Les (futurs) bioingénieurs ne sont pas les seuls à exprimer leur insatisfaction. Dans les facultés belges d’économie, les appels à revoir les enseignements se multiplient aussi. La crise écologique de plus en plus patente n’est pas étrangère à ces cris. Nos manières de produire vont devoir évoluer pour maintenir des sociétés soutenables. Ceci ne se fera pas sans revoir profondément les contenus des programmes universitaires.
La revue Tchak ! s’adresse aux producteurs, aux artisans-transformateurs, aux consommateurs. Elle parle d’agriculture paysanne, d’agroécologie et des nouveaux modèles de production, de distribution et de consommation. Elle questionne les pratiques de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution. Elle adhère au code de déontologie de l’Association des journalistes professionnels.
Vous l’avez lu en ouverture de cette enquête : fin avril 2022, des étudiants d’AgroParis Tech font éclater au grand jour leur insatisfaction quant au contenu de leur formation. Plusieurs d’entre eux expliquent ne pas vouloir « faire mine d’être fiers et méritants à l’issue d’une formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours ».
Cette fronde déclenchée en agronomie n’est pas isolée. Une autre discipline, l’économie, est également dans le viseur. Septembre 2010, deux ans après la crise financière qui a vu plusieurs établissements financiers s’écrouler, plusieurs économiste français publient une tribune dans Le Monde [1]. Ils s’étonnent du fait que la crise n’a pas ébranlé les schémas de pensée dominants depuis les années 1980. Au contraire, les États s’obstinent à appliquer les mêmes réformes d’ajustements structurels que celles menées lors des dernières décennies, malgré leur échec à stabiliser l’économie et à réduire les inégalités.
Les politiques d’ajustement structurel sont un ensemble de mesures, imposées par les instituions internationales comme le FMI, et visant à sortir des pays, souvent au Sud, de crises financières ou de déficits publics trop importants. Parmi les mesures proposées : dévaluation de la monnaie, réduction des dépenses publiques, baisse des revenus, ouverture au commerce international, aux investissements étrangers, privatisations…
La tribune, signée par 630 économistes et autres chercheurs, va donner naissance à l’association des économistes atterrés, dont le but est « d’impulser la réflexion collective et l’expression publique des économistes, issus d’horizons théoriques divers, qui ne se résignent pas à la domination de l’orthodoxie néolibérale sur la pensée économique et qui jugent nécessaire de changer le paradigme des politiques économiques en Europe et dans le monde » [2]. Les Atterrés agissent au travers de publications ou des interventions dans les débats publics pour proposer des alternatives aux politiques d’austérités mises en œuvre par les gouvernements.
Des mécontentements en Belgique
Le mécontentement vis-à-vis des politiques menées et du contenu de l’enseignement en économie et gestion ne se cantonne pas à la France. En septembre 2022, Laurent Lievens, un enseignant de la Louvain School of Management fait paraitre une tribune [3] dans laquelle il détaille les raisons de sa démission. Il y explique que « les méthodes quantitatives, la finance de marché, le droit d’entreprise, la comptabilité, la gestion des « ressources » humaines, la logistique, l’informatique, la fiscalité, la micro et la macro-économie, le marketing tels qu’enseignés aujourd’hui sont des instruments qui servent des fins désormais illégitimes. » Pour l’enseignant, le cadre capitaliste dans lequel nos civilisations évoluent, avec son obsession du quantitatif et son déni des limites, provoque une démesure extractiviste, productiviste et consumériste, une croissance délétère et une foi aveugle dans la technologie salvatrice. Il pointe également la responsabilité de la communauté universitaire pour son déni et son inaction face à l’Ecocide, rappelant qu’aucun diplôme n’a de sens sur une planète morte.
Quelques semaines plus tard, d’autres enseignants en gestion issus de plusieurs universités belges publient à leur tour une tribune [4] où ils justifient leur choix de ne pas démissionner. S’ils partagent les constats émis par leur homologue néolouvainiste à propos de la nécessaire remise en cause des fondamentaux de l’économie, ils préfèrent s’atteler à changer l’université de l’intérieur. Selon eux, si tous les professeurs partageant les constats évoqués ci-dessus décident de quitter leur poste, il ne restera plus que des tenants de la maximisation du profit, et il sera alors impossible de faire bouger les choses.
Les enseignants rappellent également que des tentatives de réformer les programmes d’économie et de gestion sont déjà à l’œuvre, avec quelques évolutions positives, comme la création de cours, voir de programmes entiers consacrés à des modèles d’entreprise alternatifs. Les cours évoluent donc, mais pas assez rapidement étant donné l’ampleur de la crise écologique et sociale en cours.
Du côté des étudiants ?
Le contenu des cours d’économie fait également débat auprès des principaux intéressés : les étudiants. Après la crise de 2008, plusieurs d’entre eux ont lancé Rethinking Economics, une association plaidant pour une réforme de l’enseignement économique. En 2019-20, la branche belge de Rethinking Economics a conduit une enquête [5] auprès de 566 étudiants en économie et gestion dans les six universités de la fédération Wallonie-Bruxelles. Il s’agissait de sonder les étudiants sur leur cursus et sur les pistes d’améliorations possibles. Les résultats sont sans appels : 57 % des répondants demandent plus de réflexions critiques sur les sciences économiques ; 66,5% souhaiteraient l’ouverture de filières en sciences économiques qui soient moins mathématisées et plus ouvertes aux autres sciences sociales.
Un autre résultat mis en lumière concerne le manque de diversité des théories enseignées, trop restrictives et concentrées sur la théorie néo-classique, dominante en économie. 83,5% des répondants souhaitent que des théories alternatives, comme la théorie de la régulation ou l’économie écologique soient plus enseignées. Un autre constat ressortant de l’étude est le manque de contenus concernant les inégalités sociales (70% des réponses) et l’écologie (78% des réponses).
Rethinking Economics propose ainsi une série de mesures pour améliorer le contenu des cursus en économie : création d’un cours de perspectives critiques en économie, introduction des méthodes qualitatives, plus de références aux disciplines sœurs, une plus grande place à l’histoire des faits économiques, la création d’un cours obligatoire d’économie écologique, des modules sur l’étude des inégalités, un cours d’introduction comparative aux différentes théories économiques, ou encore sur les résultats majeurs des grandes théories alternatives (post-keynésianisme, institutionnalisme, marxisme…).
Courants alternatifs
Parmi les revendications des étudiants : la demande d’introduire des contenus en lien avec les questions environnementales. Notons qu’une « branche » de l’économie dominante s’intéresse déjà à ces questions : l’économie de l’environnement et des ressources naturelles. Cette discipline s’attèle principalement à intégrer l’environnement dans le marché, en proposant des solutions telles que les taxes environnementales ou les marchés des droits à polluer (cf. marché européen du carbone). En opposition, un autre courant de pensée s’est développé depuis la fin des années 1980 - l’économie écologique [6] qui se démarque par son approche pluridisciplinaire et sa volonté d’associer sciences sociales et sciences de la nature. Contrairement à la théorie standard qui perçoit les nuisances environnementales comme une défaillances du marché, l’économie écologique considère qu’économie et écosystèmes sont intimement liés. Les activités humaines sont ainsi vues comme un ensemble de processus chimiques, physiques, biologiques, et pas simplement comme le lieu de rencontre en l’offre et la demande. Les économistes écologiques considèrent ainsi que la croissance économique ne pourra durer éternellement et que nos économies devront inéluctablement se réformer. Parmi les centres d’intérêts de l’économie écologique, on peut retrouver la question de la justice environnementale, des échanges écologiquement inégaux et de la dette environnementale, les indicateurs alternatifs au PIB, les relations de pouvoir et les inégalités sociales… La revue Ecological Economics [7] compte des dizaines d’articles traitant d’agroécologie, d’agroforesterie ou de pratiques agricoles alternatives.
Des évolutions encore trop lentes
L’essor économique depuis la seconde guerre mondiale reposait largement sur l’accès quasi illimité aux ressources fossiles (facilité par le fait colonial et néo-colonial) et sur la mécanisation. La productivité du travail agricole s’est vue décuplée grâce aux machines et aux intrants issus de la pétrochimie (engrais, pesticides…). En Europe, nous voyons poindre les limites de cette logique, tant du point de vue de la préservation de l’environnement (pollutions liées aux intrants, épuisement des sols, perte de biodiversité…) que dans l’accès aux ressources fossiles qui s’amenuise rapidement.
Il semble dès lors logique de faire un parallèle entre le cri d’alarme des étudiants en agronomie et en économie. Les logiques qui ont prévalu lors des dernières décennies pour l’ensemble de l’économie n’ont pas épargné l’agriculture : mécanisation, utilisation massive d’intrants carbonés (engrais, produits phytosanitaires), agrandissement des parcelles et concentration des terres, hyperspécialisation, dérégulation des marchés, modèle actionnarial basé sur la recherche maximum du profit et volonté d’accroitre la production sans se soucier des effets négatifs (sociaux, environnementaux) se sont imposés partout.
La nécessaire réduction de l’utilisation des ressources fossiles, la moindre perturbation des cycles de l’azote, du phosphore, de l’eau ou le maintien de la biodiversité impliquent de revoir notre manière et de cultiver et plus généralement, de faire de l’économie. Ceci ne se produira pas sans une remise en question profonde des enseignements universitaires. Si des progrès sont déjà en cours ces dernières années pour parvenir à plus de pluralité, l’urgence écologique nous impose d’accélérer le mouvement. Les récentes prises de paroles d’étudiants, de professeurs et de jeunes diplômés contre la pensée unique sont un premier pas dans ce sens.
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