Cet article sur la libéralisation du secteur postal en Europe a été publié en septembre 2009 en version courte dans les colonnes du quotidien français Libération sous le titre « La poste et les piliers de la démocratie ».
Le mouvement de grève à la Poste ne semble pas avoir suscité des masses de réactions. Tout se passe comme si la libéralisation (ouverture du marché à la concurrence) du service postal (voire sa privatisation, même si ce n’est pas entièrement la même chose – disons plutôt privatisation de ses segments rentables) ne posait aucune question.
Il est clair que la décision de libéraliser l’entièreté des services postaux (y compris donc pour les lettres de moins de 50 grammes) semble être passée comme une lettre à la poste au Parlement Européen. L’idée que seules des entreprises mises en concurrence, se donnant le privé pour modèle, voire étant elles-mêmes privatisées, et que tous les services publics doivent en permanence être bénéficiaires (maximiser leurs profits) pour réduire au maximum la charge fiscale sur les citoyens, semblait jusqu’il y a peu appartenir aux vérités les mieux partagées et les plus incontestables, jusque dans les rangs de la gauche. Regardons-y de plus près. Le système traditionnel du monopole postal partageait deux tares : être un monopole et qui plus est un monopole public. Tous les étudiants qui ont un jour suivi un cours d’économie politique ont appris que la concurrence (idéalement pure et parfaite, nous y revenons plus loin) est meilleure que le monopole, ce dernier aboutissant à une offre moindre et à un prix plus élevé. L’air du temps néo-libéral – depuis les années 80 et encore davantage depuis la chute du Mur de Berlin (novembre 1989) et la fin de l’URSS (août 1991) – a en outre replacé le modèle de l’entreprise privée sur un piédestal, l’entreprise publique apparaissant comme un monstre d’inefficacité, et d’indifférence au client-contribuable.
Une première chose doit être rappelée : les vertus idéales de la concurrence pure et parfaite présupposent une série de propriétés (grand nombre d’acheteurs et de vendeurs sans pouvoir de marché, pas de biens publics – ces biens pour lesquels il n’existe pas naturellement de prix de marché car on ne peut exclure de la jouissance du bien et parce la quantité consommée par l’un ne réduit pas la quantité disponible pour un autre – ni d’externalités – ces effets non-voulus enegendrés par l’activité de consommation ou de production sur des tiers, information parfaite, système complet de marchés, la divisibilité parfaite des biens et une série d’hypothèses techniques sur diverses fonctions utilisées pour faire marcher le modèle mathématique) rarement rencontrées dans le monde réel.
Bref, le marché vanté par les politiciens, dans son existence réelle, est souvent bien éloigné du marché théorique vanté par les économistes. La Libre Belgique du 4 mars 2009 rappelait pour la Poste justement qu’en Suède, des 105 opérateurs présents sur le marché en 1997, ne restent que deux opérateurs en concurrence, un public avec un privé. Le duopole est bien loin du modèle de concurrence parfaite. Certes on pourra objecter que si la concurrence parfaite est idéale, l’existence d’une forme de concurrence est toujours meilleure que le monopole. On devrait tendre vers des prix en moyenne plus faible et une quantité offerte supérieure (la question de la qualité est une question plus complexe pour laquelle la théorie économique n’a pas de réponse univoque – cela dépend des modèles). La présence d’un concurrent peut constituer pour les acteurs un puissant aiguillon à l’efficacité (inter alia à la réduction des coûts). L’opérateur public ne peut plus se permettre de laisser filer les coûts car maintenant la présence d’un concurrent (par exemple privé) montre la situation « objective » et pousse les acteurs à continuellement chercher à réduire les coûts, se spécialiser sur ce qu’ils savent le mieux faire, et satisfaire au mieux le client sous peine de voir leur part de marché se réduire.
On m’objectera que même si c’est vrai, les éventuelles rentes de monopole de l’ancien monopole postal tombaient dans l’escarcelle publique (donc a priori au profit de la collectivité) tandis que les éventuelles rentes liées à une structure de marché imparfaite risquent de passer aujourd’hui dans des mains privées. Qui plus est, qu’entend-t-on par inefficacité ? Il faut rappeler que le service public est justement là pour pallier au défauts du secteur privé dans certains domaines (remplir des activités que la seule quête de profit maximal ne peut pousser à chercher) : servir des zones peu peuplées, assurer le secret des lettres, assurer une régularité dans la distribution du courrier, sans parler d’objectifs d’équité (assurer une péréquation de façon à rendre le service dans des zones peu rentables possible à des coûts moindres, assuré par les profits dégagés dans les zones rentables).
On m’objectera que des obligations de service minimal (par exemple distribution tous les deux jours) existeront, de même que des obligations de service public (pour le seul opérateur public, qui sera ainsi déforcé dans la concurrence). En clair, le secteur public se spécialiserait (au mieux) dans les dimensions peu rentables, laissant au privé les activités les plus rentables (service aux entreprises, ou dans les zones densément peuplées). Dans cette séparation, l’acteur public, cantonné dans les activités coûteuses et peu rentables, aura bien moins de marges à récupérer dans des segments rentables pour assurer un service de qualité et accessibles dans les zones coûteuses. Dans un sens, les gains dégagés par les activités rentables sont privatisées, et la possibilité d’offrir le service public au même prix qu’auparavant disparaît (du fait que le secteur public ne peut plus transférer les bénéfices des secteurs rentables pour offrir des services moins rentables).
Quand on lit ce qui se passe en Suède on ne peut que se montrer inquet : « Posten AB – l’opérateur public – a augmenté ses tarifs et fermé 50 pc de ses bureaux pour faire face à la concurrence » (LLB, 4 mars, p. 16). Les gagnants à l’opération pourraient être les entreprises pouvant se payer les services d’offreurs privés (ce qu’elles font souvent déjà) et les résidents des régions les plus prospères et densément peuplées. Bref, on se rapproche d’une politique visant à soutenir les « moteurs de croissance » aux dépens du bien-être global de la population (comme la politique menée au 19ième siècle, voir les travaux de Guy Van Themsche). Quand on ajoute in fine que pour rester concurrentiel, on va devoir « dégraisser le mammouth », et réduire le nombre de facteurs au profit de livreurs de courrier au statut précaire, on va encore réduire les possibilités d’emploi pour les moins qualifiés, et réduire encore le périmètre de sécurité assuré par un emploi stable, qui reste quoi qu’on en dise l’un des fondements de l’existence d’une classe moyenne, pilier de la démocratie (et de la demande intérieure).
On s’oriente encore une fois vers une politique favorisant les acteurs les plus productifs au détriment des faibles, au nom de la croissance économique. Serait-ce le seul objectif légitime à poursuivre par le politique ? La stabilité sociale et des principes d ‘égalité des citoyens ne sont-elles pas des objectifs à défendre également ? Tout ceci n’est pas un plaidoyer pour le statu quo : les services publics se doivent d’être efficaces (mais en remplissant leur mission publique, pas en la sacrifiant). Il se peut que le e-mail remplace les lettres (mais où est alors l’action des pouvoirs publics pour réduire le coût des connections internet, plus important en Belgique [1] qu’ailleurs ?).
Last but not least : aux USA, notre modèle implicite, la poste est publique et a le monopole sur les petits courriers de moins de 50 grammes. A quand un parti pour défendre une poste européenne (avec des timbres uniques, ce qui serait bien pratique en vacance) au profit de tous les citoyens européens et pas des seuls acteurs économiques performants ?