L’objectif de cette note de travail est d’avancer des pistes concrètes de réflexion en vue d’un soutien public aux initiatives citoyennes de « transition économique » (section 3), après avoir établi la nécessité d’un tel soutien (section 2), sur la base d’une analyse économique des problèmes « invisibles » engendrés par un système économique qui abîme à la fois l’écologie biologique et l’écologie humaine (section 1).

 1. Externalités et internalités : Rendre visibles les problèmes du capitalisme

Concilier le biologique et l’humain au sein de la critique sociale

1.1 Écologie biologique et écologie humaine ne sont pas séparables. Nous, êtres humains, formons les uns pour les autres un « environnement » tout aussi prégnant, sinon davantage, que ne l’est la biosphère pour nous tous. La qualité de la biosphère influe certes sur celle des environnements humains, mais ceux-ci ont aussi leurs nécessités propres : à quoi bon une biosphère en bonne santé si, à l’intérieur de celle-ci, les êtres humains organisent des institutions impliquant des distributions de rôles telles que leurs potentiels d’autonomie et de solidarité seraient mutilés ? On pourrait dire que les « anthropo-environnements » sont enchâssés dans des « bio-environnements » qui, si leur préservation est certes d’une importance cruciale, ne nous dispensent pourtant pas d’une critique socioéconomique sérieuse.

1.2 La critique du capitalisme ne peut plus décemment se faire en-dehors de l’écologie politique ; cela, Illich, Schumacher et Gorz nous l’ont montré de façon définitive. Mais à l’inverse, comme ces mêmes penseurs l’ont aussi montré, l’écologie politique ne peut plus décemment se prétendre « neutre » à l’égard des mécanismes et institutions qui, dans le capitalisme (et quelles que soient ses variantes de par le monde), président à la production, à la consommation et à l’allocation des ressources – pas seulement parce que le capitalisme possède des « externalités bio-environnementales » mais parce qu’il possède (pour paraphraser la terminologie d’Illich) des « internalités anthropo-environnementales » : son fonctionnement même (d’où l’expression d’« internalité » ou « effet interne » ; voir encadré ci-dessous) est directement destructeur de potentiels humains.

1.3 En ce sens, la simple adoption d’un « capitalisme vert » comme prétendue solution aux enjeux soulevés par les externalités environnementales est un leurre : on garde intactes les internalités anthropologiques, et pire encore, on les rend d’autant plus invisibles qu’elles seraient éjectées des hypothèses des modèles économiques mêmes qui servent à conceptualiser le green capitalism. Obnubilés par les enjeux – évidemment cruciaux – de la lutte contre les externalités bio-environnementales, on en vient à ne plus voir l’importance des enjeux de la lutte contre les internalités anthropo-environnementales. On renverse de la sorte le schéma marxiste et socialiste, qui se préoccupe exclusivement des secondes au détriment des premières. Cette focalisation unilatérale sur le bio-environnemental est certainement ce qui choque, encore aujourd’hui, les syndicats et le monde du travail quand ils entendent les écologistes.

Externalités et internalités : Définition et exemples
Une externalité, ou effet externe, est une conséquence d’une activité économique qui trouve son origine chez un acteur particulier mais qui a des impacts sur un certain nombre (ou même un très grand nombre) d’acteurs externes à cet acteur d’origine, donc ne participant pas eux-mêmes à l’activité en question. Exemple d’externalités : la pollution atmosphérique d’une usine qui n’a pas à payer le prix de ses émissions ; la pollution sonore d’une maison où la chaîne stéréo envahit les jardins avoisinants à cause de l’ouverture des fenêtres, et que rien ne vous oblige à empêcher ; la pollution visuelle liée à l’installation d’une grande surface avec parking en bitume juste en face de votre rue résidentielle, sans aucune sanction (au contraire, car il faut « attirer les investisseurs » !) imposée au nouveau commerce qui s’installe ; …

De façon analogue, nous pourrions définir une « internalité », ou effet interne, comme la conséquence qu’une activité économique a pour certains des acteurs internes qui y participent et qui va à l’encontre de la raison d’être de l’activité en question. Exemples d’internalités : le temps (non comptabilisé comme temps de travail) que nous passons à aller au travail ; le weekend dans les grandes villes, les congestions engendrées par la masse des gens cherchant à échapper en voiture à la congestion urbaine ; l’appauvrissement humain généralisé (et le plus souvent invisible à court terme) qui accompagne la « production de richesse » ; dans la fabrication de nombreux produits industriels, l’exploitation des ouvriers qui voient leur santé détruite pour que d’autres consommateurs puissent accéder à des biens à bas prix ; plus généralement, la souffrance au travail qui n’est comptabilisée comme « perte non financière » ou comme « gaspillage humain » dans aucun bilan ni aucun compte de résultat …

Les effets externes tout comme les effets internes ne sont en général pas comptabilisés. S’ils l’étaient et si des mesures publiques ou légales de correction étaient introduites, ces effets seraient progressivement

- « internalisés » ou rendus perceptibles au-dedans pour ce qui est des externalités. Exemple bien connus de mesures d’internalisation des externalités : application du principe « pollueur-payeur », dont l’alourdissement des prix de revient par des mécanismes fiscaux, …

- « externalisés » ou rendus perceptibles au-dehors pour ce qui est des internalités. Exemples de mesures d’externalisation des internalités : conscientisation par l’éducation permanente ; protestations syndicales ou autres visant à rendre visibles certains problèmes non comptabilisés ; analyses de situations de souffrance invisible, voire de systèmes économiques alternatifs n’ayant pas les caractéristiques du système dominant ; limitation obligatoire des heures de travail ou de déplacement domicile-travail qu’un employeur peut exiger sans compensation ; droit légal (en partie lié au droit de grève)de refuser certaines injonctions managériales ou patronales sans risquer le licenciement ; « prise de parole » (voice) au sens de Hirschman, au lieu de la « défection » (exit) [1] ; promotion de l’autogestion et de la démocratie interne aux entreprises ; …

Dépasser les lieux communs de l’environnementalisme

1.4 En réponse à ce défi de conciliation entre le « bio » et l’« anthropo », l’enjeu n’est pas non plus simplement de « mieux concilier économie et environnement ». Ce slogan est bien trop court et simpliste. Il fait l’impasse sur ce que signifie l’« économie » et, dès lors, fait le lit des défenseurs du capitalisme vert. Car si par « économie » on continue encore et toujours à entendre l’allocation marchande de ressources dont la consommation et la production est destinée à nourrir la profitabilité maximale des entreprises et de leurs financeurs – si c’est cela qu’on continue à entendre par « économie », on pourra peut-être par des règlementations et divers protocoles internationaux durement acquis pousser les acteurs clé à internaliser certaines externalités, mais on ne pourra absolument pas externaliser les internalités du système, car les acteurs qui devraient être rendus sensibles aux problèmes sont précisément ceux que le système fait vivre : les travailleurs hautement qualifiés qui dégagent une rente, les capitalistes qui maximisent leurs bénéfices, et les consommateurs qui donnent libre cours à leurs compulsions diverses. Les victimes des effets internes – c’est-à-dire essentiellement les travailleurs les plus fragiles – pourront bien vociférer : personne ou presque, en externe, n’aura d’intérêt à les entendre afin de prendre en compte leurs appels. L’effet interne ne sera donc pas externalisé.

1.5 Dans ce contexte, les bio-environnements ne seront protégés et sauvegardés qu’au prix d’une invisibilité, et souvent d’une détérioration, de la qualité des anthropo-environnements. Pas de « Kyoto de l’anthropo-environnemental » puisque la structure d’intérêts des participants au capitalisme ne contient pas d’impulsion en ce sens – contrairement au Kyoto et au Copenhague du bio-environnemental, à partir du moment où les plus grands bénéficiaires du capitalisme en ont flairé la nécessité et l’opportunité. La pollution industrielle et l’empoisonnement chimique des denrées agricoles peuvent tuer des enfants de riches en Europe en Amérique du Nord. L’exploitation et l’aliénation humaines, quant à elles, n’y sont pas encore perceptibles comme des problèmes – notamment parce que l’idéologie ambiante « verrouille » toutes les dimensions de nos êtres. Nous sommes des êtres capitalistes [2] : nous craignons la pollution et les coûts financiers du changement climatique (cf. le rapport Stern), mais nous ne craignons pas les effets désastreux, sur notre humanité, des modes de production, de consommation et d’allocation actuels, qui donnent tant de prétendu « sens » à nos existences.

1.6 Le capitalisme vert ne peut donc pas être la réponse au défi de concilier la lutte contre les externalités bio-environnementales et la lutte contre les internalités anthropo-environnementales. Dans une optique de prospective, il importe de penser les choses de façon plus radicale, au sens étymologique de « revenir à la racine » des problèmes.

 2. Repenser nos approvisionnements : Vers un raccourcissement des circuits

2.1 Sur quoi se fondent nos modes de production et de consommation actuels ? Pour donner un prétendu « sens » à nos existences à travers l’économie, sur quoi faisons-nous fond [3] ? Essentiellement sur une extension des rythmes et des étendues de prédation. Cette réponse peut sembler abrupte, mais elle semble incontournable : la mondialisation économique et financière actuelle est l’aboutissement d’une formidable entreprise d’accaparement prédateur – sous des atours plus ou moins « civilisés ».

Une si fragile « souveraineté »

2.2 Dans nos esprits modernes, l’idée de souveraineté est étroitement liée à deux lieux communs : le marché globalisé et la démocratie de grande échelle. Souveraineté économique du consommateur et souveraineté politique du citoyen se combinent étroitement au sein de nos pseudo-démocraties capitalistes. Émerge la figure d’un citoyen-acheteur, qui attend d’un État central la protection de son revenu.

2.3 Certes, nous n’irons pas jusqu’à prétendre que le pouvoir politique se soit complètement dilué dans l’économique. Rien n’est moins vrai. Nous votons, nous exerçons bon an, mal an nos responsabilités de citoyens. Cependant, il est frappant de voir que le gros de nos revendications à l’égard de nos dirigeants concerne notre pouvoir d’achat. Exercer le pouvoir politique, c’est essayer de canaliser vers l’électeur un maximum de pouvoir d’achat, c’est-à-dire de ressources réelles accessibles grâce à un revenu monétaire. Actuellement, la souveraineté politique concerne (en grande partie) la maximisation de la souveraineté du consommateur, c’est-à-dire la possibilité pour un maximum de détenteurs de revenus d’accéder aux biens que le marché mondialisé peut lui offrir.

2.4 Citoyens du monde, nous le sommes avant tout à travers notre compte en banque qui, à condition d’être suffisamment fourni, nous permet d’accéder à la vaste « tuyauterie » des échanges économiques mondiaux. Citoyens de nos pays, nous le sommes surtout à travers nos demandes, adressées à nos élus, de pouvoir être protégés contre tout ce qui pourrait amoindrir notre accès – littéralement 24 heures sur 24 – à cette « tuyauterie ». Nous, citoyens-acheteurs, avons à notre disposition les services d’une planète entière, qui « tourne » sans cesse afin qu’avions et camions puissent livrer en temps et heure les divers points de vente, où chacun d’entre nous se rend aveuglément après son travail. Même quand on croit être conscient de la « mondialisation » et de la « globalisation », on ne se figure probablement pas toujours l’inouï grouillement d’activité et d’affairement par lequel des personnes, sur toute la planète, se consacrent sans discontinuer à acheminer des lieux de production aux lieux de consommation les innombrables denrées que notre carte de paiement ou de crédit nous permet d’acquérir en un ou deux « clics ». La roue des affaires tourne sans une milliseconde de répit, à en donner le vertige à qui en prend vraiment conscience.

2.5 Cette économie globalisée qui « ne dort jamais » fait éminemment partie de notre souveraineté de citoyens-acheteurs, à un point que nous ne soupçonnons même plus. A chaque instant de chaque heure de chaque journée, notre argent, nos réseaux de transports et nos traités commerciaux nous assurent l’accès à la Grande Tuyauterie, au grand réseau de « productoducs » plus oui moins virtuels qui – à l’instar des oléoducs et des gazoducs – quadrillent chaque parcelle de notre planète. L’expérience de ne pas trouver, dans le rayon habituel de notre supermarché ou de notre épicerie, l’inévitable paquet de pâtes s’apparente à celle de l’Inca se réveillant pour constater que le soleil, ce matin, ne s’est pas levé. C’est comme la fin du monde. Superbement souverains, nous n’osons y croire. Plusieurs siècles de commerce et de consolidation du capitalisme ont, semble-t-il, rendu notre approvisionnement local aussi inévitable que la course du soleil sur l’horizon.

2.6 Pourtant, notre souveraineté est singulièrement fragile. Nous qui nous pensons civilisés et pacifiques, cette fragilité même nous rend anxieux et, à l’occasion, féroces. La raison est évidente : étendre à l’ensemble du globe les réseaux d’interdépendance dans l’approvisionnement, cela inscrit chacun de nous au sein d’une division mondiale du travail dont la complexité n’a d’équivalent que les dispositifs multilatéraux (commerciaux comme financiers) censés en garantir le fonctionnement. En fait, l’un des rôles que nous donnons à nos décideurs est de gérer pour nous notre insertion dans cette division mondiale du travail, et de nous assurer de notre pouvoir d’achat en son sein. La tâche plutôt ingrate dévolue à nos ministres et à nos fonctionnaires est de gérer nos rapports complexes avec des personnes juridiques plus ou moins lointaines – pays, régions, grandes entreprises – dont nous attendons, au jour le jour, notre approvisionnement en matières premières, en énergie, en alimentation, en biens de consommation et en liquidités financières. Raison pour laquelle, nous le constatons quotidiennement, les enjeux économiques globaux occupent la majeure partie des débats politiques domestiques.

Percer à jour les structures de l’accaparement mondialisé

2.7 Depuis plusieurs siècles, les penseurs libéraux du « doux commerce » nous ont convaincu que ce maillage étroit et ouvert de liens commerciaux serait le remède aux conflits et aux guerres qui secouaient les nations d’ancien régime [4]. La construction européenne illustre en effet cette idée : depuis plus de soixante ans, nous vivons en bonne intelligence entre anciens belligérants, parce que notre interdépendance commerciale au sein du grand marché intérieur européen nous y incite fortement.

2.8 Cependant, cette relative réussite ne doit pas occulter le constat d’un échec grandissant au niveau planétaire. Nous autres, Occidentaux, projetons parfois trop facilement nos « facilités » sur des peuples qui en sont totalement dépourvus. Nous interprétons le monde à travers des lunettes libérales et marchandes, comme si tout le monde avait le même accès que nous à la Grande Tuyauterie du marché mondial. Or, le constat planétaire est plutôt affligeant. Sous couvert de « libéralisation » des échanges, l’Occident opulent a grosso modo transformé à son avantage, et consolidé par des institutions telles que l’OMC, les canaux d’approvisionnement qui lui permettent d’« aspirer » et d’« attirer » la majorité des ressources alimentaires et énergétiques mondiales. Ce qui, par notre lorgnette idéologique, s’appelle libre-échange et marché mondial, prend un tout autre nom quand on le regarde sous l’angle des pays en développement : on devra plutôt parler d’entreprise concertée d’accaparement des moyens matériels de survie par les puissances occidentales, Europe et États-Unis en tête. Si l’on y ajoute l’émergence des hyper-puissances démographiques que sont la Chine, l’Inde et le Brésil, on constate inévitablement que le soi-disant « doux commerce » est surtout l’institutionnalisation d’asymétries profondes au sein de la division internationale du travail.

2.9 Certes, on peut défendre la thèse selon laquelle le monde est devenu fortement « multipolaire » quand on se focalise sur les secteurs industriels. Cependant, quand on regarde deux grands secteurs de la survie de base – l’approvisionnement en nourriture et l’approvisionnement en énergie – on doit bien avouer que c’est la concentration et l’asymétrie qui dominent. Le « marché libre » ne l’est que pour ceux qui ont les moyens effectifs d’y accéder – et pour cela, il faut avoir derrière soi un appareil d’État qui se consacre à renforcer et sauvegarder le pouvoir d’achat de ses citoyens.

2.10 En bref, l’idée selon laquelle la « souveraineté » serait facilement obtenue en combinant la maximisation du pouvoir d’extraction et l’utilisation du pouvoir géopolitique – cette idée qui a guidé la formation même de l’Occident moderne, et dont nous profitons très, très largement aujourd’hui, est loin d’être la description d’un universel. La majorité des populations du globe, loin d’être souveraines en ce sens, sont en réalité mises au service de « notre » souveraineté. L’actuelle tendance à vouloir transformer des denrées alimentaires en matières premières énergétiques ne fait que renforcer cette mise au pas d’une majorité de la planète au service des soi-disant « besoins » d’une minorité.

2.11 Un certain nombre d’économistes, soucieux de justice et d’égalité, croient encore aujourd’hui dans les vertus libératrices d’une intégration de tous au marché mondial. Dans la vision du « doux commerce » qui nous accompagne et nous structure depuis plusieurs siècles, on ne saurait leur donner tort. Après tout, pourquoi ne pas tenter de réformer de fond en comble l’OMC, ou de créer d’autres régulations du commerce mondial, tout en promouvant le « commerce équitable » ? Cela ne permettrait-il pas de rééquilibrer les immenses asymétries que notre voracité alimentaire et énergétique a engendrées ?

2.12 Cette vision d’un commerce mondial plus équilibré n’a de chances d’être crédible que si nous abandonnons, dans la foulée, le cœur même de ce qui nous fait aujourd’hui participer au commerce – à savoir, la compulsion rapace d’extraction, d’appropriation et de consommation. En effet, à quoi cela servirait-il de vouloir associer à égalité tous les peuples de la Terre – tous les pays, toutes les régions, toutes les villes, toutes les communautés – à une entreprise d’autodestruction à grande échelle ? Nous connaissons les chiffres : si chaque citoyen du monde élève son niveau de consommation alimentaire et énergétique au niveau actuel des citoyens des USA, il faudrait 6 ou même 9 planètes Terre …

2.13 Il est étonnant que ce simple fait ne nous précipite pas dans une catatonie profonde. Car l’implication est évidente et radicale : au lieu d’intensifier des échanges mondiaux qui ne sont soutenables à court terme que par une destruction de notre planète à moyen terme, et au lieu de rêver pour tous une participation égale et « équitable » à cette intensification insoutenable, il faut d’urgence repenser et restructurer les mécanismes clé de notre système économique – ou plutôt, comme on va le voir, de nos systèmes économiques locaux.

2.14 Ce vaste commerce, réputé pacificateur et porteur de développement pour tous, n’a été rendu possible que par une matière première énergétique abondante et à bas prix, et cette matière première est en voie d’épuisement. La « parenthèse enchantée » de deux siècles d’expansion des échanges économiques planétaire est en passe de se refermer. Et avec elle, s’éloigne très probablement la vision d’une souveraineté alimentaire et énergétique de tous basée sur la division maximale du travail productif au niveau de la planète.

« Réduction de puissance » et « canots de sauvetage » : L’avenir post-carbone

2.15 Il faut absolument lire les travaux troublants de Richard Heinberg [5]. Ses thèses sont dérangeantes, mais elles ont le grand mérite de ne pas éluder les enjeux les plus difficiles auxquels l’humanité va d’urgence devoir faire face. Avec la fin prochaine du pétrole et face à l’impossibilité de le remplacer de façon équivalente par un arsenal d’énergies renouvelables (dont le ratio combustion/ performance reste très médiocre), deux données de base du modèle de développement par le marché mondial devront être remises en question : d’une part, l’idée que l’exportation massive de denrées produites localement peut permettre de gagner des devises qui rendront possibles des importations tout aussi massives de denrées produites au loin ; d’autre part, l’idée que grâce au maillage planétaire des flux commerciaux, l’ensemble de la planète pourra un beau jour, comme communauté unifiée et pacifiée, s’assurer une « souveraineté globale » alimentaire et énergétique.

2.16 Il ne s’agit pas de défendre le protectionnisme pour des raisons idéologiques. Simplement, la plus grande parcellisation des communautés de vie sera (Heinberg le souligne fortement) une conséquence inévitable de la fin de l’Âge du Pétrole. Il faudra bien retrouver et revitaliser des réseaux d’échange et d’entraide plus locaux, réservant les ressources raréfiées en énergies fossiles aux flux d’échange réellement nécessaires, selon un principe de subsidiarité très strictement appliqué. (Ne parlons même pas ici des enjeux climatiques liés aux énergies fossiles, qui ajoutent encore de l’eau au moulin de ceux qui pensent que l’après-pétrole est non seulement inéluctable mais même écologiquement souhaitable.)

2.17 Heinberg insiste sur le fait que deux dynamiques doivent se mettre en place d’urgence si l’humanité veut éviter un accroissement exponentiel des conflits alimentaires et énergétiques. D’une part, les nations les plus voraces – dont nous faisons manifestement partie – n’auront pas d’autre choix que de se contraindre à des stratégies de powerdown (« réduction de puissance »), c’est-à-dire de réduction drastique de la consommation d’énergie et d’alimentation par tête d’habitant ainsi que du nombre de têtes d’habitants – sans quoi la raréfaction des moyens de faire circuler les denrées et les matières premières sur la planète nous amènera à des impasses géopolitiques majeures. D’autre part, toutes les nations devront dans un avenir proche encourager la construction de lifeboats (« canots de sauvetage ») destinés à relocaliser et re-communautariser à des échelles infranationales les activités de production et d’échange économique.

2.18 Autolimitation de la consommation et relocalisation de la production sont, selon Heinberg, les deux seules voies ouvertes dans l’ère post-pétrolière pour reconquérir une véritable souveraineté alimentaire et énergétique. Ce n’est que dans ce contexte de réduction des rythmes et des étendues que la recherche d’énergies renouvelables aura un sens. Ces énergies ne sauraient, en effet, permettre à l’humanité de soutenir les rythmes et les étendues actuellement rendues possibles par les énergies fossiles.

2.19 Il ne s’agit pas de refuser par principe l’ouverture des communautés vers l’extérieur ou de prêcher un protectionnisme a priori. Il faut simplement reconnaître que la construction ou la reconstruction de communautés locales résilientes est une condition sine qua non pour la souveraineté à une époque où s’épuise (pour des raisons physiques objectives) le vieux modèle du citoyen-consommateur en quête d’accès aux réseaux planétaires d’approvisionnement.

2.20 À défaut de pouvoir physiquement planétariser l’alimentation et de pouvoir l’arracher aux griffes de la logique du profit et de la rapacité (notamment dans le chef des secteurs capitaliste occidentaux de l’agroalimentaire et du pétrole) – à défaut de cela, donc, le pari de la transition économique vers une fédération démocratique de régions économiques post-pétrolières, donc post-capitalistes (et au sein de ces régions, de sous-entités économiques allant jusqu’aux quartiers), est de très loin le plus sensé à moyen et long terme.

 3. Repenser le bio-régionalisme : Pour une politique de la transition économique

3.1 Dans les milieux écologistes on connaît actuellement ce principe de fédéralisme économique multi-étages sous le nom de « bio-régionalisme ». Il n’a, on le sait, pas grand chose à voir avec les discours actuels du « développement local » ou de l’« essor économique de la Wallonie » – discours certes bien intentionnés à court terme, mais qui ne reposent une fois de plus que sur l’idée d’une poursuite du schéma de production, de consommation et d’allocation capitaliste, au sein d’une économie mondialisée à la fois non démocratique et non coordonnée, ce qui implique inévitablement la concurrence entre régions pour la captation de ressources économiques – et, en dernière instance, financières – dont l’« aire de jeu » est la planète entière. Le bio-régionalisme n’a, ou devrait n’avoir, rien de commun avec cette idée.

Vers un « bio-anthropo-régionalisme »

3.2 Mais, qui plus est, et comme les pages précédentes ont cherché à le montrer, l’objectif doit être non seulement de tenir compte du « bios », mais aussi de l’« anthropos » – de sorte que l’expression adéquate serait plutôt celle d’un bio-anthropo-régionalisme : une structure économique et sociale fédérale, avec forte subsidiarité entre étages (ce qui peut êre fait au niveau X ne dit pas être transféré au niveau X+1), et visant à lutter en même temps contre les externalités bio-environnementales et contre les internalités anthropo-environnementales.

3.3 Ce qui manque aujourd’hui, ce n’est pas tant une volonté de changement profond du côté des citoyens, c’est un soutien politique réel aux initiatives radicales. Obnubilés par les sirènes trompeuses d’un « capitalisme vert » qui permettrait de poursuivre le (green) business as usual, nos décideurs s’arc-boutent sur les enjeux budgétaires de court terme, la relance des investissements privés, le plan Marshall « 2 point vert » et les arcanes d’une « politique énergétique » bien difficile à saisir. Ce qui reste dormant sous la surface, étouffé par les urgences (au demeurant bien légitimes) du moment, c’est le gigantesque chantier de la transition économique et sociale – notre transition vers le post-capitalisme.

3.4 Nous sommes pris en otage, collectivement, par une logique du profit grâce à laquelle nos employeurs nous paient des salaires et notre État social-démocrate finance nos services publics. Les engrenages « profit-emploi » et « profit-État » sont profondément inscrits dans notre social-démocratie. On ne comptabilise pas les immenses coûts qui sont liés à la façon capitaliste de créer de la richesse (en ce compris la richesse de notre système social). Ou plutôt, on n’en comptabilise pour l’instant que les coûts qui – justement – ont un impact négatif sur la rentabilité globale. Le capitalisme est intrinsèquement gaspilleur non seulement de ressources naturelles, mais de ressources humaines. La prétendue « efficacité » du modèle de croissance capitaliste est en réalité une inefficacité profonde, non seulement écologiquement mais aussi humainement. Embaucher un salarié, le presser comme un citron puis le remiser (avec la complicité plus ou moins explicite des pouvoirs publics), cela peut coûter cher aux entreprises comme à l’État, mais il y a moyen de transférer la chargé sur le salarié lui-même : il peut être rendu responsable de sa propre santé, de sa propre performance, de sa propre disponibilité. Le ressort secret de la croissance capitaliste réside dans cette extrême fragilité et « remplaçabilité » de la ressource humaine. C’est ce qui permet de rendre les gens productifs. Qui plus est, une fois passée de l’autre côté de la barrière dans son rôle d’acheteur, la ressource humaine doit également être rendue « consommative », afin de soutenir la croissance productiviste par une croissance consumériste.

3.5 Un capitalisme vert va-t-il remédier à ces mécanismes profonds simplement parce qu’on produira des éoliennes, des sacs en maïs ou des moteurs à cogénération ? Tant que l’enjeu sera la rentabilité maximale, donc le travail productif et le loisir consommatif, nous ne sortirons pas de la logique ambiante. Il n’est pas plus joyeux d’être exploité pour des éoliennes ou des saris en lin biologique que pour des automobiles ou des chaussures de sport. Raison principale du malentendu : le capitalisme vert insiste sur la centralité des ressources naturelles et de l’environnement, mais nettement moins (ou pas du tout) sur l’écologie humaine. Quand ses défenseurs nous disent que, par ailleurs, il faut se débarrasser de la mentalité du « toujours plus » pour aller vers le « toujours mieux », ils semblent oublier de nous dire comment nous allons nous y prendre, au sein d’une logique capitaliste mondialisée où, précisément, « toujours mieux » coïncide avec « toujours plus ».

3.6 Non, décidément, l’aménagement intérieur du mobilier social-capitaliste par partenariat public-privé entre les entreprises, les syndicats et les pouvoirs publics nous fait tourner en rond. Le dialogue social est certes un indispensable garde-fou, et les luttes syndicales n’ont pas perdu de leur actualité. Mais tout cela manque singulièrement de vision, et d’une saine radicalité. Les partis en place (qu’ils soient dans la majorité ou dans l’opposition) font encore recette, mais c’est sur fond d’un essoufflement croissant.

3.7 Les citoyens, eux, sont de plus en plus nombreux à le sentir, et à se déplacer en douce vers des mouvements politiques et culturels nouveaux, comme l’objection de croissance, la simplicité volontaire, les villes et communes en transition, les coopératives ou les écovillages. Non qu’ils soient tous des « anarchos » prêts à tout faire sauter, loin de là. Ils travaillent d’ailleurs souvent eux-mêmes comme salariés, voire comme managers. Simplement, ils prennent conscience de ce qu’Ivan Illich, Jean-Pierre Dupuy et d’autres ont appelé, dès les années 1970, la « trahison de l’opulence » [6]. Ils voient que les promesses de sens de la vie que le capitalisme productiviste et consumériste nous a proposées n’ont pas été tenues : les externalités bio-environnementales ont atteint des dimensions effarantes et ne sont pas combattues par les chcercheurs de profits ; et les internalités anthropo-environnementales atteignent, elles aussi, des dimensions préoccupantes et sont maintenues dans l’obscurité par la masse des capitalistes, des managers et des consommateurs, trop heureux d’en tirer bénéfice (jusqu’à ce qu’ils en soient eux-mêmes victimes). Ces citoyens éveillés se décident à devenir des militants existentiels [7].

Concurrence déloyale ?
Il est assez habituel d’entendre les acteurs du secteur capitaliste de nos contrées se plaindre de la cncurrence déloyale des pays pauvres ou à basse réglementation sociale. Il arrive aussi que certains de ces acteurs se plaignent d’être déloyalement concurencés par des initiatives non marchandes. L’exemple patent de ce genre de plainte est la protestation qui se souleva parmi les compagnies d’asssurance belges quand les Mutualités chrétiennes introduirent il y a quelques années l’idée d’une « cotisation de solidarité », qui permettait, grâce au très large réseau d’affiliés de l’ANMC, d’offrir une couverture intéressante en accroissant minimalement les primes individuelles. Les assureurs capitalistes y virent une entorse à la libre concurrence …

On doit pouvoir retourner cet argument contre les acteurs capitalistes eux-mêmes. La logique même d’organisation – hiérarchique, non démocratique – du travail et de la production dans les orga,nisation capitalistes, de même que dans les grandes agences de l’Etat, permet à ces organisations de réduire leurs coûts par rapport à des organisations autogérées où la délibération collective prend davantage de de temps, et où la rcherche de consensus et à la valorisation de l’horizontalité démocratique impliquent un « plus » humain qui se traduit parfois en « moins » productiviste. Réduisant souvent les coûts par un gaspillage d’énergie humaine (non comptabilisé, d’où l’expression d’« internalité » utilisée ci-dessus) et par une violation des principes de la démocratie, la logique capitaliste instaure manifestement une concurrence déloyale face à la logique post-capitaliste. En effet, les organisations capitalistes (mais aussi, répétons-le, les organisations étatiques dirigistes) agissent en « passagers clandestins » : elles profitent indument d’un avantage que leur donnent leurs abus. Dans une perspective qui combine bio-environnementalisme et anthropo-environnementalisme, ce genre de concurrence déloyale capitaliste doit être démasquée (ce qui requiert tout un nouveau vocabulaire) et sanctionnée (ce qui requiert un tout nouveau courage politique).

Lutter contre la concurrence déloyale : Pour un Ministère de la transition économique

3.8 Nous entrons dans une nouvelle ère citoyenne, celle où chercheront à émerger des initiatives post-capitalistes : entreprises coopératives orientées vers la décroissance des profits destructeurs et vers des modes de production démocratiques, écovillages adossés à des agriculteurs bio, communautés locales en quête d’autosuffisance économique, habitats groupés tournés vers la lutte « en acte » contre le consumérisme, quartiers alternatifs destinés à vivre avec des « circuits courts », etc. Il s’agit de les accompagner, de les financer, de les encourager et de les amplifier, non de les récupérer ou de les mettre sous tutelle. Il faut notamment repenser radicalement nos politiques de soutien de revenu : un Revenu de transition économique (RTE), incluant soins de santé et pension, permettrait à ceux qui y aspirent de se déconnecter de la logique dominante et de construire sur le long terme des exemples de vie alternative. Cela protégerait autant que possible ces initiatives contre la concurrence déloyale de la logique capitaliste, féroce réductrice de coûts et gaspilleuse d’humains (cf. encadré ci-dessus). N’est-il pas temps d’exiger la mise en place – en face du Ministère de l’économie et des finances, et doté d’une puissance budgétaire équivalente – d’un véritable Ministère de la transition économique, chargé de financer (par le RTE et par divers subsides, et pourquoi pas par une banque publique à vocation bio-anthropo-environnementale), de coordonner et d’accompagner ces initiatives citoyennes économiquement novatrices ?

3.9 L’idéal, bien entendu, serait que tous les niveaux de pouvoir allant des municipalités à la Commission européenne, en passant par les sous-régions, les régions et les Etats-membres, se dotent chacun d’un tel Ministère, et que tous soient mis en réseau de façon à ce que – en accord avec le principe de subsidiarité – les projets de niveau n puissent « remonter » démocratiquement vers le niveau n+1 et y être coordonnés selon des règles et procédures à mettre en place démocratiquement. Faute d’une mise en place de telle ampleur, on pourrait déjà se contenter d’un Ministère Wallonie-Bruxelles de la transition économique dont la vocation serait de stimuler, encadrer et coordonner les initiatives citoyennes wallonnes et bruxelloises. De façon cruciale, ces initiatives ne devraient pas se limiter à la sphère bio-environnementale mais inclure aussi les innovations socioéconomiques dans la sphère anthropo-environnementale : création de nouvelles logiques de production, consommation et allocation, de nouvelles logiques relationnelles productrices de lien social hors-marché et en tout cas hors-capitalisme, création d’alternatives à l’emploi standard, etc.

Amplifier l’accompagnement de la transition

3.10 Un premier pas serait certainement de rendre viable le réseau existant – et en constante, quoique lente, expansion – des villes et communautés en transition (VCT) [8] qui regroupent des citoyens désireux de renouveler leurs modes d’existence sur la base de principes bio-anthropologiques novateurs : structuration de communautés locales résilientes ayant pour but de préparer la transition post-carbone en privilégiant l’idée de energy descent (liée à l’option powerdown de Heinberg) [9] ; approche intégrative des enjeux démographiques, alimentaires, énergétiques, monétaires-bancaires, et des enjeux liés aux transports et à la santé, dans une perspective de réduction globale à l’égard des circuits longs [10] ; relocalisation des activités économiques et des circuits de financement, impliquant la création de monnaies locales complémentaires à l’euro [11] ; création, au sein de ces circuits courts de financement, production, consommation et allocation, des modèles participatifs d’organisation économique, suivant le principe des comités de travailleurs et de consommateurs et celui de l’autogestion démocratique [12].

3.11 Certes, les « citoyens en transition » n’ont pas encore atteint une réelle masse critique. Mais ils pourraient le faire très prochainement. Les « créatifs culturels », qui regroupent certes d’autres catégories que les seuls « citoyens en transition », composent selon des études récentes 24% de la population des USA et 17% de la population française [13]. On peut donc estimer que le mouvement des VCT est soutenu par une proportion encore relativement faible de la population en Europe, mais que cette proportion s’accroît rapidement. L’essor des projets de VCT est significatif et fait des émules même en dehors des militants « de transition » à proprement parler – ce qui montre que le business as usual de la décision politique « entre bons amis » (élus, lobbyistes et appareils de partis) est en passe d’avoir vécu [14]. Même en termes purement électoralistes, le capitalisme vert ne serait dès lors payant qu’à très court terme. Mais la vision politique ne devrait jamais se borner à la pure gestion des impératifs électoraux de court terme. Si elle le fait, elle joue le jeu que lui demandent les acteurs dominants en place : gérer ce qui « est », dans les limites acceptées par ceux qui « ont » ou y aspirent. A côté de la gestion de court terme, il faut aussi une gestion des transitions vers les scénarios de moyen et long terme.

Le post-capitalisme, c’est du communisme ?
Non, pas du tout ! La caricature – savamment entretenus dans pas mal de milieux dirigeants et/ou conservateurs – selon laquelle, au-delà du capitalisme, nous attendrait uen régression vers l’« économie planifiée de type soviétique » est un lieu commun auquel il importe de tordre le cou au plus vite.

Comme la planification soviétique a en effet, selon n’importe quel critère politique et éconolmique imaginable, échoué lamentablement, les défenseurs du capitalisme (y compris « vert ») ont beau jeu de nous suggérer que le post-capitalisme sera nécessairement un retrour aux formes totalitaires d’un pré-capitalisme – fût-ce un pré-capitalisme qui existait encore il y a dix ans. C’est ce qu’on peut appeler une confusion entre « pré » et « post ». Il s’agit d’une confusion fréquente dans les discussions (comme quand on prétend que l’enfant, moins évolué cognitivement et physiquement que l’adulte, possède comme pré-adulte des qualités que l’adulte aurait « perdues » et devrait « retrouver » – des qualités « post-adultes »). Pourtant, dans ce cas-ci, la confusion est souvent délibérée et sciemment entretenue. Car même un ardent défenseur du capitalisme ne peut ignorer (sauf à ne pas du tout se tenir au courant des développements récents de la littérature philosophique et politologique, ce qui en soi relève déjà du choix délibéré) que l’alternative entre marché « libre » et décentralisé et planification centralisée n’est pas la seule possible. Il existe des recherches abondantes et crédibles sur la « planification décentralisée ou démocratique », mieux désignée sous le nom plus technique de « coordination non marchande décentralisée ».

Il est impossible de faire état ici de l’ensemble de ces recherches. Elles portent essentiellement sur des modes de production démocratiques et coopératifs (par exemple, les entreprises coopératives), des modes de consommation eux aussi démocratiques et coopératifs (du style coopératives ou comités de Le post-capitalisme, c’est du communisme ?

Le programme de l’économie participative peut être vu comme un sous-ensemble plutôt radical de l’« économie sociale ». Il ne permet pas à lui seul de trancher tous les enjeux mais il offre au moins un début d’alternative crédible à la caricature sempiternelle (et bien lassante) qui oppose capitalisme et communisme. Pour un premier aperçu (discutable sur pas mal de points, mais stimulant pour la réflexion et le débat), on peut consulter l’œuvre de Michael Albert : Looking Forward : Participatory Economics For the Twenty-First Century (avec R. Hahnel – Cambridge, South End Press, 1991) ; Thinking Forward : Learning to Conceptualize Economic Vision (Winnipeg, Arbeiter Ring, 1997) ; Moving Forward : Program for a Participatory Economy (San Francisco, AK Press, 2000) ; Parecon : Life After Capitalism, Londres, Verso, 2003 ; Realizing Hope : Life Beyond Capitalism (New York, Zed Books, 2006). Voir également Robin Hahnel, Economic Justice and Democracy : From Competition to Cooperation, Londres, Routledge, 2005.

Pour ma part, dans mes travaux sur l’éthique du post-capitalisme, j’ai parlé d’une approche « communaliste » de l’économie et du politique, poiur insister sur la dimension du commun comme étant égalemenbt distante du communisme et du communautarisme. Voir Christian Arnsperger, Ethique de l’existence post-capitaliste, Paris, Cerf, 2009, quatrième partie et épilogue.

3.12 Comment concilier court, moyen et long terme ? A court terme, l’encouragement d’un capitalisme vert devrait se faire (puisque c’est un moindre mal par rapport à un « capitalisme gris »), mais jamais de telle sorte que les enjeux de la transition post-capitaliste soient étouffés. C’est un enjeu complexe, car il concerne notamment le rapport entre les décideurs politiques, les lobbies industriels et académiques et les syndicats. Si la classe politique, trop à l’écoute des lobbies et des think tanks pro-capitalistes, ne se montre pas lucide envers les problèmes d’internalités liés au capitalisme (cf. section 1 ci-dessus), elle hypothèquera sans doute la possibilité d’une transition économique réelle. Une piste de réflexion concerne la place à donner, au sein des processus même de la décision politique, aux groupements citoyens et aux associations qui portent explicitement des projets de transition économique. La question n’est pas simplement de créer et de soutenir un « tissu associatif » en général, ni même une « économie sociale » sans autre qualificatifs – mais bien de cibler de collaborations, voire des cooptations, avec des associations de transition économique. Ces groupements citoyens de la base pourraient certainement constituer un contrepoids significatif aux lobbies et aux think tanks, et permettre au gouvernement de ne pas prendre des mesures irréversibles qui écarteraient l’économie d’une trajectoire de transition. (Dans leur état actuel, les syndicats – et la « concertation sociale » plus largement – n’offrent guère de contrepoids suffisant, car les partenaires sociaux sont trop braqués sur les enjeux de court terme de soutien d’une croissance et d’un emploi capitalistes.)

Instrumentaliser maximalement le capitalisme vert pour le dépasser

3.13 Plus globalement, il conviendrait d’impulser une dynamique de réflexion citoyenne sur des enjeux de transition – dynamique qui se devrait d’être explicitement multipartite et non rattachée, par exemple, à Étopia ou à l’Institut Émile Vandervelde – et d’encourager financièrement la création d’associations et d’asbl qui porteraient sur le terrain des microprojets de transition. A moins qu’on ne puisse accroître les budgets (ce qui est toujours souhaitable), un transfert de moyens publics devrait donc, fatalement, s’opérer au sein même des enveloppes actuellement consacrées à l’associatif et au non-marchand, afin de mettre davantage de poids sur les initiatives d’expérimentation radicale que sur les associations de soutien « mou ». Le dilemme ici est cruel : donner davantage de moyens aux associations qui font un travail important de soutien et de revalidation des blessés du système dominant, ou en donner davantage à celles qui travaillent à structurer de réel projets alternatifs et novateurs ? Ce genre de dilemme n’est jamais aisé à trancher sauf en période de hausse des enveloppes budgétaires – mais c’est précisément ce genre de hausse que le capitalisme, avec ses « impératifs » de compétitivité et de réduction des charges en vue d’une illusoire croissance de l’« emploi », rend difficile voire impossible … La seule option réaliste à court terme est de pousser à fond la conversion vers le capitalisme vert tout en maximisant les ponctions publiques sur les bénéfices de ces acteurs nouveaux (et rentables) afin de financer des initiatives de transition. Ainsi, au moins, le passage par le green capitalism ne servirait pas à affermir l’emprise de la logique dominante, mais à la dépasser [15].

3.14 Cette idée vous semble saugrenue ? Les think tanks libéraux ou écologistes vous disent-ils que taxer trop les acteurs du nouveau capitalisme vert gripperait toute la machine de croissance ? Eh bien, vous avez là l’illustration même du caractère profondément contradictoire du capitalisme vert : il vous fait miroiter une transition « écologique » qu’il vous oblige ensuite à réviser à la baisse, en privilégiant quelques poches – rentables – de développement bio-environnemental mais en négligeant une fois de plus les enjeux anthropo-environnementaux et, plus largement, les enjeux sociaux de fond. Pourtant, un green deal ne peut avoir de sens que si c’est réellement un « deal » : les pouvoirs publics soutiennent la création de secteurs verts rentables, mais ces secteurs – si on suppose que c’est bien le vert qui les motive, et non l’oseille – doivent accepter de s’insérer dans un projet de long terme où ils s’auto-saborderont après avoir permis de financer une transition réellement alternative, impulsée par des initiative citoyennes à visée post-capitaliste. Il convient donc de mettre en place une dynamique de transition à double détente, qui seule donnerait son sens réel à un green deal  :

Gérer la transition du capitalisme gris vers un capitalisme vert.
Utiliser les moyens dégagés pour gérer la transition du capitalisme vert vers un post-capitalisme vert, c’est-à-dire la transition radicale aussi bien bio-environnementale qu’anthropo-environnementale (cf. 3.9 et 3.10 ci-dessus) qui est requise par les problèmes désormais insurmontables que le capitalisme pose aux êtres humains (cf. 1.4, 1.5 et 3.4 ci-dessus).

C’est à cause de la complexité de ce mécanisme de transition à double détente que l’instauration d’un Ministère de la transition économique est essentielle. En effet, seule une agence publique légitime et adossée à un pouvoir législatif et exécutif démocratique peut – si la volonté politique existe – faire saisir aux acteurs du capitalisme gris actuel, ainsi surtout qu’aux acteurs du futur capitalisme vert, que leur mission sociale n’est pas simplement de faire des profits, de « croître » en étant « compétitifs » et de « donner de l’emploi », mais bien de contribuer par leurs bénéfices taxés à permettre une transition vers une économie où ce ne sera plus le capitalisme vert, mais le post-capitalisme vert – associatif, démocratique, autogéré – qui organisera la production, l’allocation et la consommation des ressources.

Du capitalisme vert au post-capitalisme vert : Quand et comment ?
Les fondements d’un « New Deal » digne de ce nom
Il s’agirait d’encourager très provisoirement le capitalisme vert et concomitamment, à court terme, de maximiser les ponctions publiques sur les bénéfices de ces acteurs nouveaux (et rentables) afin de financer les initiatives de transition. Faudrait-il soutenir la croissance économique pour engranger des recettes fiscales à taux d’imposition inchangé ? Où faudrait-il augmenter immédiatement les recettes fiscales par une augmentation des taux d’imposition, ce qui aurait probablement un effet négatif sur la croissance économique ? Ce genre de question préoccupe beaucoup – et de façon légitime – les économistes publics. En effet, l’« effet Laffer » ne doit jamais être négligé à court terme : trop d’impôt tue l’impôt, surtout dans une société comme la nôtre où les citoyens (travailleurs comme entrepreneurs) en sont venus à voir l’impôt comme un coût individuel et non comme une contribution à la fourniture collective dans la cadre d’un projet de société partagé.

A première vue, la réponse serait la suivante. Dans le cadre d’une politique de transition qui veut combattre les externalité bio-environnementales et les internalités anthropo-environnementales, l’un des objectifs principaux de la croissance économique sera de maximiser l’assiette de financement public. (Pour les mesures à financer, voir le point 3.15 ci-dessous.) Dès lors, la croissance doit être encouragée au sein du premier temps de la transition du capitalisme « gris » au capitalisme vert – mais elle doit l’être dans le cadre impératif d’un « deal » où les acteurs du capitalisme vert sont d’avance inscrits dans un projet de dépassement de la croissance verte. Sinon, on luttera peut-être (mais dans des limites soigneusement balisées par les lobbyistes et leurs « impératifs » de profit maximal) contre certaines externalités du système, mais pas contre ses internalités qui sont si dommageables humainement.

Le New Deal de Roosevelt était ambitieux, mais simple à mettre en place : il s’agissait de faire de la croissance « sociale » tout en évitant à tout prix une transition ultérieure vers le « socialisme ». Du coup, les acteurs du capitalisme américain n’y ont que des avantages, puisqu’on les assurait que la croissance « sociale » serait à leur avantage et les sortirait du marasme de la crise des années 30. Dans notre cas, les choses sont plus complexes car se borner à une croissance « verte » ne résoudra pas les problèmes structurels auxquels nous faisons face aujourd’hui. Se contenter de sortir les acteurs du système du marasme de la crise de 2008-2009 en leur promettant une relance de la croissance sur des bases bio-environnementales serait un grave contresens. Il faut donc un courage politique bien plus prononcé, et une volonté bien plus ferme de ne pas laisser les « intérêts économiques » amputer le projet d’une transition économique pleine et entière.

Pistes de réflexion concrète

3.15 Il ne fait pas de doute que cette vision de la transition paraîtra irréaliste à bien des décideurs actuels, probablement à la majorité d’entre eux. Dès lors, dans le court terme et même dans l’immédiat, il importe de focaliser le soutien public sur des expérimentations pour ainsi dire « illustratives » de ce qui pourra se généraliser plus tard – afin de monter dès maintenant que, pour peu qu’elles soient correctement protégées contre la concurrence déloyale de la logique capitaliste-marchande dominante, des initiatives de transition radicale peuvent déjà être viables et porter des fruits. Voici quelques pistes de réflexion en ce sens :

1. À côté de l’obligation faite à chaque commune de créer un certain quota de logements sociaux, introduire l’obligation analogue de soutenir la création d’au moins un éco-quartier par commune, du moins là où une demande citoyenne existe déjà [16].

2. Créer un cadastre des terrains à réserver d’office aux projets d’éco-villages et d’habitat groupé alternatif, au-delà des éco-quartiers « statutaires » mentionnés au point 1, et soustraire ces terrains à la régulation inégalitaire et excluante par le « marché immobilier ». En d’autres termes, prévoir la possibilité que des citoyens motivés, mais sans moyens suffisants pour financer l’achat d’un terrain sur le « marché libre », puissent souhaiter développer des projets alternatifs et en démontrer la viabilité [17].

3. Plus largement, faire un appel d’offre aux communes de Wallonie et de Bruxelles afin de faire émerger officiellement dans chacune d’elles, si possible, une dynamique de VCT – avec la contrainte que le gouvernement n’ait qu’un interlocuteur dans chaque commune et n’accepte de relayer « vers le haut » que les décisions qui auront été prises démocratiquement « en bas », ce qui obligerait les diverses initiatives citoyennes à s’entendre et se fédérer démocratiquement sur des objectifs communs.

4. Elargir très significativement la notion d’« esprit d’entreprise » afin d’inclure dans la dynamique de transition les entreprises coopératives et les firmes autogérées, ainsi que les très nombreux petits entrepreneurs sociaux qui, actuellement, ne peuvent déployer leurs activités non-profit post-capitalistes qu’en ayant recours au mécénat privé. Le risque de récupération et de brouillage idéologique est très évident. Il faudrait exclure légalement le mécénat privé direct et proposer plutôt aux supposés mécènes (qui, bien souvent, devront alors aplatir leurs cartes …) une contribution anonyme à un Fonds public de soutien à la transition économique.

5. Créer un statut officiel d’« acteur de transition économique » qui serait géré par les communes ou par les provinces, et qui inclurait un revenu de base conséquent (comme le Revenu de transition économique décrit en 3.8 ci-dessus), une pension légale et un accès à tous les soins de santé. Ce soutien public permettrait aux entrepreneurs sociaux les plus innovants et aux groupes de citoyens les plus créatifs de se déconnecter durablement de la logique financière dominante.

6. Encourager la mise en circulation de monnaies alternatives et localement enracinées (au-delà des seuls SELs qui sont des systèmes monétaires en eux-mêmes), si possible en encourageant la création de banques non capitalistes – c’est-à-dire d’organismes qui gèrent des fonds (en monnaie parallèle) sous forme d’asbl ou même d’organismes publics de mise en circulation de monnaies alternatives à l’euro. Cette mesure aurait pour effet de permettre à de nombreuses initiatives locales en « circuit court » de subsister sans être soumises aux imératifs de rentabilité et de croissance imposés ar le financement bancaire classique et par le recours à l’actionnariat (même pour les PME).

Ces pistes sont évidemment incomplètes et demandent à être étoffées et structurées. Elles pourraient cependant former à bon droit l’ossature initiale de la mission d’un Ministère de la transition économique. Mais bien entendu, de telles pistes n’auraient aucun sens si une ultime condition, absolument cruciale, n’était pas remplie :

7. Le Ministère de la transition économique doit être doté de prérogatives égales à celles du Ministère de l’économie et des finances, et en particulier doit pouvoir revendiquer la gestion autonome d’une enveloppe budgétaire équivalente à celle qui va aux actions « classiques » d’intervention des pouvoirs publics dans l’économie (éducation, santé, transferts sociaux, etc.).

En d’autres termes, instrumentaliser le capitalisme, fût-il vert, au service d’une transition authentique passe nécessairement par une dimension collective forte, adossée à une prise de position politique sans ambiguïté. Idéalement, la spécificité du Ministère de la transition économique devrait être inscrite dans la Constitution, ou en tut cas dans les documents officiels qui circonscrivent et fixent les missions de l’exécutif. Une déclaration gouvernementale (qui peut être annulée à la législature suivante) ne suffirait guère, même si elle serait évidemment un premier pas encourageant. Un Ministère de la transition économique sans prérogatives, sans pouvoirs réels, sans budgets et sans « colonne vertébrale » serait pire que tout – mieux vaudrait alors, hélas, rester dans la situation actuelle et laisser la lutte aux mains des acteurs qui la conduisent déjà sans grand soutien officiel : associations éparses, organismes de formation permanente, « électrons libres » au sein de syndicats par ailleurs largement conquis à la cause de la social-démocratie capitaliste, étudiants et intellectuels engagés, etc. Ce serait certes dommage, mais pas de Ministère de la transition économique vaut mieux qu’un ministère fantoche servant d’alibi à la poursuite de la logique dominante – d’où l’importance cruciale du point 3.12 ci-dessus.

3.16 Evidemment, la mise en œuvre de telles réformes en profondeur exigerait un courage politique qui n’est peut-être pas encore présent actuellement. Il faut néanmoins en affirmer la nécessité, et avancer vers elles dans toute la mesure de ce qui est possible (et sans laisser les acteurs économiques dominants fixer la définition du « possible »). Clairement, un soutien croissant au sein des citoyens-électeurs serait un « plus » non négligeable, puisque les décideurs politiques pourraient alors avancer avec moins d’inquiétude quant à leurs horizons de réélection … Dans ce domaine, il semble que l’enseignement obligatoire mais aussi l’éducation permanente auront un rôle clé à jouer, et dont il faut mettre en place les instruments dès à présent :

8. À divers niveaux des programmes d’éducation, des notions d’économie, de psychologie et de philosophie liées à la transition économique devraient être proposées, non comme des dogmes à avaler mais comme des propositions de vision du monde autres que celle du citoyen-consommateur en recherche de pouvoir d’achat à travers un emploi salarié et à travers le soutien de ses gouvernants au sein du capitalisme mondialisé. Ces éléments d’éducation novateurs devraient porter à la fois sur (i) les rouages profonds de la logique économique actuelle et (ii) les voies de sortie de cette logique, grâce à une lucidité des citoyens quant à leur dépendance corporelle, psychologique et spirituelle aux modèles de production, de consommation et de travail au sein de la logique économique actuelle [18]. Dans cette optique, il conviendrait à la fois de réorienter les programmes d’éducation secondaire en sciences sociales, mais aussi de continuer à soutenir fortement les associations d’éducation permanente pourvoyeuses de visions critiques.

Ce dernier volet est absolument essentiel pour que les points 1 à 6 évoqués précédemment puissent réellement faire sens. En effet, seule un population réellement conscientisée aux enjeux du renouveau économique et de la transition pourra prendre en main les moyens publics mis à sa disposition.

3.17 Il est très important de souligner que le séquençage précis de ces mesures, et en particulier des deux « détentes » de la transition (d’abord capitalisme gris  capitalisme vert, ensuite et surtout capitalisme vert  post-capitalisme vert), doit encore être affiné. Cette question, pour importante qu’elle soit, dépasse l’ambition de la présente note de travail. Il ne faudrait pourtant pas qu’à cause de cela, l’on ne retienne que la première phase de la transition et qu’on interprète notre propos comme une défense pure et simple du capitalisme vert ! Bien au contraire, l’idée d’une transition à double détente est de se servir des ressources financières actuelles, engendrées par un système économique dont le fonctionnement (aussi aliénant soit-il) nous est familier – mais de s’en servir pour dégager les ressources d’une

Quelle structure de décision politique ?
Une question importante est de savoir si la formule d’un ministère serait forcément la meilleure. Il est certain qu’à lui seul, et étant donné la structure actuelle de la décision politique dans un Belgique fédérale grevée par une forte « particratie » combinée à des connivences claires entre classe politique et dirigeants économiques, un ministère ne saurait suffire. Il semble qu’une structure intéressante serait la suivante :

- Le Ministère de la Transition économique (MTE) serait doté des pouvoirs et prérogatives mises en avant dans la section 3.15 ci-dessus.

- Il serait flanqué d’un Institut paragouvernemental d’étude des Alternatives économiques (IEAE), un peu sur le modèle du KCE (Kennis-Centrum/ Centre d’expertise) en soins de santé. Le Ministère pourrait lui commander des études sur divers sujets. Toutefois, vu les enjeux de la transition économique, on ne saurait se limiter à prôner une approche evidence-based qui, en sciences sociales, n’existe pas. Personne n’a de preuves « scientifiques » de la supériorité du capitalisme sur l’autogestion, ou l’inverse. Intrinsèquement idéologique et politisée, la réflexion sur la transition économique doit être protégée de deux écueils : (i) la récupération par le politique sous prétexte que les scientifiques ne sont pas capables de « trancher » ; et (ii) la dépolitisation par les scientifiques sous prétexte qu’une « évidence » existe en faveur de tel ou tel système. Dès lors, peut-être le modèle du Centre pour l’égalité entre les femmes et les hommes serait-il plus adéquat.

- Quoi qu’il en soit du modèle à suivre, les contraintes mises en évidence au point précédent imposeraient probablement un couplage entre le MTE, l’IEAE et le secteur de l’éducation permanente, au sein duquel existent d’ores et déjà de multiples initiatives de réflexion et de recherche-action. Pourquoi, dès lors, ne pas structurer l’IEAE comme consortium d’asbl d’éducation permanente ayant explicitement une vocation « transitionnelle », libres de leurs analyses et de leurs conclusions mais devant rendre compte régulièrement aux pouvoirs législatif et exécutif ? Cette piste me semble la plus féconde à explorer, de loin. (Elle consonnerait également avec les recommandations faites dans la section 3.13 ci-dessus quant au rôle des asbl d’éducation permanente au sein même du MTE.)

- Il conviendrait bien évidemment d’établir des garde-fous solides afin d’empêcher l’immixtion, au sein des structures sus-mentionnées, d’asbl fictives d’éducation permanentes qui, créées pour l’occasion par des think tanks anti-transition et/ou financées par des intérêts plus ou moins liés à la logique capitaliste actuellement dominante, tenteraient de faire dérailler le processus de réflexion ou de le neutraliser. Cette piste, délicate dans sa mise en œuvre car ne devant pas être ad hominem ou relever du procès d’intention, est néanmoins cruciale – en particulier pour que l’autonomie du Ministère de la transition à l’égard du Ministère de l’économie et des finances soit assurée et pérennisée.

transition vers un au-delà de ce système. Si la marge ou le courage politiques manquent pour cette stratégie en deux temps, on pourra dire que la classe politique aura échoué dans sa
vocation fondamentale de pourvoyeuse de progrès et d’émancipation. Répétons-le donc, afin qu’aucune ambiguïté ne soit possible :

Le timing de la transition proposée ici n’est pas encore bien clair dans tous ses détails. Cette note ne donne pas toutes les réponses à cette question complexe.
En aucun cas, l’insuffisance des précisions qui sont données ici sur le timing ne peut servir d’alibi à ceux qui voudraient – en allant à l’encontre de ce qui est dit dans cette note – se contenter de promouvoir un capitalisme vert en « oubliant » opportunément la seconde et principale moitié du trajet de transition : celle du capitalisme vert vers un post-capitalisme vert.

3.18 L’idée qui sous-tend toutes ces mesures n’est ni la dictature écologique, ni l’endoctrinement anticapitaliste. Au contraire, il s’agit de créer une réelle égalité des chances, qui ne consiste pas seulement dans la possibilité pour tous les citoyens de devenir des participants à égalité au sein des rouages du capitalisme (ce qui est l’image bien souvent véhiculée quand on parle d’« employabilité » et même de « croissance verte »), mais bien dans la possibilité pour tous les citoyens de choisir consciemment leur mode de vie et les relations de production, de consommation et de distribution des ressources dans lesquelles ils veulent déployer ce mode de vie. L’égalité des chances, ce n’est pas simplement la possibilité égale pour tous de participer à la « coopération sociale » au sein du système économique actuel. C’est aussi et avant tout l’égalité d’accès pour tous aux ressources de sens (connaissances économiques, idées philosophiques, outils psychologiques et symboliques, réseaux de pratiques politiques, conceptions et pratiques spirituelles) qui permettent de repenser et de refaçonner en même temps le social et, en son sein, l’humain. Militer en faveur d’un « autre monde » au sein de nos démocraties pluralistes, c’est avant tout avoir – en tant que citoyen – le droit et la possibilité effective de se façonner personnellement et collectivement au sein d’une collectivité démocratique qui tolère et encourage l’expérimentation. C’est cette égalité des chances-là qui fait défaut dans ce qu’on peut appeler nos « pseudo-démocraties capitalistes » d’aujourd’hui [19]. Et c’est cette égalité des chances qu’une politique de la transition économique doit promouvoir. Il ne s’agit pas seulement de rendre possible une « économie plurielle », mais de rendre possible un réel choix des citoyens – à long terme – entre le capitalisme et le post-capitalisme [20]. La transition à double détente défendue ci-dessus (cf. section 3.14) a précisément pour fonction de rendre ce choix possible en rendant possible l’expérimentation de façons de produire, de consommer et de répartir les ressources qui ne soient pas d’emblée inscrites dans une logique capitaliste, qu’elle soit « grise » ou « verte ».

P.-S.

Ce texte se trouve également sur le blog de l’auteur à l’adresse : http://transitioneconomique.blogspot.com/

Notes

[1Albert Hirschman, Défection et prise de parole, trad. fr. rééditée chez Fayard, 1995. (Original : Exit, Voice, and Loyalty, Cambridge, Harvard University Press, 1970.)

[2J’ai consacré tout un livre à la mise en évidence de cette emprise multidimensionnelle du capitalisme sur nos façons d’être individuelles et collectives, et sur les possibilités d’en réchapper. Voir Christian Arnsperger, Ethique de l’existence post-capitaliste : Pour un militantisme existentiel, Paris, Ed. du Cerf, 2009.

[3Quand j’utilise ici le pronom « nous », je me réfère à l’ensemble des acteurs – occidentaux ou orientaux, du Nord ou du Sud – qui tirent leur parti des modes de production, de consommation et d’allocation actuellement dominants.

[4Voir notamment l’ouvrage classique d’Albert Hirschman, Les passions et les intérêts : Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, trad. fr., Paris, PUF, 1980, pour un exposé limpide de la doctrine du « doux commerce » et de ses présupposés anthropologiques. (Original : The Passions and the Interests, Princeton, Princeton University Press, 1977.)

[5Richard Heinberg, Pétrole : La fête est finie ! Avenir des sociétés industrielles après le pic pétrolier, tr. fr. de Hervé Duval, Paris, Demi-Lune, 2008. (Original : The Party’s Over, Gabriola Island, New Society Publishers, 2003.) Voir aussi, du même auteur, Powerdown : Options and Actions for a Post-Carbon Society (2004) et Peak Everything : Waking Up to the Century of Decline in Earth’s Resources (2007), tous deux publiés par New Society Publishers (Gabriola Island, Canada).

[6Jean-Pierre Dupuy et Jean Robert, La trahison de l’opulence, Paris, Presses Universitaires de France, 1976.

[7Voir Christian Arnsperger, Ethique de l’existence post-capitaliste, op. cit., notamment le prologue et les troisième et quatrième parties.

[8Voir notamment le site http://www.villesentransition.net/. En Belgique, une initiative a été lancée à LLN fin 2008. Le « Kot Oasis », kot à projet de l’UCL, a projeté de mettre la transition au menu de son prochain Festival des Possibles. Des initiatives sont en formation à Neufchâteau, Nivelles et Liège. C’est à Bruxelles que la transition a rassemblé le plus de personnes lors de la journée d’introduction ; le mouvement est en route, de petits groupes de quartier commencent à se constituer. Voir http://www.entransition.be/.

[9Rob Hopkins, The Transition Handbook : From Oil Dependency to Local Resilience, Totnes, Green Books, 2008.

[10Richard Douthwaite, Short Circuit : Strengthening Local Economies for Security in an Unstable World, Dublin, Lilliput Press, 1996 ; Shaun Chamberlin, The Transition Timeline : For a Local, Resilient Future, Totnes, Green Books, 2009.

[11Richard Douthwaite, The Ecology of Money, Totnes, Green Books, 2000 ; Thomas H. Greco, Money : Understanding and Creating Alternatives to Local Tender, White River, Chelsea Green Publication, 2001.

[12Michael Albert, Parecon (Participatory Economics) : Life After Capitalism, Londres, Verso, 2003 ; J.K. Gibson-Graham, A Post-Capitalist Politics, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006.

[14Voir notamment Chris Carlsson, Nowtopia : How Pirate Programmers, Outlaw Bicyclists, and Vacant-Lot Gardeners Are Inventing the Future Today !, Oakland, AK Press, 2008.

[15Voir Christian Arnsperger, « Être réellement écologiste, c’est être anticapitaliste », Politique, n° 63, pp. 64-65.

[16Souvent, il n’est pas de bon aloi de se retrancher derrière l’apparente absence de demande citoyenne. Cette demande peut avoir été étouffée ou émoussée par des décennies de gestion « capitaliste-marchande » d’une municipalité. Il faut donc d’abord recréer une dynamique de réflexion citoyenne.

[17Une province comme le Brabant Wallon viole scandaleusement l’égalité d’accès de tous les modes de vie aux supports matériaux (et notamment aux terrains à bâtir) nécessaires à leur réalisation. Le prix non réglementé des terrains en B.W. fait en sorte que seuls les citoyens qui participent dans le « haut du panier » au jeu des régulations dominantes ont accès à la base matérielle de leur mode de vie. C’est profondément inéquitable et donc inacceptable. (D’autres provinces, de même que bon nombre de communes à Bruxelles, posent certainement des problèmes de non-équité analogues, même si les prix moyens des logements et terrains y sont parfois moins élevés qu’en B.W.)

[18Le chapitre 9 de Ethique de l’existence post-capitaliste, op. cit., propose des pistes de réflexion sur ce changement de cap dans l’éducation et la citoyenneté.

[19Cette idée d’une égalité réelle des chances est développée en détail dans la troisième partie de Ethique de l’existence post-capitaliste, op. cit. Voir aussi Christian Arnsperger, « À bas l’utopie, vive la démocratie profonde », Politique, n° 63, février 2010, pp. 83-84.

[20En ce sens, la promotion de l’« économie plurielle » (secteur public étatique/ secteur privé marchand/ secteur privé non marchand), telle qu’elle est proposée par des penseurs de pointe comme Jacques Defourny (Université de Liège), Marthe Nyssens (Université catholique de Louvain) ou Jean-Louis Laville (Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris), me semble plutôt être une étape préliminaire et éminemment nécessaire qu’un aboutissement final. Certes, la coexistence plurielle des trois pôles serait déjà un progrès immense si l’on reconnaissait enfin pleinement la spécificité de l’économie sociale comme modèle économique à part entière, alors qu’actuellement il y a une tendance à l’instrumentalisation de l’idée d’économie sociale à la fois par les pouvoirs publics et par les acteurs for-profit. Pourtant, au-delà de cette coexistence plurielle, il faudrait que le secteur public et le pôle de l’économie sociale s’allient en vue de constituer une véritable alternative (ni collectiviste, ni dirigiste, mais bien démocratique et décentralisée) au pôle du secteur privé for-profit.