Alors qu’avant la crise covid, les inondations de juillet 2021 et l’augmentation générale du coût de la vie, une personne sur cinq en Belgique subissait déjà la précarité énergétique, ces chiffres sont en train d’exploser. Nous assistons à une véritable paupérisation de la classe moyenne inférieure et des classes populaires et à une augmentation des inégalités socioéconomiques. Pour beaucoup, les factures d’énergie deviennent impayables, se chauffer un luxe et la douche chaude un privilège. Et de nombreux indépendants, artisans, associations et PME peinent à maintenir leurs activités à flot. La flambée des prix de l’énergie s’accompagne d’une forte hausse des prix d’autres produits de première nécessité. Les gouvernements prennent des mesures, certes nécessaires mais souvent de court terme, peu différenciées et insuffisantes. Pour pouvoir discuter de solutions structurelles, il est essentiel de cerner les différents facteurs qui expliquent l’inflation en cours, tout autant que de comprendre comment elle affecte les ménages.
C’est le défi que nous nous sommes donné en consacrant trois publications sur la question, qui s’intéressent respectivement aux causes, aux conséquences puis aux solutions possibles pour lutter contre l’inflation et la paupérisation qu’elle engendre. Dans cette première note, nous en examinons les différents facteurs. Cette analyse sera suivie d’une deuxième note sur les conséquences socioéconomiques d’un tel niveau d’inflation et d’une troisième qui discutera les revendications politiques à même de lutter contre l’inflation.
En septembre 2022, l’inflation a atteint 11,27% [1], ce qui signifie que le panier de biens et de services de consommation moyen des ménages est 11,27% plus cher que celui de septembre 2021. L’inflation atteint ainsi son plus haut niveau depuis août 1975, lorsqu’elle s’élevait à 11,42%. C’était au moment du premier choc pétrolier. Les causes de l’inflation sont multiples
Les sources de l‘inflation Au niveau des dépenses
La forte inflation observée ces derniers mois est due, en grande partie, aux prix élevés de l’énergie. En septembre 2022, l’inflation de l’énergie a atteint 60,5% et contribue à hauteur de 5,4 points de pourcentage à l’inflation totale [2].
L’envolée des prix de l’énergie
Cette forte inflation des prix de l’énergie est due à l’envolée des prix sur le marché du gros [3] du gaz naturel et de l’électricité.
Le prix du gaz naturel sur le marché du gros a commencé à augmenter à partir de juin 2020. En cause, la reprise économique post-covid, la réduction de l’offre de gaz depuis la Norvège et la Russie et les taux de stockage européens relativement bas. L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a marqué une forte accélération dans la hausse des prix. Cette hausse fut en grande partie spéculative, liée aux craintes d’un arrêt des exportations de gaz russe vers l’Europe. Elle s’est ensuite matérialisée par diverses annonces de Gazprom (réductions des livraisons vers l’Europe, travaux temporaires de maintenance, etc.). En outre, afin de compenser la réduction de gaz importé depuis la Russie, l’Europe est entrée en compétition avec l’Asie pour attirer le gaz naturel liquéfié (GNL). Cela a également poussé les prix à la hausse.
La spéculation sur le marché gazier TTF, marché virtuel basé aux Pays-Bas où s’échange le gaz qui fixe les prix pour toute l’Europe, est le facteur principal qui explique la hausse des prix du gaz. « La Commission européenne a révélé récemment que le volume annuel des échanges sur le marché TTF serait dix fois supérieur à la consommation totale de gaz de l’UE. Cela donne une idée de l’étendue de la financiarisation de ce marché, et donc du rôle qu’y jouent les mouvements spéculatifs » [4]. La Commission européenne a également admis, non sans embarras, que le TTF fait l’objet d’une supervision financière totalement défectueuse car elle bénéficie notamment d’une exemption prévue dans le règlement européen sur la régulation de tel marché.
Le 26 août 2022, le prix du gaz sur le marché TTF atteignait 339€/MWh, un chiffre astronomique comparé au 22€ enregistrés un an auparavant.
En septembre, le niveau atteint était encore 15 fois plus élevé qu’avant la crise du COVID [5]. En novembre, à l’heure où nous écrivons ces lignes, le prix du gaz est retombé à environ 125€/MWh, ce qui est une bonne nouvelle. Il n’en reste pas moins que les prix restent très fluctuants et bien plus élevés qu’il y a deux ans. A moyen terme, les réserves européennes sont en décroissance et rendent l’Europe plus dépendante des exportations russes et des approvisionnements en GNL. Il reste donc vital de sortir de notre dépendance au gaz.
Les prix élevés de l’électricité s’expliquent principalement par le mécanisme de formation des prix sur les marchés de gros. Les prix de l’électricité sur les marchés en Europe sont déterminés selon une tarification au coût marginal qui correspond au coût de production du dernier kWh produit. L’opérateur du système belge active ainsi les unités de production par ordre croissant du coût marginal de production de l’électricité. La dernière unité de production nécessaire pour répondre à la demande fixe le prix pour tous les producteurs. Dans le contexte actuel, le coût de production du dernier kWh produit correspond la majorité du temps aux centrales à gaz et fixe un prix très élevé dont bénéficient tous les autres producteurs d’énergie (nucléaire, éolien, hydro).
En outre, les coûts de production de l’électricité dans une centrale à gaz ou au charbon comprennent à la fois le coût de son combustible (gaz ou charbon) et les coûts d’émission de CO2, pour lesquels ils doivent acheter des droits d’émission. Ces derniers temps, on a observé des mouvements spéculatifs sur le marché du CO2 qui ont fait exploser son coût et donc le prix du gaz et du charbon. Ces prix gonflés retombent sur la facture des ménages et bénéficient à tous les autres producteurs d’électricité. Il semble pourtant profondément injuste que ce soient les plus pauvres, qui génèrent moins d’émissions mais consomment proportionnellement plus d’énergie, qui doivent assumer la majeure partie de ces coûts. Cela montre l’inefficacité et le caractère injuste des mécanismes de marché pour assurer des enjeux aussi importants que la transition énergétique [6].
Enfin, il faut souligner que la hausse des prix de l’électricité est également liée aux choix politiques qui ont été pris en Europe et en Belgique en matière énergétique. L’Etat belge n’a pas investi dans le renouvelable et la sobriété énergétique à hauteur des enjeux écologiques et des besoins sociaux. Il n’a pas non plus assuré correctement la transition du nucléaire vers d’autres sources d’énergie, tout comme la France. En résulte une demande élevée d’énergie vu la mauvaise isolation des bâtiments notamment et un recours important aux énergies fossiles.
Au final, en septembre 2022, le prix de l’électricité était environ 13 fois plus élevé que le niveau de prix observé avant la crise de la covid [7].
Tout comme le gaz, le charbon présente un prix historiquement élevé en raison d’une forte demande en Asie et en Allemagne, d’une production plus faible en Chine, des sanctions contre la Russie ainsi que du faible débit du Rhin observé cet été qui a limité le transport du charbon en Allemagne. Le pétrole a lui aussi vu son cours augmenter. Cela est en partie lié aux décisions de l’OPEP de ne pas accroitre suffisamment la production pour faire face à la reprise post-covid mais également à un sous-investissement structurel dans le secteur lié à la stagnation des cours du baril en 2015-2016. Le pic pétrolier étant prévu pour 2027-2028, les prix risquent donc de continuer à grimper.
L’impact de la libéralisation du marché de l’énergie et du traité sur la charte de l’énergie (TCE)
Nous venons de voir qu’il existe à la fois des causes conjoncturelles à la hausse du coût de l’énergie (guerre en Ukraine, centrales nucléaires à l’arrêt en France, faible débit du Rhin, spéculation sur le marché des coûts d’émission de CO2) et des causes structurelles (raréfaction des ressources, mécanisme de formation des prix, trop faible investissement dans la transition énergétique). En trame de fond, la libéralisation du marché de l’énergie et le traité sur la charte de l’énergie ont également un impact sur les prix et la transition énergétique.
La libéralisation du marché de l’énergie
Suite à une directive européenne datant de 1996, tous les pays européens ont dû libéraliser leur marché de l’énergie. En Belgique, ce processus de libéralisation s’est achevé en 2008.
Avant la libéralisation, les systèmes d’électricité et de gaz étaient organisés au niveau national. Dans certains Etats de l’Union Européenne (France, Royaume-Uni, Italie, Portugal, Irlande, Grèce), ces systèmes étaient gérés par des entreprises d’Etat qui contrôlaient les différents métiers de l’énergie : la production, le transport, la distribution et la vente au détail. Dans d’autres pays (pays du Nord et de l’Est de l’Europe), on retrouvait une grande entreprise nationale de production et de transport et un grand nombre d’entreprises locales, souvent publiques, pour la distribution et la vente au détail. En Belgique, le marché était dominé par un petit nombre d’entreprises privées intégrées verticalement (Electrabel, Distrigaz) et d’intercommunales chargées de la distribution et de la vente.
La libéralisation a d’abord consisté à découpler les activités potentiellement concurrentielles (production et approvisionnement) des activités non concurrentielles (transport et distribution).Puis à ouvrir à la concurrence et aux acteurs privés les activités potentiellement concurrentielles : la production et l’approvisionnement de gaz et d’électricité. Les réseaux de transport et de distribution sont quant-à-eux restés gérés par des monopoles, généralement des entreprises publiques.
La libéralisation devait permettre d’introduire de la concurrence, d’améliorer la productivité et de diminuer les prix. Quel est le bilan [8] ?
- La productivité a légèrement augmenté suite à la libéralisation et les échanges entre pays ont été facilités. Le marché est de ce point de vue-là plus efficient.
- La libéralisation a entrainé une vague de fusions et d’acquisitions en Europe. Les trois plus grands fournisseurs détenaient 80% des parts de marché en Europe en 2016 [9].
- La libéralisation a été concomitante à une vague de privatisation des entreprises publiques. La participation de l’Etat français dans l’actionnariat de Gaz de France a par exemple baissé de 70% à 34% en 2007 ; British Gaz a été revendu à des entreprises privées durant cette période, etc.
- Les promesses quant à la baisse des prix n’ont pas été tenues : les prix ont augmenté nettement plus vite que l’inflation sur le marché du détail [10]. Selon Thomas (2006), il est plus coûteux d’essayer de créer de la concurrence que de maintenir le système traditionnel de monopole, en raison des coûts plus élevés du capital, ainsi que des coûts liés au marketing et aux changements de fournisseurs pour les consommateurs [11].
- En dix ans, la précarité énergétique a doublé en Europe [12].
- Le développement du renouvelable n’a été possible qu’à coups de subventions et d’exemptions aux règles du marché. Aujourd’hui, le niveau d’investissement dans le renouvelable diminue, notamment en raison de la réduction des subventions qui le rend moins rentable.
- La libéralisation a également complexifié le marché et laissé libre cours aux pratiques commerciales abusives des fournisseurs d’énergie (refus de faire des plans de paiements, démarchage pour les tarifs les plus élevés, etc.). Ainsi, en Wallonie, la part de marché des 10 produits les plus chers s’élève à 50% pour l’électricité et à 54% pour le gaz alors que les 10 produits les moins chers ne représentent qu’une part de marché de 14% pour l’électricité et de 21% pour le gaz [13]. Il fait peu de doute que les consommateurs et consommatrices ne bénéficient pas de la transparence à laquelle ils et elles ont droit.
La libéralisation n’a donc pas atteint ses objectifs et impacte le prix final payé par le consommateur.
Le traité sur la charte de l’énergie (TCE)
Le Traité sur la Charte de l’Energie (TCE) est un traité international de commerce et d’investissements dans le domaine de l’énergie qui lie la Belgique à 54 autres pays [14]. Il permet aux multinationales d’attaquer les Etats liés à ce traité devant des tribunaux d’arbitrage lorsqu’ils prennent des mesures susceptibles d’avoir un impact sur leurs profits. De sorte que si une multinationale estime que certaines mesures environnementales ou sociales vont à l’encontre de ses profits, elle peut réclamer une compensation pour tous les bénéfices qu’elle aurait pu faire, considérant qu’elle est victime d’expropriation indirecte. Ces compensations peuvent aller jusqu’à plusieurs milliards d’euros, autant d’argent public qui ne va pas au financement de mesures écologiques et sociales. Les Etats, eux, ne peuvent pas porter plainte.
À titre d’exemple, l’entreprise énergétique allemande RWE poursuit actuellement le gouvernement néerlandais pour avoir adopté une loi prévoyant la suppression progressive des centrales électriques au charbon d’ici à 2030 et réclame une indemnisation de 1,4 milliard d’euros. Cette loi avait pourtant été actée suite à une forte pression citoyenne. Autre exemple : suite à une forte mobilisation dans les Abruzzes pour dénoncer les impacts environnementaux et sociaux d’un forage pétrolier proche de la côte, le parlement italien avait refusé d’accorder une concession à la compagnie pétrolière britannique Rockhopper. Suite à cette décision, Rockhopper a attaqué l’Italie et demandait 350 millions de dollars de dédommagement pour les bénéfices qu’elles ne pourraient pas engendrer. Elle a finalement obtenu la somme de 190 millions, ce qui équivaut à 9 fois son investissement mis dans le projet [15]. Le traité a également été utilisé pour remettre en cause des législations sociales visant à faire baisser le prix de l’électricité, comme en Hongrie [16]. Ces cas ne sont pas isolés. Avec 146 plaintes connues à ce jour et 52 milliards de dollars d’argent public déjà dépensés en indemnités, le TCE est l’accord international qui suscite le plus de plaintes en arbitrage dans le monde.
En réalité, les montants en jeu sont tellement importants que la menace de recours à l’arbitrage suffit à faire plier les États. D’autant plus que ceux-ci doivent débourser en moyenne 5 millions de dollars uniquement pour pouvoir se défendre devant les tribunaux et payer les frais de procédure. C’est le cas notamment de la France qui prévoyait initialement la non-prolongation des concessions pétrolières dans son projet de loi Hulot de 2018. Ce projet a finalement été amendé suite à une menace d’arbitrage vidant ainsi le texte législatif de sa substance.
Le TCE constitue donc un grave problème écologique, démocratique et social. Il ne présente aucun avantage pour l’État et les citoyens [17]. Le TCE est incompatible avec l’accord de Paris et les engagements climatiques de l’Union Européenne pour 2030 et 2050. Le GIEC mentionne d’ailleurs dans son dernier rapport qu’il constitue un obstacle majeur à la sortie des énergies fossiles et à la lutte contre le réchauffement climatique [18]. Le TCE fait également peser une grave menace sur la démocratie et sur les marges de manœuvre politique des États en matière de transition énergétique. Ce traité ne fait pas que sanctionner des décisions déjà prises, il agit également en amont. Les pouvoirs publics savent qu’ils s’exposent à des procès devant les tribunaux d’arbitrage et adaptent leurs politiques pour les éviter. En fin de compte, ce sont donc les investisseurs étrangers qui décident des politiques énergétiques des États. Enfin, le TCE permet aux multinationales de s’opposer aux mesures sociales qui viseraient à réglementer les prix et à protéger les populations. Ainsi, les taxes sur les surprofits ou le plafonnement des prix pourraient être attaqués via ce traité.
La crise énergétique actuelle demande une action vigoureuse des Etats et de l’UE pour réguler les prix et assurer la transition énergétique. Il est évident que le TCE est un immense frein pour mener à bien les mesures d’intérêt public.
Envolée des prix de l’alimentation, des transports, de l’horeca, des loyers…
À côté de la hausse des coûts de l’énergie, l’inflation des produits alimentaires a fortement augmenté ces derniers mois. Elle atteint 10,4% [19] en septembre 2022 et contribue à l’inflation actuelle (de 11,27%) pour 2 points de pourcentage (ce sont essentiellement les huiles, le poisson, les produits laitiers, le pain et les céréales qui connaissent des hausses de prix). La hausse des prix des produits alimentaires est évidemment liée à la hausse du coût de l’énergie mais également à la spéculation sur les marchés alimentaires, à de nombreuses sécheresses dans différents pays (au Brésil, au Maroc, en Somalie, au Canada, etc.) et à la guerre en Ukraine. Le coût des transports a lui aussi augmenté de 10,6% en un an et contribue pour 1,7 points de pourcentage à l’inflation actuelle. L’inflation a également frappé l’Horeca qui connait une hausse de 7,3% de ses prix et les biens et services divers (+ 5,2%). Le prix d’un hôtel a par exemple augmenté de 31% en un an.
Enfin, l’inflation des loyers s’est accélérée ces derniers mois et atteint dorénavant 4%. Notons, à ce sujet, que les loyers augmentent beaucoup plus vite que l’inflation depuis des années. A titre indicatif, sur la période 2004-2020, le loyer médian en termes réels (donc hors l’inflation) a augmenté d’environ 30 % en Région bruxelloise [20].
Au total, le groupe logement, eau, électricité, gaz et autres combustibles a augmenté de 32% en un an et est donc le groupe qui contribue le plus à l’inflation.
Les taux d’inflation divergent selon les ménages
Il faut encore noter, et c’est un point essentiel, que ces taux d’inflation masquent de fortes différences entre ménages et entre catégorie de revenus. En effet, le taux d’inflation se base sur l’évolution des prix d’un panier de consommation moyen. Or, chaque ménage en Belgique a son propre panier de consommation qui est plus ou moins distant de ce panier moyen. Le revenu du ménage, sa localisation géographique, l’isolation de son bâtiment, le fait d’être locataire ou non, le fait d’être locataire d’un logement public ou privé vont ainsi influencer la composition des dépenses d’un ménage.
Dans le panier de consommation moyen que Statbel a utilisé pour ses calculs en 2022, les dépenses de loyers ne comptent que pour 7,5% des dépenses totales et celles pour l’électricité et le gaz pour 6% seulement alors que les dépenses pour les loisirs et la culture comptent pour 9% et celles pour l’Horeca pour 8% [21]. On le voit, ce panier de consommation moyen est fort éloigné du panier de consommation d’un ménage pauvre, composé essentiellement des biens et services essentiels (le loyer, qui peut atteindre jusqu’à 60% des dépenses totales, le transport, les dépenses d’énergie, l’alimentation). Or, ce sont majoritairement ces biens qui ont connu une envolée des prix. Le taux d’inflation auquel est confronté un ménage pauvre risque donc d’être fortement supérieur à celui d’un ménage aisé. Et la perte de revenu d’autant plus importante.
Les sources de l‘inflation Au niveau des facteurs de PRODUCTION
Dans la section précédente, nous avons adopté une approche de l’inflation par les dépenses en nous attardant sur les biens de consommation qui ont vu leur prix augmenter. Pour bien comprendre l’évolution de l’inflation, nous pouvons également regarder ce qui s’est passé au niveau de la production : est-ce que ce sont les coûts de production, les salaires ou les profits qui ont provoqué l’augmentation des prix ? Nous avons déjà vu que l’origine de l’inflation se trouve dans la hausse des coûts de l’énergie et donc dans un accroissement des coûts de production pour les entreprises. Reste à savoir si, en plus de la hausse du coût de l’énergie, les salaires ou les profits ont tiré l’inflation vers le haut.
Une spirale prix-profits plutôt que prix-salaires
A droite du spectre politique, on brandit le risque d’une spirale « prix-salaire » : on craint que l’indexation des salaires qui augmente les coûts des entreprises ne pousse celles-ci à hausser davantage leurs prix et qu’une spirale inflationniste ne s’enclenche. L’indexation automatique des salaires, déjà régulièrement prise pour cible par la droite et le patronat, est particulièrement sous pression aujourd’hui. Or, de nombreuses études et organisations internationales démontent l’idée de la spirale prix-salaire. La dernière en date, publiée le 11 novembre par le FMI, conclut que « les boucles prix-salaires, définies comme une accélération continuelle des prix et des salaires, sont difficiles à identifier dans les données historiques allant de 1960 à 2021 dans 38 pays » [22]. Et ce même dans des pays qui appliquent une indexation automatique des salaires comme en Belgique.
Au vu des chiffres en Belgique, nous souhaitons attirer l’attention sur une autre spirale : la spirale « prix-profit ». L’inflation peut en effet créer un effet d’aubaine pour les entreprises qui ont un certain pouvoir de marché. Ces dernières peuvent profiter de l’inflation pour augmenter leurs prix de manière plus importante que l’augmentation de leur coût et participer ainsi à accroitre davantage l’inflation. Aux Etats-Unis et en Angleterre, le terme de « Greedflation » est apparu dans la presse et les médias ces derniers mois pour désigner ce phénomène. Ainsi, aux Etats-Unis, la croissance des prix des biens et services des entreprises non financières entre 2020 et 2021 s’explique pour 54% par une hausse des profits, pour 7,9% seulement par une hausse des salaires et pour 38% par une augmentation des coûts non salariaux (dont l’énergie) [23].
Le secteur énergétique n’est pas le seul a tirer profit de la crise
En Belgique, le taux de marge des entreprises belges a atteint un niveau record en 2021, soit 46,7% en moyenne [24]. Et le premier semestre 2022 a été particulièrement bon malgré la guerre en Ukraine, la flambée inflationniste et la hausse des taux d’intérêts. Ainsi, les entreprises européennes affichent des bénéfices en hausse de 29% par rapport au premier semestre 2021 [25]. « La plupart des entreprises ont réussi à répercuter la hausse des coûts sur leur prix de vente. […] La plupart des bilans sont suffisamment solides pour faire face à la tempête » nous expliquait l’Echo [26]. En Belgique, les dividendes versées par les entreprises cotées en bourse ont augmenté de 25% entre 2021 et 2022 alors que les salaires ne devraient augmenté que de 6% avec l’inflation [27].
Certains secteurs tirent particulièrement bien leur épingle du jeu. On pense évidemment au secteur énergétique. Engie-Electrabel réalise par exemple un EBIT (résultat d’exploitation) de 7,3 milliards pour les 9 premiers mois de 2022 [28]. Le géant gazier russe Gazprom a annoncé un bénéfice au premier semestre 2022 de 41,6 milliards d’euros, soit le niveau le plus élevé de son histoire [29]. TotalÉnergie a réalisé un bénéfice net de 14 milliards d’euros en 2021 et en a redistribué 7 milliards à ses actionnaires [30].
Mais d’autres secteurs connaissent également une explosion de leurs profits. Les géants de l’alimentaire bénéficient de la hausse des prix et alimentent la spirale prix-profit. Ainsi, par exemple, le bénéfice net d’AB InBev a augmenté de 50% en 2021 grâce, notamment, à la hausse du prix de la bière et Cargill voit son bénéfice net augmenté de 64% suite à la hausse du prix de la viande, du maïs et du soja [31]. Dans l’habillement, Zara a profité de la crise pour augmenter ses prix de 12,2% en juillet 2022, un pourcentage supérieur à l’inflation. Son bénéfice net augmente de 41% pour le premier semestre 2022 [32].
Ces chiffres indiquent qu’on observe, pour le moment, davantage une spirale prix-profit qu’une spirale prix-salaire. Au niveau macroéconomique, les entreprises semblent donc profiter de la crise pour augmenter leurs prix et leurs profits, même si certains secteurs sont particulièrement touchés par la hausse des coûts et subissent de plein fouet l’inflation. Cette situation est d’autant plus préoccupante qu’elle n’est pas nouvelle. Les salaires bruts réels (donc hors inflation) stagnent depuis 2008 et la part de la valeur ajoutée qui va au capital est passée de 35% en 2000 à 47% en 2022, au grand dam des travailleurs et travailleuses [33].
Ces deux spirales montrent en creux qu’en économie politique, tout est objet de conflit. Dans les années 1970, l’inflation, qui était principalement le fruit d’une diminution structurelle de la profitabilité et du caractère monopolistique du capitalisme d’alors, a été utilisée pour attaquer les salariés et, surtout, pour casser un certain nombre de protections du monde du travail. L’une des questions que pose l’inflation est de savoir qui va supporter son fardeau : le travail via une perte de salaire réel ou le capital via une diminution de ses profits ? Au vu de l’existence des marges des entreprises et du gel des salaires réels déjà subis par les travailleurs belges ces dernières années, il semble juste de solliciter les entreprises. La bataille idéologique sera difficile. Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne, a récemment annoncé que les augmentations de salaires dans la zone euro devaient être inférieures à l’inflation, ce qui engendrerait des pertes de pouvoir d’achat [34].
Brève synthèse
Nous avons vu qu’au niveau des dépenses, l’inflation vient d’abord d’une envolée des prix de l’énergie (gaz, charbon, électricité, mazout et pétrole). La hausse du prix du gaz est liée à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à la compétition avec l’Asie pour acheter le GNL et surtout à la spéculation sur les marchés du gaz. Le mécanisme de formation des prix de l’électricité, basé sur le dernier kWh produit, répercute la hausse actuelle des prix du gaz et du charbon sur le marché de l’électricité. La libéralisation du marché de l’énergie maintient les prix élevés et le traité sur la charte de l’énergie empêche de prendre les mesures sociales et écologiques adéquates pour lutter contre la crise. L’inflation est également alimentée par la hausse des prix des produits alimentaires, du transport, des biens et services divers et des loyers.
Au niveau des facteurs de production, l’inflation vient de la hausse du coût de l’énergie et de certaines matières premières. De plus, on observe pour le moment davantage une spirale prix-profit qu’une spirale prix-salaire.
Enfin, nous avons vu que le taux d’inflation est basé sur un panier de consommation moyen qui reflète mal les différences de consommation entre catégories de revenus et entre ménages. Dans cette crise-ci, le taux d’inflation auquel est confronté un ménage pauvre risque d’être fortement supérieur à celui d’un ménage aisé. Dans une deuxième analyse, nous aborderons les conséquences socioéconomiques d’un tel niveau d’inflation et des différences entre catégorie de revenus.
Louise LAMBERT,
Chargée de projet au CIEP du MOC, membre du RWADE - Réseau wallon pour l’accès durable à l’énergie.
Cet article a paru sur le site de la FTU en décembre 2022.
Source illu : Tim Dennell, Cost of Living Crisis, Flickr.