Le 23 septembre 2022, le GRESEA, le CADTM et la Revue Politique ont consacré une soirée autour de la présentation de l’ouvrage « Te plains pas c’est pas l’usine ». L’exploitation en milieu associatif lors de laquelle les deux autrices, Lily Zalzett et Stella Fihn, sont venues en présenter les traits saillants à près de 120 personnes.

Dans cet ouvrage, elles constatent que les travailleur·euses associatives sont utilisées par l’État pour privatiser à moindre frais une partie de ses activités, en particulier dans le secteur social. S’il s’inscrit dans un contexte français, il n’en demeure pas difficile d’en faire des parallèles avec le secteur associatif belge. L’article de Thibaut Scohier de la Revue Politique, un de partenaires de l’organisation de la soirée est, à cet égard, éclairant [1].

Le CADTM Belgique est un réseau international qui utilise la dette comme angle d’analyse pour aborder les problèmes de développement et proposer des alternatives en vue de l’émancipation des peuples. Constitué en association d’éducation permanente en Belgique, le CADTM était également, jusqu’à peu, accrédité comme une ONG de développement. C’est avec cette double casquette que le CADTM a marqué un intérêt à co-organiser cette soirée et relève l’hypothèse que les constats posés à l’égard du secteur associatif peuvent également être posés dans le secteur de la coopération au développement. En effet, ce secteur est traversé par de multiples évolutions (excès de bureaucratie, approche quantitative au détriment d’une approche qualitative de la DGD, difficulté d’accès au financement, formatage des actions, etc.) qui font écho à ceux rencontrés dans le secteur associatif de première ligne.

Managérisation et critères gestionnaires

Jacques Moriau, sociologue et chargé de recherches au Conseil Bruxellois de Coordination Socio-politique (CBCS) [2] décrit bien les mutations des politiques publiques de soutien à l’associatif, en l’occurrence bruxellois. Il rappelle comment à son origine, la constitution de l’État social, nous dit-il, a représenté une dévolution de certaines missions étatiques aux associations émergentes, fortement liées aux partis politiques (modèle des piliers), dans un contexte de solidarité organisée et d’un idéal d’émancipation des masses. Puis à partir des années 70, un modèle militant s’est dessiné, désireux de gagner en autonomie par rapport aux piliers et de répondre à de nouveaux problèmes sociétaux. L’institutionnalisation des associations va ainsi ériger un modèle de « liberté subventionnée », où l’autonomie de l’action associative reste garantie. Cependant, depuis les années 90, le secteur se professionnalise par la création de décrets qui vont proposer un schéma normatif de la mise en œuvre de l’action sociale. L’État octroie des budgets aux associations par le biais d’appels à projets destinés à des publics-cibles, des déficits identifiés et des résultats concrets à atteindre. Aujourd’hui, c’est une logique issue du New Public Management qui encadre les réalités associatives. Le sens de l’action menée par l’associatif est ainsi confisqué par le politique.

De son côté, la chercheuse et politologue Justine Contor a étudié les mutations qu’a connues le secteur des ONG de développement belges ces dernières décennies [3]. Elle rappelle que si en Belgique, la coopération au développement existe depuis la période coloniale, c’est dans les années 1960 que les ONG commencent à être financées par l’État belge. En 1999, une loi définit trois piliers d’actionpour la coopération au développement et le troisième pilier concerne la coopération non gouvernementale, qui est essentiellement composée des ONG de développement. Elle démontre qu’au fil du temps, l’État belge augmente le contrôle qu’il exerce sur les structures non gouvernementales qu’il finance. Il développe pour cela tout un arsenal de programmes politiques qui visent notamment à rendre la coopération non gouvernementale efficace et performante, répondant ici aux injonctions du New public management également identifié par Jacques Moriau. Cela passe par la mise en place d’un cadre règlementaire et de procédures d’audits (screening) de la capacité de gestion des ONG mises en œuvre par des sociétés privées de consultance.

Les mutations du paysage de l’associatif bruxellois de première ligne ainsi que le secteur des ONG de la coopération au développement répondent donc au rythme d’une transformation néolibérale de l’action sociale.

Screening et Code des sociétés : une logique de marché

Dans le secteur associatif, la récente intégration depuis 2020 des associations au sein du Code des Sociétés et des Associations (CSA) a fait disparaitre l’une des dernières frontières formelles entre « l’entreprise » et « l’association » [4]. Désormais, les ASBL peuvent réaliser des activités commerciales « à titre principal ». Face à ce tournant libéral, dès 2020 et inquièt·es de ces évolutions, des travailleur·euses associatifs, des militant·es et des ASBL se sont rassemblé·es et en arrivent à questionner l’existence même du secteur associatif. Cela a d’ailleurs été une question qui a surplombé la soirée de présentation du 23 septembre qui était de savoir s’il ne valait pas mieux que l’associatif disparaisse. Ce à quoi le Collectif 21 (groupe de réflexion sur le fait associatif composé par des associations et des fédérations d’associations) réaffirme tout l’intérêt du fait associatif « pour ne pas se laisser coloniser par des logiques managériales, marchandes et déshumanisantes » [5].

Dans le secteur de la coopération au développement, Justine Contor observe la mise en place d’une logique de marché au sein du secteur ONG, notamment à travers une mise en concurrence tacite. Le dispositif du screening est mis en place par l’administration de la coopération qui vise à évaluer si ces organisations disposent ou non d’une série d’outils de gestion interne (ressources humaines, risques, aspects financiers, etc.) qui feraient preuve de leur qualité de gestion. Le résultat du screening était vital pour beaucoup : il déterminait l’octroi ou non de l’agrément permettant d’introduire des demandes de financement des programmes auprès de l’État belge.

Le screening effectué en 2015 et 2016 sur plus d’une centaine d’ONG auditées, a éliminé près de 30 % de la liste des organisations pouvant bénéficier de subsides de la DGD (coopération belge). Par ailleurs, c’est la multinationale Deloitte qui a été mandatée pour effectuer le screening de la coopération au développement [6]. Et ce, alors que Deloitte applique des critères venus du management privée et qu’elle s’organise pour conseiller les grandes structures et entreprises à faire de l’évasion fiscale. Le CADTM a été à la base d’une critique adressée au gouvernement, soulignant comment ce dernier opère sous une logique de marché dans un secteur qui ne devrait pas y être associé.

Appels à projets et accréditations : mise en concurrence

Le mode de financiarisation des ASBL et des ONG est un des rouages principaux qui explique cette mutation libérale.

Dans le cadre associatif, le passage d’une logique d’agrément à une logique d’appels à projets génère une lourdeur administrative et cadenasse l’action des ASBL, leur imposant de répondre à l’agenda des priorités posées par les politiques, de tordre le cœur de leur actionpour qu’ils répondent à des critères davantage quantitatifs qui vident le sens même de leur engagement et s’éloignent des besoins sur le terrain. Finalement, la logique d’appels à projets induit une logique de concurrence entre associations [7].

Du côté des ONG, depuis 2016 [8], elles doivent obtenir une reconnaissance officielle à travers une accréditation et répondre à une série de conditions pour être éligibles au financement de la DGD. Parmi celles-ci [9], les ONG doivent être performantes, avoir une approche orientée sur les résultats et non plus sur les moyens, disposer a priori d’une capacité de gestion plus importante et être de taille moyenne à grande, puisque seules les ONG qui proposent un programme budgétaire supérieur ou égal à 2 000 000 euros par an pour un programme Sud, et supérieur ou égal à 750 000 euros par an pour un programme d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire, sont éligibles au financement directement mis en place par l’État fédéral à travers la DGD. Pour les entités qui rendent un programme avec un budget inférieur à cette somme fixée peuvent alors conclure un partenariat avec une ou plusieurs ONG pour remettre un programme commun suffisamment important afin d’atteindre le niveau de budget requis.

Ces exigences gestionnaires standardisent le secteur et questionnent dans le même temps le sens de leurs actions. C’est ainsi que le CADTM a acté en mai 2021 sa sortie de la DGD à partir de l’année 2022. Cela a entraîné une restructuration de l’équipe, impliquant le départ de 2/3 de ses salarié·es, et un impact moral important pour l’ensemble des travailleur·euses. Cette sortie provient d’un « choix contraint ». Un choix pour davantage d’indépendance politique et ne plus être « noyé » dans la tourmente administrative du polysubventionnement. Mais une décision contrainte également car le CADTM ne pouvait pas affronter la remise d’un programme unique et n’a pu trouver les partenaires idéaux pour un programme commun. Il faut avoir en tête que ces programmes communs induisent que des associations aient des « visions du monde » qui se rejoignent, au risque sinon de rogner sur leur identité politique.

Effets sur les travailleuses

Dans les deux secteurs, cette évolution managériale des projets associatifs a parfois créé un profond malaise pour les organisations, mais surtout pour les travailleurs et travailleuses qui les composent, puisque ces exigences gestionnaires standardisent le secteur et questionnent dans le même temps le sens de leurs actions. Comme l’évoque Justine Contor, « la disciplinarisation agit en silence, mais parfois, elle fragilise, use, fatigue ou encore fait souffrir l’esprit et le corps des individus » [10]. Comme dans de nombreuses autres structures associatives, les travailleur.euses du CADTM n’ont pas été épargné.es de cette fatigue, dont les symptômes se sont manifestés par des arrêts maladies ou des départs anticipés à plusieurs reprises.

Par ailleurs, tout comme le fait Natalia Hirtz dans son article L’exploitation du travail en milieu associatif - Regard féministe, il est important de rappeler que cette évolution impacte principalement les femmes car l’associatif est un secteur qui connaît une surreprésentation de femmes. Cette surreprésentation des femmes dans le militantisme bénévole ou salarié de l’associatif n’est pas le produit du hasard. C’est le résultat du patriarcat qui organise une division sexuelle du travail qui crée une hiérarchisation entre les métiers masculins et féminins. Ces derniers sont souvent moins valorisés et moins bien rémunérés. Et le secteur associatif est un secteur d’activité qui a une orientation vers autrui, de rapport de l’accueil et de l’aide à la personne. Il est ainsi, tout comme le care, surreprésenté par les femmes qui y travaillent, ainsi que dévalorisé et précarisé. C’est pourtant un métier pénible physiquement et moralement et où les travailleurs sont davantage exposés aux maux du monde.

De nouveaux espaces de résistances

Cette analyse comparative met en évidence que, du secteur des ONG au secteur associatif, les mêmes enjeux se posent. La tendance vers une logique de marché et la managérisation existe autant dans le secteur associatif que dans celui de la coopération au développement. Cette tendance est un symptôme parmi d’autre des injonctions néolibérales, telles que le système dette et les plans d’austérité, que le CADTM place au cœur de sa lutte.

Partant de là, il peut être utile de développer une réflexion collective quel que soit le secteur, quelle que soit la taille des associations, et créer de nouveaux espaces de résistance en place de ces réformes politico-administratives.

De plus en plus de rencontres autour de ce sujet sont mises en place à l’initiative d’ASBL afin de créer des espaces de dialogue pour discuter, échanger, imaginer des autres possibles et ainsi résister. La soirée du 23 septembre dernier en était un exemple. De ces moments émergent des propositions pour redonner un sens politique au « faire association », quel que soit le secteur, et se fait l’expression ici, d’un « contre-pouvoir » en Belgique.


La présentation de l’ouvrage est écoutable en ligne ici :
https://cloud.ieb.be/s/gmGzXTkedf64236

Consultez l’e-dossier complet consacré à la conférence du 23 septembre en présence de Lily Zalzett et Stella Fihn.

Cet article a paru sur le site du CADTM, le 26 octobre 2022.


Photographie de Thérèse Di Campo lors de la soirée de présentation de l’ouvrage « Te plains pas c’est pas l’usine » le 23 septembre 2022.