Piero Valmassoi, expert en politique européenne spécialisé en économie de plateformes et en mobilité durable, analyse les stratégies de lobbying d’Uber et autres plateformes VTC et de livraison. Il conclut que les actions actuelles d’Uber son aussi préoccupantes que celles révélées par le passé avec les Uber Files.
Les révélations des Uber Files ont mis en lumière les stratégies d’Uber entre 2013 et 2017 afin de développer ses activités, parmi lesquelles les accès et l’influence politiques, tant à l’échelle internationale qu’ européenne. Les documents ont révélé qu’entre 2014 et 2016 Uber a s’est réuni à 34 reprises avec des fonctionnaires de l’Union européenne, dont 12 de manière confidentielle. On y découvre également que Neelie Kroes, ex vice-présidente de la Commission européenne et commissaire EU à la concurrence, a exercé une action de lobbying au plus haut niveau au nom d’Uber sans avoir respecté la période obligatoire d’attente de 18 mois. Cet aspect donne une idée de l’importance d’action du lobbying dans le modèle économique d’Uber.
Les révélations sont sorties à un moment intéressant, au début de l’été 2022, au cours d’une des phases les plus importantes des négociations sur la Directive européenne sur les travailleurs de plateformes au Parlement européen et au Conseil de l’Union européenne. La Directive propose la présomption de salariat pour les travailleurs de plateforme, une menace existentielle au modèle économique d’Uber, qui est basé sur un (faux) rapport d’indépendance entre plateforme et travailleur, dans tous les pays sauf au Royaume-Uni où les activités d’Uber ne sont toujours pas conformes avec la décision de la Cour Suprême qui oblige à payer les travailleurs même pendant le temps d’attente entre livraisons.
Alors que nous connaissons désormais l’action de pression politique d’Uber entre 2013 et 2017, il est aisé d’imaginer les stratégies actuelles mises en place pour arriver à leurs fins par rapport à la Directive Européenne ?
Malheureusement, les Uber Files ne s’étendent pas jusqu’à aujourd’hui. En analysant les informations publiquement disponibles, on peut néanmoins se faire une idée des tactiques d’Uber et autres plateformes pour influencer la Directive. Elles ne sont si scandaleuses que celles des Uber Files, mais démontrent clairement une stratégie de lobbying à plusieurs volets pour affaiblir la Directive et éviter tous les efforts en vue de garantir des meilleures conditions de travail pour les travailleurs de plateforme.
Le contexte
Ces dernières années, les efforts de lobbying des plateformes ont été constants, avec une augmentation substantielle de ressources et de personnel. Les objectifs sont divers : éviter tous les types de reclassification des travailleurs, mais aussi, comme souligné par Fairwork, définir de façon étroite les paramètres entre lesquels le débat sur les conditions des travailleurs peuvent se dérouler.
Un rapport détaillé écrit en septembre 2019 par le Corporate Europe Observatory et titré Uberinfluential, a identifié une série de stratégies de lobbying que les plateformes ont adoptées vis-à-vis des législateurs européens. Uberinfluential a révélé une approche de plus en plus coopérative des plateformes envers les régulateurs, qui correspond à un effort du lobbying dissimulé en attitude progressiste. Cette stratégie est confirmée par les Uber Files, qui montrent aussi apparent revirement dans la tactique d’approche envers la classe politique, mise en place par Uber depuis l’arrivée du nouveau PDG Dara Khosrowshahi en 2017, avec l’objectif de rétablir une bonne réputation à l’entreprise après les scandales de l’ère Kalanick.
Avant la publication de la Directive, la Commission européenne a conduit une consultation en deux phases de février à septembre 2021. Comme raconté par The Gig Economy Project, l’activité de lobbying de plateformes est devenue plus intense dans la période qui précède la publication de la Directive, en termes de nombre de réunions entre plateformes et membres du cabinet du Commissaire Européen pour le Droits Sociaux, Nicolas Schmit. Dans ce contexte, il est important de rappeler que les réunions entre partenaires sociaux et la Commission européenne qui sont enregistrées dans le Registre de Transparence de l’Union Européennesont seulement celles avec les Commissaires, leur Cabinet, et les directeurs généraaux (DG). Les réunions avec les fonctionnaires à un niveau inférieur, une pratique commune pour les représentants des industries opérantes à Bruxelles, ne sont pas enregistrées.
Rencontrer des membres de la Commission européenne ne représente qu’un des éléments d’une stratégie ramifiée mise en place par les plateformes pour influencer les politiques publiques. Les instruments et les messages de lobbying à disposition des compagnies digitales sont diversifiés tant sur le domaine politique (emploi, transports, innovation) qu’au niveau de gouvernance visé.
Dans son rapport de 2019, Corporate Europe Observatory a identifié trois stratégies principales pour exercer une pression sur les législateurs : la technique de « revolving doors », qui consiste à recruter des ex fonctionnaires ou membres du Parlement européen comme managers ou membres du conseil d’administration ; utiliser l’appartenance à des groupes d’influence, associations industrielles et think tank comme porte-parole de leurs demandes ; et une transition d’une narration d’innovation agressive typique des start-up technologiques vers une attitude plus rassurante et collaborative vis-à-vis des régulateurs.
Ces tactiques ont été la base du modèle d’influence de plateformes sur la Directive européenne. Elles ont été supportées par une narration nouvelle et plus variée qui ne présente pas les plateformes seulement comme des fournisseurs de services fondamentaux et innovants aux citoyens, mais aussi comme des partenaires clés des autorités locales dans la décarbonisation des transports et de la logistique, ainsi que comme des employeurs responsables qui se battent contre les législations vétustes qui empêchent l’innovation.
Deux organisations industrielles européennes, MOVE EU et Delivery Platforms Europe respectivement fondées en septembre 2020 en septembre 2021, ont pour objectif de rassembler les demandes des plus grandes plateformes de VTC et de livraison. Ces deux organisations ont été particulièrement actives dans la représentation des intérêts des plateformes à travers plusieurs activités de lobbying au cours des deux dernières années. Uber est membre des deux groupes.
Les tactiques de lobbying
Après la publication de la proposition par la Commission européenne, un des objectifs majeurs du lobbying des entreprises a été le ciblage de membres du Parlement européen qui sont en train de négocier le texte proposé par la Commission dans les comités parlementaires du Transport et de l’Emploi. Les instruments de lobbying se sont avérés être nombreux : l’organisation et la participation à des réunions et événements avec des parlementaires conservateurs (1, 2, 3, 4) ; la participation comme experts à des sessions de comités Emploi et Transport ; le ciblage de parlementaires de comités Emploi et Transport avec des demandes pour des réunions confidentielles ; et l’envoi d’input direct avec leurs demandes de changement de la directive. Ces actions ont contribué à la formation d’un groupe de parlementaires conservateurs qui ont récemment été très actifs dans la transmission des demandes des plateformes et qui ont cosigné un article sur Politico. Celui-ci reflette essentiellement les arguments des plateformes en opposition à la présomption de salariat et soutient que la reclassification aurait des conséquences négatives sur la création de travail et pour l’innovation digitale.
L’influence des plateformes et de leurs groupes de lobbying est surtout visible dans les amendements à la directive, qui étaient proposés par le Parti Populaire Européen (PPE), par les libéraux de Renew Europe et par les membres de la formation conservatrice ECR (European Conservatives and Reformists). Un des nombreux exemples de cet alignement se retrouve dans un des amendements présenté par ce groupe, qui fait écho à une des propositions les plus typiques des plateformes : à la place d’un rapport de salariat, établir un code de conduite industriel non-contraignant qui agit comme une forme d’autorégulation, avec l’objectif d’améliorer les conditions des réels auto-entrepreneurs qui font du travail de plateforme.
Cela dit, l’ensemble des arguments avancés par les plateformes est diversifié et adaptable au besoin du moment. Par exemple, l’argument selon lequel les travailleurs adorent leur flexibilité était au cœur des réunions avec des fonctionnaires de la Commission européenne et mentionné dans des sessions du comité Emploi du Parlement européen : l’objectif est une fois de plus d’alimenter le mythe selon lequel les personnes ne peuvent travailler de façon flexible en étant employés.
Les plateformes ont aussi pris l’habitude de faire réaliser des rapports et des études par des académiques, think tank ou boîtes de consultance, ayant comme objectif de contribuer à des « politiques informées » sur les sujets qui les intéressent, une autre pratique qui a été documentée dans les Uber Files. Les sujets de ces études sont non seulement liés à des questions d’emploi, mais aussi à d’autres domaines en relation avec les activités d’Uber, comme le transport urbain et la congestion. L’objectif ultime de ces rapports est évident : fournir des arguments contre la multitude de recherches académiques qui démontrent les effets négatifs du modèle économique et d’emploi des plateformes sur les conditions de travail, le trafic urbain, les émissions de gaz à effet de serre, et enfin sur la sécurité routière. Il est important de souligner que ces études apparemment indépendantes présentées par les plateformes sont souvent basées sur des données fournies par les plateformes elles-mêmes, ou écrites par des centres de recherche qui les comptent comme membres (par exemple CERRE). Les Uber Files ont aussi montré qu’Uber a pour habitude de payer les académiciens pour leurs publications favorables.
À l’autre extrémité du spectre législatif de l’UE, qui est représenté par le Conseil de l’Union Européenne, les informations disponibles au public sont beaucoup moins nombreuses. Cela contribue à donner l’impression que l’accès des entreprises aux représentants des États membres au Conseil est encore plus direct et, en conséquence, qu’il est encore plus aisé pour les plateformes de cibler cette institution avant et pendant les négociations. Au cours des premiers mois de négociations au Conseil, la présidence française a fait partie d’une coalition d’États membres de l’Europe du Nord et de l’Est qui sont contraires à des protections plus strictes pour les travailleurs de plateformes. Ce cadre s’aligne avec les révélations des Uber Files sur les rapports personnels entre le management d’Uber et le président français Macron, le président hollandais Mark Rutte, le Premier ministre luxembourgeois Xavier Bettel et d’autres connections, comme celle avec l’ex-Premier ministre estonien Toomas Hendrik Ilves.
Une stratégie nouvelle et plus coopérative
Ces tactiques s’adaptent très bien avec la nouvelle stratégie envers les régulateurs. Le schéma est le suivant : les plateformes soutiennent publiquement de nouvelles protections sociales et environnementales, mais seulement si elles n’ont pas une conséquence sur leurs affaires. À cet effet, il est intéressant de remarquer le choix des mots et des formulations utilisés dans les déclarations, prises de position, et contributions aux réunions privées et aux événements publics. Le nouveau discours des plateformes est basé sur un langage accommodant et sur des points de discussions conciliants qui, en théorie, comprennent un soutien complet des nouveaux standards et protections, des engagements pour améliorer les conditions des travailleurs, et un dialogue avec les autorités. Mais cette attitude de coopération s’arrête au moment d’aborder tous les changements qui pourraient se traduire dans des obligations légales pour les employeurs et des conditions et salaires plus dignes pour les travailleurs : la reclassification, la présomption de salariat et la pleine transparence sur le management par algorithme, comme proposé par la Directive européenne, représentent encore et toujours des tabous pour Uber et Co. Selon cette stratégie plus subtile, politiciens, administrateurs locaux et autorités du transport public deviennent des alliés des plateformes dans des partenariats public-privé : en réalité, ces types de collaboration ne représentent que de grandes opportunités pour les plateformes d’obtenir des accords favorables et lucratifs avec le secteur public.
La stratégie consistant à diversifier les objectifs du lobbying et à étendre le réseau des possibles partenaires dans les dialogues sur les réglementations est de plus en plus évidente. On peut la détecter dans les efforts croissants des plateformes, en particulier Uber, afin de devenir partenaires avec des ONGs et des associations à l’échelle européenne pour le soutien d’objectifs environnementaux et durables, par exemple la transition vers des véhicules électriques et l’intégration de leurs services avec le transport public. L’idée que les services VTC ont le potentiel d’être un des acteurs principaux dans la réduction d’émissions a été remise en question par différentes études académiques, qui au contraire démontrent que les services comme ceux d’Uber contribuent à une congestion et pollution grandissantes dans le contexte urbain. Quoi qu’il en soit, se présenter comme les champions de la transition verte grâce à la mobilité partagée et électrique sert d’écran de fumée pour aider les plateformes à se construire une image auprès des politiciens et à éviter les questions plus délicates sur leur modèle d’emploi. Concrètement, cette stratégie de greenwashing se poursuit aussi par l’utilisation de différents instruments : la signature d’engagements industriels sur les émissions de GES et la participation à des forums et conférences qui discutent la décarbonisation de la mobilité et la logistique. Par exemples, le soutien par plusieurs ONGs européennes au Rapport SPARK d’Uber publié en 2020 qui promet d’aider les chauffeurs dans la transition vers l’électrique (un engagement sur lequel Uber est déjà en retard après un an) ; la co-signature de manifestes et engagements pour la transition vers la mobilité électrique ; la participation à des forums européens sur la mobilité durable ; et encore, en devenant membres d’associations pour la mobilité électrique, comme AVERE.
Un autre sujet sur lequel les plateformes ont commencé à jouer le rôle du partenaire responsable et constructif avec les institutions est la coopération avec les autorités des transports publics et les administrations locales sur des objectifs de mobilité durable. Uber est actuellement membre de UITP (Union Internationale des Transports Publics) et demande régulièrement la collaboration avec les autorités des transports publics locaux et l’intégration de leurs services, qui sont définis comme l’épine dorsale du transport urbain. Au Royaume-Uni, par exemple, Uber offre actuellement la possibilité d’acheter des tickets de train et de bus en ligne avec l’objectif déclaré de devenir l’« Amazon des transports ». Il faut bien rappeler qu’on parle de la même compagnie qui a explicitement déclaré dans son prospectus d’introduction en bourse que ses activités principales sont en directe compétition et un potentiel remplacement du transport public. En plus de cela, il a été démontré que les services d’Uber ont conduit à un déclin de l’utilisation des transports publics.
Enfin, un autre thème utilisé par les plateformes pour polir leur réputation est lié à la question de la sécurité routière. Elles utilisent des slogans soigneusement conçus pour faire croire qu’elles se battent pour la sécurité de leurs chauffeurs, coursiers et celle des autres usagers de la route. Ces mots vides sur un sujet si délicat paraissent encore plus inadéquats sachant que la recherche académique a prouvé que la pression imposée par le modèle d’emploi est un des facteurs les plus importants qui conduisent les travailleurs à adopter des comportements à risque sur la route.
Conclusion
Les plateformes digitales sont en train de se battre bec et ongles contre la Directive européenne sur le travail de plateforme et ils n’acceptent pas la vision selon laquelle leur modèle économique n’est pas celui d’un simple intermédiaire qui fait correspondre clients avec entrepreneurs indépendants. Il est important de continuer à suivre l’action de pression que les plateformes vont continuer à exercer sur la Commission européenne, sur les parlementaires européens, et sur les États membres au sein du Conseil de l’UE. Après les révélations des Uber Files, les syndicats ont demandé des investigations au niveau européen et la suspension de l’accréditation de lobbyistes Uber au Parlement européen, ce qui n’est pas encore le cas. L’espoir réside dans le fait que les révélations amènent les politiciens et les administrateurs à une réflexion profonde sur le type de business qu’ils sont en train de réglementer et sur le niveau d’influence que ces compagnies peuvent exercer sur une législation qui va impacter les vies de millions de travailleurs en Europe.
Article paru sur le site Brave new Europe, mai 2022.