« Cela y est, on est au bout du tunnel. On aperçoit la sortie ». Combien de fois n’entend-on donc cette affirmation lancée par tel ou tel responsable politique ou économique ? Et chaque fois, c’est la même chose depuis des dizaines d’années. Ce n’est pas une issue, mais un trou encore plus profond dans lequel on entre. C’est l’objectif du livre La crise de Trente Ans [1] de présenter une explication sur la situation économique actuelle, celle de la crise la plus importante depuis les années 30. Nous donnons ici un aperçu des thèses principales de cet ouvrage.
Dexia sauvée pour la seconde fois en trois ans. La SNCB en quasi-faillite. Opel Anvers fermée définitivement. ArcelorMittal qui se débarrasse de la sidérurgie liégeoise quasiment. Et Fortis banque absorbée par la BNP-Paribas. La Belgique aurait-elle pu tirer un bilan plus lourd de cette crise ?
Mais elle n’est pas seule dans ce cas. Les États-Unis ont perdu la presque totalité de ces banques d’investissement. AIG, Freddie Mac et Fannie Mae, des sociétés d’assurance ou de réassurance ont dû être reprises par l‘État, sans quoi c’en était fait d’elles. Et que dire de la mise en faillite de Chrysler et de General Motors ? GM était, jusqu’en 1999, la plus grande multinationale du monde et jusqu’en 2006 le plus grand constructeur. Sans doute, cette liste est loin d’être terminée. On n’a pas fini de voir le bout du tunnel.
Ces quelques éléments pris dans l’actualité récente montrent à la fois l’ampleur et la profondeur de la crise actuelle. Il ne s’agit pas d’un arrêt momentané de la production, d’une crise passagère issue d’un cycle soi-disant naturel, propre au capitalisme. Nous sommes réellement à un tournant, où probablement plus rien ne sera comme avant. Une crise systémique, annonce Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne jusqu’au 1er novembre 2011 [2].
Une simple déréglementation financière ?
La vision officielle n’a pas atteint, en général, ce niveau de compréhension. Pour l’instant, les responsables européens et américains privilégient l’aspect d’une finance dérégulée qui demanderait une reprise en main par l’Etat. Ainsi, après le sommet du G20 [3] de Londres, le 2 avril 2009, le texte des conclusions précise : « Les causes fondamentales de la crise sont les manquements majeurs survenus dans le secteur financier et dans la régulation et le contrôle financier. La confiance ne sera pas restaurée tant que nous n’aurons pas reconstruit la confiance dans notre système financier. » [4] Dans la foulée, le président français Nicolas Sarkozy ajoute : « Il est maintenant acté que c’est la défaillance de la régulation qui est à l’origine de la crise financière, laquelle crise financière est à l’origine de la crise de l’économie. » [5]
Même la récente commission d’enquête américaine sur les causes de la crise en arrive à un bilan similaire : « Nous concluons que cette crise financière était évitable. La crise a été le résultat de l’action et de l’inaction humaine, et non pas de Mère Nature ou de modèles informatiques détraqués. » [6] Que la récession résulte de conséquences de décisions et d’orientations prises par des hommes est une évidence. Mais le doit-on à cause d’une finance qui a pris une expansion inconsidérée ? Ou par un manque de régulation ?
Il est un fait que les marchés financiers ont acquis une dimension jamais vue par le passé et que les anciens mécanismes de réglementation ont été démantelés, sans être réellement remplacés. Seulement, si le problème résidait effectivement dans une finance dérégulée, pourquoi ne voit-on pas plus d’ardeur chez les dirigeants de la planète pour encadrer ceux qui nous auraient mis dans la mouise ? Certes, le lobby bancaire est puissant. Mais les autres secteurs devraient demander ardemment sa surveillance étroite.
Au besoin, n’aurait-il pas été possible de couper les branches pourries ? Par exemple, le domaine des crédits subprimes [7]. Comme le souligne à ce propos le groupe d’économistes, conseillers du Premier ministre français : « Il ne représente pas plus de 1.000 milliards de dollars, à comparer à la capitalisation boursière aux États-Unis qui est de 20.000 milliards ou au patrimoine des ménages américains qui s’élève pratiquement à 60.000 milliards de dollars. Pourquoi la crise a-t-elle donc pris une telle ampleur ? » [8] De fait, les gouvernements ont dépensé davantage pour sauver les banques ou pour tenter de lancer des plans de sauvetage de l’économie blessée.
Avec cette interprétation, on ne s’explique pas davantage pourquoi la crise actuelle prend une telle ampleur. Il y a eu d’autres récessions, notamment financières, dans les dernières années. Pourquoi celle-ci devient la catastrophe économique la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale ?
On aurait pu éviter certains phénomènes. On aurait pu mieux réglementer le secteur des subprimes et empêcher le développement de certaines dérives incontestables. La crise serait survenue malgré tout. Cela tient au fait que les mécanismes et les causes sont à rechercher dans le fonctionnement du système capitaliste même. Ainsi, l’extension phénoménale des marchés financiers joue un rôle essentiel dans le développement économique du capitalisme contemporain. Ce n’est pas seulement un domaine qui s’autonomise et qui peut progresser sans règles, ni limites.
Tout commence en 1973
Notre histoire débute en 1973. On aurait pu la démarrer plus tôt. Mais, cette année-là, la production bloque de façon significative, depuis la première fois depuis 1945. La définition officielle d’une crise est la croissance négative du PIB réel [9] durant deux trimestres consécutifs. Même si ce critère est contestable, il est utile pour caractériser la croissance économique ou non.
Ainsi, dans le graphique 1, nous avons retracé l’évolution annuelle du PIB réel mondial depuis 1960.
- Graphique 1. Croissance annuelle du PIB réel mondial 1960-2009 (en % par rapport à l’année précédente)
- Source : Calculé à partir de Banque mondiale :
http://ddp-ext.worldbank.org/ext/DDPQQ/member.do?method=getMembers.
Sur base de cette représentation, on peut clairement distinguer deux périodes : celle jusqu’en 1973 et celle de 1974 jusqu’à nos jours. Nous les avons séparées par une ligne en pointillé.
Que constate-t-on ? Par rapport aux années 60, l’ère qui suit connaît des particularités nettes :
la croissance du PIB est pratiquement « nulle » à plusieurs reprises, alors que cela n’arrive jamais avant 1974 : le point le plus bas est 4,1% (en 1971), point qui n’est dépassé que rarement par la suite ;
la progression globale moyenne est plus lente : elle passe de 5,4% en moyenne annuelle entre 1960 et 1973 à 2,9% entre 1973 et 2009, une diminution de près de la moitié !
les variations annuelles sont plus saccadées, alors que les hausses sont plus lisses, plus constantes, dans les années1960 ;
d’autres indicateurs montrent la permanence de problèmes qui n’arrivent pas à être surmontés : le taux de chômage demeure très élevé dans la plupart des pays capitalistes avancés, les déficits publics sont importants et le niveau de la dette publique l’est également ; de façon générale, l’endettement, que ce soit celui des ménages, des entreprises ou des administrations, a tendance à s’élever et à augmenter plus vite que le PIB ; les arrêts et blocages économiques sont plus fréquents.
On observe également la croissance très clairement négative de 2009, la première depuis la Seconde Guerre mondiale. Preuve, s’il en est, de l’ampleur et de la profondeur de la crise actuelle !
Notre conclusion est que, depuis 1973 au moins, nous sommes entrés dans une nouvelle période. Au lieu des « Trente Glorieuses » [10], nous faisons face à une ère de croissance plus lente, avec des moments de reprise, mais surtout de périodiques blocages souvent abrupts. Les « Trente Piteuses », a écrit un économiste. Comme si lors d’une panne de moteur, on parvenait à faire redémarrer temporairement la machine, mais qu’au bout d’un temps celle-ci calait à nouveau systématiquement. On appelle les chutes momentanées de la production des crises conjoncturelles et l’ensemble de la période de croissance lente, la crise structurelle.
L’effet d’un sous-investissement ou d’un surinvestissement ?
Qu’est-ce qui bloque ? Qu’est-ce qui provoque ces arrêts perpétuels ?
Une explication souvent présentée à gauche, y compris dans et par les milieux marxistes, est que l’évolution du taux de profit [11] est déterminante. On observe, en effet, une baisse importante de celle-ci à partir des années 1965 et 1966 : elle passe de plus de 22% en ces temps à 15% en 1980, le niveau le plus bas depuis 1950, comme le montre le graphique 2.
- Graphique 2. Evolution du taux de profit des firmes aux Etats-Unis 1950-2009 (en %)
- Source : calculs sur base de Bureau of Economic Analysis, National Income and Product Accounts Table, Table 1.14. Gross Value Added of Domestic Corporate Business in Current Dollars, et Fixed Asset Tables, Table 6.1. Current-Cost Net Stock of Private Fixed Assets by Industry Group and Legal Form of Organization : http://www.bea.gov/national/index.htm.
Selon cette interprétation, la baisse du taux de profit viendrait de l’épuisement des gains de productivité dans les années 60. Elle occasionnerait, ensuite, la diminution progressive des investissements. Pour redresser ce ratio, les capitalistes se seraient attaqués aux acquis des travailleurs, d’abord la sécurité sociale, puis les salaires mêmes. Il y aurait eu deux phases dans la récession ; d’abord, entre 1966 et 1980, une crise du taux de profit ; ensuite, à partir de là, une crise progressive de la demande, orchestrée par une sorte de sous-investissement et une dégradation sociale généralisée.
Depuis 1980, les fonds accumulés dans cette restauration - le taux de profit atteignant 21% en 1997 et en 2006 -, n’étant plus investis dans le productif, seraient placés sur les marchés financiers, alimentant leur expansion démesurée.
Le problème avec cette théorisation est qu’elle reste relativement superficielle. D’abord, elle établit une relation très étroite entre taux de profit et investissement qui ne se justifie pas. Un lien existe, mais il n’est pas aussi strict que celui énoncé. Si la rentabilité diminue, l’accroissement des actifs fixes ne suit pas nécessairement la même tendance et probablement pas à la même vitesse. Une entreprise n’arrête pas d’investir parce que les perspectives de bénéfice se réduisent. Elle peut y être forcée, soit parce que cela reste le meilleur placement d’argent, soit parce que la concurrence l’y contraint pour rester dans la course à la suprématie sectorielle.
En même temps, la période d’investissements est souvent longue, surtout dans les équipements lourds : il faut prendre la décision, trouver un ou plusieurs fournisseurs, entamer les travaux qui généralement prennent du temps, puis rendre opérationnel l’outil.
Ainsi, si une firme est en train de construire une nouvelle usine d’assemblage ou un haut fourneau, elle peut difficilement interrompre ces activités, parce qu’il y a un retournement conjoncturel qui peut être extrêmement rapide.
Ensuite, de ces faits, la correspondance entre baisse du taux de profit et investissements ne s’observe pas aussi clairement que cela. Nous avons repris dans le graphique 3 la croissance annuelle du stock net [12] d’actifs fixes pour les États-Unis, ce qui représente le niveau annuel d’investissements.
- Graphique 3. Evolution de la croissance annuelle du stock net d’actifs fixes en termes réels des sociétés américaines 1950-2007 (en %)
- Source : calculs sur base de Bureau of Economic Analysis, Fixed Asset Tables, Table 6.1. Current-Cost Net Stock of Private Fixed Assets by Industry Group and Legal Form of Organization et Table 6.2. Chain-Type Quantity Indexes for Net Stock of Private Fixed Assets by Industry Group and Legal Form of Organization (ajusté en dollars de 2009) : http://www.bea.gov/national/FA2004/GetCSV.asp?GetWhat=SS_Data/Section6All_xls.xls&Section=7.
Il y a manifestement une tendance à la baisse qui apparaît depuis 1966 et presque continue jusqu’à 2007, si l’on fait exception de la fin des années 90, lorsque le boom des valeurs technologiques s’est développé. Seulement, la période d’investissements « massifs » - plus de 4% par an - se concentre entre 1965 et 1981 (avec un petit creux en 1975-1976), c’est-à-dire au moment où le taux de profit amorce son déclin quasi inexorable.
Il semble dès lors que la causalité devrait être expliquée différemment. Le mécanisme qui entraîne, en tant qu’élément principal, à la fois la baisse du taux de profit et l’apparition de la crise économique est le même : la hausse du stock d’actifs fixes. Celle-ci est provoquée entre autres par la concurrence accrue que se livrent les firmes dans un contexte qui est rendu plus difficile par la baisse de la rentabilité. Mais les avoirs de capital augmentant, il faut de plus en plus de bénéfices pour conserver le même taux de profit.
D’un côté, les firmes investissent de plus en plus. Comme le décrit pour la sidérurgie l’ancien président de Cockerill, Julien Charlier en 1977, chacune veut « son train à bandes, son train à fil, sans guère se soucier des engins qui existaient déjà chez le voisin, non plus que des capacités réelles d’absorption du marché » [13]. De l’autre, ceci ne peut plus être acheté comme tel par les populations, non que celles-ci subissent une baisse des rémunérations. Mais ces dernières ne s’accroissent pas assez vite pour acquérir les marchandises supplémentaires issues d’un processus de production en expansion de plus en plus rapide. Et, ce faisant, avec un stock net d’actifs fixes en progression, des possibilités de vente réduites relativement et une compétition acharnée, le taux de profit baisse.
Le retour du G.I.
Dans la crise, les États-Unis sont particulièrement mal en point. Jugés presque invincibles au sortir de la Seconde Guerre mondiale, leur avantage a fondu dans les années 70. L’Europe et surtout le Japon ont rattrapé une partie de leur retard économique. Le mouvement social et syndical reste fort et radical à cette époque. Les pays du tiers-monde émergent comme une force avec laquelle il faut désormais compter. Le camp socialiste, même s’il est divisé, représente une alternative dans laquelle bon nombre de gens croient. Et Washington est embourbé dans la guerre du Vietnam. Il ne peut en sortir qu’après une humiliante défaite.
La bourgeoisie américaine estime que c’en est trop. D’autant que ses revenus et capitaux, dont la croissance a été limitée par des mesures prises dans les années 30 et 40, ont été encore pénalisés par les soudaines hausses des prix du pétrole et par la crise économique naissante. Une partie de celle-ci décide donc de lancer une contre-offensive.
Ce plan, qui n’est nullement organisé centralement, mais qui se met en place petit à petit, s’appuie sur quatre décisions fondamentales.
Primo, les grandes banques américaines poussent à lutter contre l’inflation qui mine la valeur des capitaux. Paul Volcker, nouveau président de la Federal Reserve, banque centrale américaine, élève les taux d’intérêt à des niveaux rarement égalés : plus de 20%. Ainsi, il provoque une récession conjoncturelle en 1980 (voir graphique 1), mais l’inflation est jugulée et le pouvoir financier affirmé.
Secundo, le nouveau gouvernement Reagan, arrivé aux commandes en 1981, lance une série de projets, dont celui de réduire l’imposition en faveur des plus riches et des entreprises. Il en résulte un transfert phénoménal de richesses vers les grands détenteurs de capitaux.
Tertio, cette orientation ouvertement propatronale des pouvoirs publics est accompagnée par une nouvelle philosophie managériale. A sa tête se trouve le patron de General Electric, Jack Welch, nommé lui aussi en 1981. Il décide de promouvoir l’actionnaire et d’adapter les critères de gestion de la firme sur des bases purement financières : la valeur du cours boursier, la performance financière des départements, la rémunération des dirigeants par l’obtention d’actions… Il est imité par presque toute la profession.
Quarto, les autorités procèdent à ce qu’on va appeler la déréglementation financière. Les établissements financiers voient lever toutes les anciennes entraves mises dans les années 30 à leurs activités. Elles peuvent se jeter sur toutes les affaires spéculatives qu’elles jugeraient hautement lucratives. Les produits dérivés [14] connaissent un essor extraordinaire.
Le résultat est tout à fait étonnant. Un nouveau modèle de développement se met en place. Il est fondé sur la consommation des ménages américains. Leurs dépenses en biens et services passent de 62% du PIB en 1981 à plus de 70% à partir de 2002 [15]. Mais comment cela est-il possible, alors que les revenus de 90% de la population n’augmentent pas en termes réels ? Par l’endettement. A partir de 1985, la dette des ménages va reprendre son chemin haussier pour atteindre 100% du PIB en 2006. A ce moment, les familles américaines ont déjà utilisé l’argent de la production de l’année suivante. Absurde !
En outre, pour s’endetter auprès d’établissements financiers, il faut apporter des garanties. Celles-ci se trouvent dans leurs avoirs financiers et immobiliers. Aux États-Unis, on peut gager jusqu’à la moitié de la valeur des actions qu’on possède pour obtenir un crédit. Et, par le biais surtout des fonds de pension (privés), un Américain sur deux détient des titres en Bourse. Dans ces conditions, il faut que les actifs financiers et immobiliers de la population ne cessent de croître, car c’est la condition pour pouvoir accroître les emprunts et donc la consommation. C’est dans ce cadre que la spéculation joue un rôle essentiel. En libéralisant les marchés financiers, les pouvoirs publics attirent de plus en plus d’acteurs qui jouent généralement à la hausse les avoirs boursiers.
Un cercle « vertueux » se constitue. L’expansion financière y joue un rôle essentiel. Si elle n’arrive pas à progresser sans cesse, elle est en mesure de bloquer tout le processus et donc la croissance économique. D’où l’importance de susciter l’essor boursier, la spéculation, la hausse des profits…
A cela s’ajoute la dimension internationale. Les États-Unis fabriquent de moins en moins de produits manufacturés consommés comme les textiles, les biens électroniques, les jouets, les montres, etc. Ils les importent donc. C’est la manière américaine de lutter contre les firmes européennes et surtout japonaises (qui réalisent quasi tout dans leur archipel). Mais cela tire la production non dans le pays même, mais à l’étranger, notamment au Mexique, en Asie de l’Est et aussi en Europe. Les revenus et avoirs s’accumulent dans ces régions aux mains d’une minorité capitaliste qui replace le surplus sur ce qu’elle considère comme le marché le plus fiable, à savoir celui de New York. Et c’est un phénomène mondial d’une extrême importance, puisqu’on peut calculer que la consommation américaine et ses effets induits sur la production à l’étranger ont représenté un peu moins de 30% de la contribution à la croissance mondiale entre 1980 et 2006 contre un peu moins de 20% entre 1960 et 1980.
De nouveau, on crée un cercle « vertueux » où les importations - et donc la sortie de dollars - sont compensées par l’arrivée de capitaux étrangers - donc une entrée de dollars. La balance des paiements est en équilibre. Mais que se passerait-il en cas d’effondrement boursier ? Les investisseurs extérieurs seraient-ils toujours intéressés par Wall Street ?
Un éléphant dans un magasin de porcelaine
L’extrême fragilité de ce modèle de croissance apparaît en tout point. Il est fondé sur l’endettement. Le niveau de la dette totale des agents non financiers américains (ménages, entreprises et pouvoirs publics) avoisine les 250%. Jusqu’où cela peut-il encore monter ? Surtout qu’il faut en payer les intérêts financiers aux établissements de crédit.
Le déficit extérieur est également inquiétant. Globalement, les États-Unis achètent plus de marchandises qu’ils n’en vendent à l’étranger pour un montant compris entre 500 et 800 milliards de dollars par an. Pour équilibrer l’affaire, pour éviter que la banque centrale ne doive puiser dans ces réserves pour payer ces importations, il faut qu’un même montant soit perçu sous forme d’apports de capitaux de la part des autres pays.
Mais que se passe-t-il en cas de krach boursier ? Les investisseurs internationaux vont-ils placer leur argent sur une Bourse qui plonge ? D’ailleurs, entre 2008 et 2010, 2.000 milliards de dollars supplémentaires sont arrivés aux États-Unis, permettant d’acquérir pétrole, radios, télévisions, pulls… Il s’agit essentiellement d’achat de bons du Trésor, donc avec des taux d’intérêt très bas (voire nuls), effectués par les banques centrales asiatiques, à commencer par celle de la Chine. Ce petit jeu est possible, parce que l’ex-empire du Milieu veut transférer quelque 250 millions de paysans vers les villes. En outre, il dispose d’une grande masse de dollars. Un déséquilibre dans les comptes extérieurs américains dévaloriserait très vite le dollar, donc les avoirs chinois. Mais tout le monde sait que cela ne peut pas durer.
De plus, ce modèle est fondé sur la compétitivité. Ce qui veut dire que les firmes qui réussissent sont celles qui auront abaissé leurs coûts au plus bas échelon, à commencer par les salaires, puisque le principe est de vendre principalement à l’étranger. De ce fait, les revenus des travailleurs, ceux qui consomment, baissent partout. Ce qui ne permet nullement une solution rapide de la crise. Sans compter que les salariés se plaignent à juste titre de cette dégradation sociale rapide et sans perspectives. La Grèce - mais d’autres pays également - montre la contestation d’une population en colère face à un capitalisme débridé, dominé par les États-Unis, mais soutenu par l’Union européenne.
Ajoutons à cela que l’échappatoire économique a été de développer la spéculation sur les marchés financiers. Alors, comment s’étonner de la création de bulles successives ? Quand les Bourses asiatiques plongent, on se précipite en Russie, puis au Brésil. Quand le marché des valeurs technologiques s’effondre, on crée une survalorisation immobilière. Et quand celle-ci éclate à son tour, on se précipite sur le pétrole, les matières premières, puis l’or et les métaux précieux, valeurs refuges par excellence.
Aujourd’hui, on arrive en bout de course de cette stratégie. Les actifs financiers et immobiliers baissent en même temps. Or, le modèle ne pouvait s’appuyer que sur leur croissance. Le moteur planétaire est en rade. Mais qui pourra le remplacer ?
Les mécanismes de la crise
A ce stade, il faut revenir sur les mécanismes et l’explication fondamentale de la crise, pour comprendre les solutions qui resteraient possibles. Pour ce faire, nous sommes partis de la situation de la comptabilité nationale d’un pays. Sans entrer dans les détails, on peut dire que ce qui est produit est normalement le PIB. Ce PIB est traduit en revenus, en fonction de ce qui est alloué à chacun. Pour simplifier, nous dirons qu’il est réparti en deux forces : les salariés et les détenteurs de capitaux [16]. Enfin, nous observons comment chacun utilise sa rémunération. C’est ce processus que nous reproduisons dans le graphique 4.
Ainsi, la production est répartie entre deux classes sociales ayant leurs revenus spécifiques : salaires (en fait coûts salariaux, comprenant également les cotisations à la sécurité sociale) et profits (revenus de la propriété, excédent restant dans l’entreprise…). Les travailleurs et allocataires sociaux emploient leur argent essentiellement à consommer. Les dirigeants et actionnaires consomment également, mais conservent une partie aussi pour investir, ce qui permet d’accroître le niveau de la production [17].
On obtient de cette façon un schéma parfaitement cohérent et qui pourrait apparaître comme souhaitable à beaucoup. Seulement deux mécanismes, inhérents au système capitaliste, vont pervertir le processus.
D’abord, en tant que capitalistes, les chefs d’entreprise vont essayer d’accroître la part qui va aux bénéfices au détriment de ce qui va aux salariés. Cela ne va pas nécessairement réussir. C’est l’enjeu d’une lutte de classes sur la répartition des revenus. En même temps, la baisse subie par les travailleurs peut ne pas être absolue. Si la production croît, générant des rémunérations plus élevées, il se peut que les salaires augmentent, mais leur part dans la distribution se réduit.
Ensuite, la part des profits qui va à la consommation va diminuer par rapport à celle qui sera investie. Pourquoi ? Parce que, premièrement, les besoins de consommation de la minorité dirigeante sont limités. Une fois rassasiés pour l’essentiel, ils ne doivent pas augmenter exceptionnellement. Puis, la part investie représente le pouvoir que pourra capter la firme ou le capitaliste en question. C’est pour cela qu’il ou elle aura tendance à la privilégier, pour devenir ou rester le numéro un de son secteur, de son activité ou de son pays. Enfin, même si ce n’était pas une préoccupation centrale du patron, la concurrence poussera à l’intégrer, sans quoi c’en est fait de la compagnie et des avoirs de ce capitaliste.
Ainsi se crée un profond dysfonctionnement dans le système. Tout ce qui est attaché à la production est incité à croître. Tout ce qui concerne la consommation peut augmenter aussi, mais moins vite. Si les investissements sont développés, ils engendreront la possibilité de produire davantage et in fine cela se traduira par plus de produits de consommation sur les marchés. Seulement, en ralentissant la progression des salaires, en limitant l’argent patronal consacré aux dépenses courantes, les capitalistes restreignent les capacités des populations à absorber ces marchandises. Il en résulte ce qui est apparu au XIXème siècle comme de la surproduction : des stocks d’invendus ne trouvant pas preneur. Aujourd’hui, par les mécanismes de production en just-in-time ou à la commande, les firmes arrêtent la fabrication si les biens ne peuvent pas être acquis. Mais les investissements auront déjà été actés et réalisés. On aura donc des surcapacités.
Ce mécanisme est loin d’être nouveau. Il découle du fonctionnement de l’économie capitaliste. C’est ce qu’un économiste comme Joseph Schumpeter appelle la destruction créatrice, oubliant sans doute que les effets sociaux des gens perdant leur emploi sont habituellement désastreux. Durant tout le XIXème siècle, il y a eu ces phénomènes de crises périodiques de surproduction, où après une petite dizaine d’années de croissance le système était bloqué. Il ne pouvait repartir qu’une fois qu’une partie des firmes en présence étaient anéanties, qu’il en résultait une série de mise à la casse des outils (et des forces de travail), que les sociétés restantes pouvaient reprendre les parts de marché abandonnées et repartir de plus belle en engageant du personnel et en investissant. Les crises ont donc abouti à une situation de concentration et de centralisation sans précédent dans l’histoire de l’humanité.
C’est à ce stade qu’on se trouve aujourd’hui. Les firmes sont géantes. Elles sont étroitement liées aux banques et à leur Etat. Elles peuvent être éventuellement absorbées par un poisson plus grand, mais elles peuvent difficilement faire faillite, comme l’a montré encore la reprise récente de General Motors et de Chrysler par l’Etat américain (pourtant réputé peu interventionniste). Dans ces conditions, les ajustements indispensables dans le capitalisme de libre concurrence du XIXème siècle n’opèrent plus. La crise se prolonge. Elle prend un caractère structurel, comme le graphique 1 le montrait.
On est devant une impasse, car les mécanismes à l’initiative des dysfonctionnements sont toujours à l’œuvre. Ils échappent à toute régulation. Certes, on peut parvenir à un équilibre dans la répartition des revenus. Mais cela n’arrive que lorsqu’un rapport de forces favorables aux travailleurs s’établit. Dans le cas contraire, rares sont les capitalistes qui défendent une distribution équitable. En revanche, il est impossible d’empêcher les patrons d’investir ou d’inonder les marchés de biens et services de toutes sortes. Pour en sortir, il faut quitter les logiques du système capitaliste.
La guerre de Troie n’aura plus lieu ? [18]
On se trouve bien à un tournant de l’histoire. Ce qui est parfois dit, mais pas ressenti par les chefs des grands États de la planète. Ces dirigeants ont affirmé avoir tiré les leçons de la crise de 1929. Mais qu’ont-ils fait ? Ils ont injecté énormément de liquidités, notamment pour sauver le système bancaire ou pour allouer des crédits aux firmes qui en avaient besoin (la prime à la casse dans l’automobile).
Cela n’a rien changé de fondamental. Au contraire, on a creusé un nouveau trou, celui des finances publiques, sans avoir rebouché les précédents, ceux de la dette des ménages et des entreprises. Les capitalistes en sont à demander aux citoyens de payer les pots qu’ils ont eux-mêmes cassés, à travers des plans d’austérité parmi les plus durs de ces dernières années.
Les experts les plus éclairés souhaitent une coopération internationale pour sortir le monde de cette crise. Ils n’ont pas tort. Les problèmes sont bien planétaires. Il faut stabiliser le dollar, sans quoi le système monétaire international va partir en vrilles. Mais, pour cela, il faut équilibrer les comptes extérieurs américains. Aucun pays ne devrait courir derrière la recherche de compétitivité comme le font les dirigeants allemands aujourd’hui. Au contraire, les pays en déficit devraient être aidés par les contrées avancées en excédent. Seulement, tous ces beaux projets risquent d’éclater face à la logique capitaliste qui est celle du profit et de la concurrence. Et c’est celle-ci qui est à l’œuvre lors des grands sommets internationaux.
Washington devrait accepter de redevenir un pays comme un autre dans cette configuration. Mais ni les Républicains, ni les Démocrates ne sont prêts à intégrer cette donnée. Pour eux, comme représentants de leurs multinationales, ils cherchent la domination. Leur différence réside essentiellement dans les moyens utilisés pour cela : violents pour les conservateurs, modérés pour les autres. Comment peuvent-ils voir monter les pays émergents, dont la Chine, sans réagir ? Comment peuvent-ils concevoir que le dollar doive perdre son statut de monnaie internationale fondamentale ? Comment peuvent-ils fonctionner dans un monde multipolaire, eux qui n’arrêtent pas de professer la supériorité de leur nation, de leur expérience historique ?
La guerre semble loin. Certains prétendent que les économies sont maintenant tellement intégrées qu’un conflit militaire entre grandes puissances est impossible. Seulement, c’était la thèse d’un homme politique anglais, Norman Angell, dans son essai intitulé La grande illusion et publié en… 1910, soit quelques années avant la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, on peut craindre que Washington soit tenté d’utiliser tous les moyens, y compris armés, pour conserver leur leadership planétaire. D’autant qu’ils assurent environ la moitié des dépenses militaires mondiales. Si les Etats-Unis sont rattrapés économiquement par d’autres pays ou régions, ils restent largement dominants en cette matière.
Conclusions
La crise est mal appréhendée par les responsables et médias occidentaux. Ils n’en comprennent pas l’ampleur. Ils essaient d’en sortir, mais individuellement, éventuellement au détriment des autres. On peut observer à ce sujet un petit condensé des réactions capitalistes types : pas de coopération, absence de planification, recherche de l’intérêt personnel, égoïsmes, écrasement des plus faibles par les plus forts, aucune solidarité, beaux discours, mais faibles actions…
Pourtant, la crise est au cœur du système capitaliste. Elle fait partie intégrante de son fonctionnement et elle prend actuellement un caractère véritablement dramatique. D’instrument régulateur, certes dévastateur socialement, du capitalisme, elle en est devenue un agent destructeur. De ce fait, elle devrait amener tout le monde à se poser les questions de société : sur quelle planète vivons-nous ? Pourquoi travailler et surtout pour qui ?
Le capitalisme a, au cours de ces trente ans, montré combien il était injuste et inhumain. Aujourd’hui, il montre qu’il est aussi inefficace et encore plus inhumain, puisqu’il demande à ceux qui n’en ont pas profité pendant trente ans de payer la crise.