été obtenue qu’à condition de se plier aux exigences d’austérité budgétaire. Cela est donc bien différent de l’époque des trente glorieuses.
8. Quelles alternatives au système de création monétaire actuel ?
Dans son livre, André Peters cite et analyse une dizaine d’alternatives au modèle dominant de création monétaire par les banques commerciales [24]. Dans un souci de synthèse, nous classerons celles-ci en 3 catégories.
1 : la création monétaire à 100% aux mains d’une entité publique.
Les alternatives de cette catégorie ont comme point commun de priver les banques commerciales du pouvoir de créer de la monnaie et d’octroyer ce pouvoir exclusivement à une entité publique (ex. : une banque centrale), au service de l’intérêt général et/ou de l’Etat. De ce fait, 100% de la monnaie en circulation serait de la monnaie centrale. Les banques commerciales continuent leurs activités en se limitant à un rôle d’intermédiaire qui prête la monnaie de ses épargnants à ses clients emprunteurs. L’avantage de ces alternatives est multiple. Tout d’abord, cela permettrait de mettre la création monétaire au service d’objectifs politiques (justice sociale, urgence climatique, emploi, etc.). Ensuite, cela permettrait à l’Etat de mettre la main sur le revenu de seigneuriage, de se financer sans intérêts voire même dans certaines versions, de bénéficier d’emprunts perpétuels à taux zéro (c’est-à-dire d’emprunts que l’Etat ne devra jamais rembourser, ce qui équivaudrait à des dons de la part de l’entité émettrice).
Outre sa radicale incompatibilité avec le système actuel, la critique qui est souvent opposée à ce type d’alternative, est qu’elle ferait courir un risque d’inflation à l’économie, dès lors que l’entité émettrice créerait trop de monnaie par rapport à la demande. Ces alternatives doivent donc aller de pair avec des mécanismes de contrôle économique (la quantité de monnaie) et démocratique (l’utilisation de la monnaie) de la création monétaire.
Dans cette catégorie, on retrouvera tous les dérivés du « plan de Chicago » : initiative monnaie pleine (suisse), monnaie permanente, etc.
2. Les aménagements du système actuel.
Cette catégorie de réforme du système monétaire répartit la création monétaire entre secteurs privés et publics. Les banques commerciales continueraient à jouer leur rôle actuel, tandis qu’une entité publique (souvent il s’agit des banques centrales) mettrait sa capacité de création monétaire au service des Etats, principalement via le financement des dettes publiques (à taux faible ou nul).
Le Pacte Finance Climat est un bon exemple de cette catégorie, au sens où il vise à mettre la création monétaire à disposition d’une banque européenne du climat qui aurait, pour objectif, de financer des investissements écoresponsables.
Dans une moindre mesure (car il ne s’agit plus de réformer le système), on peut ajouter à cette catégorie la campagnes « Belfius est à nous » [25] et le projet « NewB » [26]. Ces deux initiatives visent à mettre la création monétaire d’une banque public (Belfius) ou privée (NewB) au service de l’intérêt général.
Dans certaines alternatives de cette catégorie, il est également prévu de munir la banque centrale de deux outils supplémentaires :
- L’outil de la monnaie hélicoptère, qui permettrait à la BC de distribuer de la monnaie aux citoyens lorsque ses objectifs de politique monétaire le justifieraient (pour lutter contre la déflation).
- L’outil de la monnaie centrale digitale (MCD). Cette MCD n’est autre qu’une version digitale/numérique des pièces et billets. Chaque citoyen et entreprise posséderait ainsi un compte auprès de sa banque centrale afin d’y déposer son argent sous forme de MCD. Le principe serait le même que pour les comptes bancaires traditionnels, si ce n’est que la MCD étant de la monnaie centrale, celle-ci aurait la même valeur que des pièces et billets. La dépendance des citoyens aux banques commerciales en serait fortement diminuée.
3. Les monnaies complémentaires.
Il s’agit de monnaies qui sont créées et destinées à un circuit monétaire parallèle et complémentaire au circuit monétaire officiel. Les monnaies complémentaires peuvent être de diverses natures et couvrir divers territoires. On pense principalement aux monnaies locales qui se multiplient dans différentes villes et régions d’Europe.
9. Conclusions :
Comprendre le mécanisme de création monétaire permet de comprendre l’importance, en tant que citoyen, de s’emparer de cette question d’intérêt public.
Loin d’être un outil neutre, la monnaie - de par son statut (privé ou public), son origine (qui la crée et pourquoi) - influence l’économie réelle et favorise certains acteurs au détriment d’autres.
Les banques commerciales qui créent 90% de la monnaie en circulation détiennent, de part cette fonction, un rôle indispensable dans l’économie. Sans les banques, il n’y aurait plus de crédits et, sans crédits, il n’y aurait plus de monnaie. C’est d’ailleurs parce que le système nécessite toujours plus de crédits, mais qu’aucuns critères socio-environnementaux ne déterminent leurs émissions, qu’on peut se poser la question de sa soutenabilité face aux enjeux contemporains.
Comprendre ce mécanisme, c’est comprendre que la monnaie est un outil privatisé, qu’elle peut être créée à partir de presque rien, dans le seul but d’enrichir son émetteur. C’est donc comprendre que l’éthique ou le bien commun ne sont pris en compte ni dans l’orientation des crédits octroyés (spéculation VS développement durable), ni dans l’utilisation des milliards de revenus de seigneuriage générés.
Se réapproprier la question monétaire, c’est envisager des alternatives qui pourraient redonner du pouvoir dans les mains du collectif. C’est imaginer un monde où le revenu de seigneuriage est mis à la disposition de la lutte contre le réchauffement climatique. C’est réaliser que l’Etat pourrait se financer à taux zéro, voire même, dans certains cas, de bénéficier de dons de la part de la banque centrale. C’est prendre conscience qu’il serait possible de flécher l’entièreté de la création monétaire vers des projets écoresponsables.
Sans en faire une question fétiche, la remise en question du mécanisme de création monétaire doit être vue comme un outil parmi d’autres (taxe sur les transactions financières, lutte contre l’évasion fiscale, décroissance, etc.), afin de se donner collectivement les moyens de ne plus foncer droit dans le mur « climatique » et de sortir de l’éternelle « there is no alternative ».