Face à la flambée des prix de l’énergie qui affecte tant les ménages que l’industrie, la Commission européenne semble tout à coup animée par l’urgence et promet enfin de remédier aux disfonctionnements des marchés de l’énergie. Le vendredi 9 septembre, des mesures d’urgences ont été proposées. Des décisions insuffisantes nous plongeraient dans un hiver sombre.

Certains ministres de l’Énergie des Etats membres proposent de plafonner temporairement les prix de l’énergie. Cependant, la solution réside plutôt du côté du mécanisme du marché européen qui établit des prix complètement faussés. Sans modification fondamentale de celui-ci, il ne peut y avoir de solutions durables et indolores pour le portefeuille des contribuables.

Le marché libéralisé de l’énergie en Europe, voulu et organisé par l’Union européenne (fixé par des directives européennes en 1996, également appliquées en Belgique depuis 2007), est responsable du hold-up sur les consommateurs et l’industrie européens. C’est devenu le contraire d’un marché libre. Même le président de l’Open Vld, Egbert Lachaert, plaide pour un changement des règles européennes.

La première mesure introduite lors de la libéralisation du marché de l’énergie consistait en un système de tarification marginale, connu par les technocrates sous le nom de Marginal Pricing System (MPS). Dans le MPS, le prix du producteur d’électricité - ou de l’importateur de gaz - le plus élevé fixe le prix de toute l’électricité - et de tout le gaz -, qui nous est imposé par les marchés de l’énergie.

Toutefois, ce modèle théorique ne correspond que très partiellement à la réalité ; les cours sur le marché de l’énergie n’étant pas représentatifs du marché de gros de l’énergie.

Le MPS

La Belgique produit de l’électricité à partir de plusieurs sources : dans des centrales électriques (grâce au gaz norvégien ou russe), dans des centrales nucléaires (grâce à l’uranium importé du Niger ou du Kazakhstan), ou avec les énergies renouvelables, comme le solaire et l’éolien.

Le MPS impose que le prix de l’énergie pour l’ensemble du marché soit déterminé par le coût de production de la centrale la plus chère en production. Actuellement, il s’agit d’une centrale électrique alimentée au gaz. Le prix sur le marché de l’électricité est donc de plus en plus déterminé par la spéculation sur le gaz et les considérations géopolitiques, plutôt que par le coût de production de la centrale la plus chère.

En Belgique, le gaz importé provient des Pays-Bas, de Norvège ou de Russie. Les grandes entreprises énergétiques (Engie et Total) achètent ce gaz par le biais de contrats à long terme dont le prix est stable, puisque fixé à l’avance, et n’est que partiellement influencé par les prix à court terme.

Pour les achats à court terme, les énergéticiens se tournent vers les bourses de l’énergie. Le prix du gaz - importé de manière marginale – y est fixé par le jeu de l’offre et de la demande, contrairement au gaz échangé via des contrats à long terme.

Sur ces bourses, les grands importateurs échangent uniquement le gaz en cas de besoin : en cas d’excédent ou de rupture de stock temporaire Sur ces marchés, les grands importateurs échangent uniquement le gaz en cas de besoin : en cas d’excédent ou de rupture de stock temporaire. .

Quant aux petits fournisseurs qui n’importent pas directement, ils y achètent les quantités nécessaires à l’approvisionnement des PME, des industries ou des ménages. Il s’agit donc d’un système de tarification marginale. Et une fois de plus, c’est le MPS qui détermine le prix de l’électricité, tant pour les particuliers que pour une grande partie de l’industrie.

Cependant, les couts de production et d’importation du gaz et de l’électricité varient fortement, et le plus onéreux fixe le prix de l’énergie. Un modèle absurde qu’ont défendu et défendent toujours les économistes libéraux.

On arrive ainsi au cœur du système européen : les bourses d’énergie, tant celles du gaz que celles de l’électricité.

Les bourses de valeurs

Dans le cas des bourses du gaz, on connaît surtout le TTF, le nom des cotations à Amsterdam, ou le ZAM, les cotations du gaz qui arrive à Zeebrugge.

Pour l’électricité, il s’agit principalement de l’EPEX, une bourse européenne, organisée de manière privée, dont la bourse allemande de Berlin – Deutsche Börse - est l’actionnaire majoritaire. Il existait autrefois une Belpex, la bourse belge de l’électricité, qui a depuis longtemps été absorbée par les fusions au niveau européen.

Ces bourses de l’énergie sont des bourses comme les autres, où le prix est déterminé par l’offre et la demande (de gaz et électricité dans ce cas). Mais, les attentes géopolitiques et la spéculation jouent un rôle important dans la formation des cours. Même la banque d’investissement Goldman Sachs est active sur ces marchés. Cela en dit long sur l’intérêt des spéculateurs.

Les cours sont donc fixés sur le marché boursier - indépendamment du coût de production, qui est utilisé par l’Europe comme « prix marginal ».

Depuis ces dix derniers mois, les prix sur les bourses ne reflètent plus du tout le coût réel de l’approvisionnement en énergie. Sachant que 80% de l’électricité est en fait produite à un prix inférieur au prix vendu, c’est une aberration de prétendre que le prix de l’électricité correspond à celui affiché en bourse.

Les cours sur les marchés boursiers ne reflètent donc pas le coût marginal de la centrale électrique la plus chère – ce qui était le prétendu théorique du modèle de marché européen – surtout au cours des dix derniers mois, pas plus que les coûts de production de l’électricité, même celle produite à partir du gaz.

Prix sur facture

Les bourses imposent donc aux particuliers, mais aussi à de nombreux secteurs industriels, un prix qui dépasse largement le coût marginal de la centrale électrique la plus chère.

Sur nos factures, nous constatons que le prix du kilowattheure est déterminé sur base du prix moyen du gaz ou de l’électricité sur les bourses au cours du mois ou du trimestre précédent. Chaque mois, ce prix est ajusté, modifié, en fonction de ce qui s’est passé le mois précédent sur ... les bourses de l’énergie. Les petites et moyennes entreprises subissent le même sort.

Pour ce qui est du gaz, c’est une autre histoire. L’Europe a dans un premier temps crié haut et fort qu’elle allait boycotter le gaz russe. Le lendemain, l’UE criait tout aussi fort que le méchant Vladimir Poutine voulait fermer le robinet de gaz, avec pour conséquence de voir s’envoler les cotations sur les bourses du gaz, la spéculation régnant en maître.

Toutefois, cette situation est le résultat d’un changement de la situation géopolitique, et non du marché de l’énergie. En adoptant cette stratégie énergétique, la Commission européenne a tiré une balle dans le pied de ses citoyens et de son industrie, principalement chimique et pétrochimique. Mais pourquoi la Commission européenne a-t-elle mis délibérément son continent en difficulté ?

Peter Claes, porte-parole des entreprises grandes consommatrices d’énergie (Febeliec) a récemment déclaré : « Notre industrie paie le gaz dix fois plus cher que dans du reste du monde. Il ne s’agit pas d’une crise mondiale mais d’une crise européenne. »

La clé des superprofits

Comme expliqué précédemment, le MPS ne reflète pas le prix réel que les importateurs de gaz et les producteurs d’électricité paient pour leur approvisionnement. Les producteurs vendent pourtant leur électricité comme s’ils l’avaient entièrement produite avec du gaz acheté à prix élevé.

La moitié des importations de gaz est achetée par le biais de contrats à long terme, principalement à la Norvège et, jusqu’à récemment, à la Russie (Gazprom). Le prix des contrats à long terme est en partie poussé à la hausse par le prix à court terme sur les bourses du gaz, mais reste inférieur au prix sur les bourses. Cependant, les importateurs revendent le gaz à l’industrie et aux ménages à un prix qui est déterminé par les cours de la bourse.

Les producteurs essaient ensuite de vendre leur électricité comme s’ils l’avaient entièrement produite avec du gaz, acheté à ce prix journalier élevé, ce qui n’est évidemment pas le cas. De plus, ils ne produisent qu’une très faible quantité d’électricité à partir du gaz.Le cout de la production « propre » des grands fournisseurs, comme à Doel ou Tihange, est inférieur au prix pratiqué sur les bourses, et qui se répercute également sur la facture des citoyens.

Il en va de même pour le secteur des énergies renouvelables qui bénéficie lui aussi du prix élevé pratiqué sur le marché à court terme ou boursier.
Quant aux fournisseurs qui ne produisent ou n’importent rien eux-mêmes et qui sont totalement dépendants des achats sur les bourses de l’énergie, ils risquent la faillite. Il suffit de penser au drame du Vlaamse Energie Leverancier, qui comptait 170.000 clients et qui a mis la clé sous la porte en novembre dernier.
D’autres part, les fournisseurs qui sont des filiales d’un importateur de gaz ou d’un producteur d’électricité ou des deux, et qui s’approvisionnent en grande partie auprès de leur société mère, ne craignent pas l’inflation. L’achat en bourse est une activité marginale pour eux.

Luminus en Belgique est une filiale de l’entreprise française EDF, qui produit énormément d’électricité grâce à ses centrales nucléaires. Engie Electrabel est une filiale de la société française Engie, qui exploite les centrales nucléaires en Belgique et est également un important importateur de gaz de Norvège et de Russie. TotalEnergies (anciennement Lampiris) est une filiale de Total, premier producteur mondial de gaz. Ces fournisseurs sont approvisionnés par la société mère.

Ces élements expliquent la grande tension entre ces deux catégories de fournisseurs aux intérêts différents. Pourtant, ils sont réunis dans une seule fédération, la FEBEG (Fédération des entreprises belges d’électricité et de gaz), qui prétend défendre leurs intérêts. La FEBEG est présidée, une année par le dirigeant de Luminus (EdF) et l’autre par le dirigeant d’Engie. Reste à savoir si la FEBEG défend les intérêts des petits fournisseurs indépendants...


Cet article est paru originellement sur le site d’Apache, le 29 août 2022.

Traduction : Gresea.


Source photo : pexels-francesco-ungaro