L’économie du bonheur ? C’est la nouvelle utopie apportée par l’air du temps : le beurre sans l’argent du beurre. Cela ressemble à un conte de fées. C’en est un.
En ce début de l’an 2010, la multinationale française de la grande distribution Carrefour (actif dans 31 pays) a rendu publique sa décision de fermer en Belgique 21 supermarchés et de licencier 1.672 travailleurs. Deux jours auparavant, elle avait présenté à Paris ses résultats 2009. Ils y seront jugés d’autant plus décevants que l’objectif du groupe est de booster les profits à un milliard d’euros d’ici à 2012 et que la présentation des résultats annuels ne s’accompagnait d’aucune mesure concrète susceptible de rassurer les investisseurs. D’où recul historique de l’action Carrefour, à la Bourse, de près de deux points. Du concret, pourtant, il allait y en avoir, en Belgique, il suffisait d’attendre un peu.
En ce même début de l’an 2010, un coup d’Etat renverse le président à vie du Niger, un pays classé comme le plus pauvre du monde, il occupe la 182ème et dernière place, juste derrière le Pakistan. L’affaire inquiète un tantinet le géant du nucléaire français Areva qui, par le plus grand des hasards, exploite dans l’ancienne colonie la deuxième plus grande mine d’uranium mondiale, pour une bouchée de pain, cela va de soi, l’essor du pays dépend des indigènes et de leurs activités agro-pastorales (40% du produit intérieur brut), ne mélangeons pas.
Et puis, toujours en ce même début de l’an 2010, la « crise » (lire : la récession économique mondiale) n’en finit pas de tourmenter les esprits, à tous les niveaux, des ghettos de l’humanité exclue jusqu’aux plus hautes sphères de la décision politique. Il y a de quoi. Comme Michel Aglietta, économiste de l’école « no nonsense », l’a fait observer, on ne tablera en 2010 que sur une croissance légèrement positive dans la zone euro, étant entendu qu’un retour aux ivresses de croissance connues avant la crise ne sera au rendez-vous qu’en 2011, voire en 2012 – et plus loin encore, 2013-2014, pour voir retomber le chômage au niveau jugé auparavant « normal » [1]. Traduction en français : cela va faire mal pendant longtemps.
Quel rapport, dira-t-on ?
Rapport, il y a. La question de fond qui fait fil conducteur est la manière avec laquelle les gens organisent leurs activités économiques marchandes. Comment, pour le dire au ras des pâquerettes, ils produisent les richesses qui, demain et après-demain, leur permettront d’acheter de quoi manger, payer le loyer, aller au cinéma, et puis faire fonctionner tout le reste, de l’entretien du réseau routier jusqu’à l’horlogerie de la sécurité sociale, gage de protection contre le chômage, les ennuis de santé et la perte de revenus lorsque survient l’âge de la retraite. Pour tout cela, il faut de la croissance économique, qu’elle soit ou non déviée vers – monopolisée par – les « investisseurs » de Carrefour ou d’Areva.
Selon qu’on soit riche ou pauvre...
En tant qu’objectif, cependant, cette croissance fait depuis quelque temps « problème ». Pas dans le Tiers-monde, domicile de l’humanité pauvre qui forme la majorité de la population mondiale. Et pas, non plus, chez les quelque 30 millions de salariés européens qui, en raison de leur salaire dérisoire, sont qualifiés de « travailleurs pauvres » et tirent le diable par la queue. De ce côté, la croissance fait problème parce qu’il n’y en a pas assez. De ce côté, l’idée même qu’il serait souhaité de mettre la croissance à l’arrêt ne peut que paraître singulière, surréaliste. C’est pourtant, promu par des gens qui ne connaissent pas la gêne, ce que réclame à peu de choses près un mouvement d’opinion, large sinon bruyant.
Exemple représentatif que George Monbiot, un chroniqueur fort écouté dans les milieux progressistes britanniques. A l’entame de la crise, en octobre 2007, il signera une tribune publique proclamant, dès le titre, que « nous devrions nous réjouir d’entrer en récession » [2]. Pourquoi ? Parce que, expliquera-t-il, la récession sera une alliée dans la dénonciation « d’une économie conçue pour maximiser la croissance plutôt que le bien-être », dont une des conséquences principales est le réchauffement du climat, bref de nous envoyer tous droit dans un mur. Il s’agit d’un texte pamphlétaire, il obéit aux lois du genre mais, là, c’est très pédagogique : en quelques lignes, on a un concentré de la mise en accusation. Le « problème » avec la croissance économique, c’est, primo, qu’elle ne rime pas avec bien-être. Et puis, secundo et pire, la croissance économique, comme objectif politique, traduit un modèle de société insoutenable, source d’épuisement des ressources naturelles et de dérèglement catastrophique généralisé de la biosphère.
Inutile de dire que cela rend la discussion difficile. Tout cela est très émotif. Formuler une critique de ce double point de vue revient à s’exposer au reproche – le mot est faible – de ne pas vouloir « sauver » la planète. Voire de souhaiter le malheur des gens. C’est sous-entendu chez Monbiot. Il prône une réorientation des politiques économiques. Elles ne doivent plus tendre à la croissance, mais au bien-être, donc au « bonheur ». Il s’ensuit que croissance égale malheur, CQFD. Objectif abject que voilà.
Sont-ce des alliés objectifs ?
Un minimum de sens critique, pourtant, devrait conduire à s’interroger. Par exemple lorsqu’on voit l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), bulldozer de la vulgate néolibérale, prendre en 2007 la tête d’une opération de redéfinition de la croissance pour, aux côtés de la Banque mondiale et de la Commission européenne, signer une Déclaration d’Istanbul appelant à la création d’outils statistiques susceptibles de guider la décision politique pour « améliorer le bien-être des sociétés ».
L’OCDE, c’est désormais « Vive le bonheur ! » ? De même, lorsque le président français Nicolas Sarkozy convoquera en 2008 deux économistes de renom international – Joseph Stiglitz et Amartya Sen – pour lui fournir de nouveaux instruments de mesure de la croissance centrés sur la « qualité de vie », on ne peut s’empêcher de juger l’initiative suspecte. Ce que viendront conforter les réactions, à gauche comme à droite. Inquiétude dans le journal du parti communiste français, où on stigmatisera « une stratégie de brouillage des repères idéologiques pour anesthésier l’opposition et esquiver le débat de fond. » [3] Et ricanements dans le quotidien de référence de la City de Londres : « Si les statistiques racontent des choses que vous ne voulez pas entendre, que faire ? Simple : changez les statistiques. Tel semble être l’intention de Nicolas Sarkozy, le président français » [4]. Le baromètre n’annonce pas bonheur et beau temps ? Cassons le baromètre.
Ces deux commentaires méritent qu’on s’y attarde. Car ils sont révélateurs d’une confusion qui vicie le débat. D’une critique du système économique (insoutenable pour tous, porteur de malheur pour la plupart), on est imperceptiblement passé à une critique de la mesure traditionnelle de ses performances – comme si le simple fait de les mesurer autrement allait soulever des montagnes, rendre le système soutenable et, plus grandiose encore, le contraindre à apporter le « bonheur » aux gens.
D’où une remise en cause de plus en plus fréquente du PIB [5], le produit intérieur brut, mesure traditionnelle (depuis la fin des années 1940) des richesses annuelles produites par les nations. Mesure imparfaite, tout le monde est d’accord là-dessus. Elle ne chiffre que les richesses marchandes, à leur valeur monétaire, telle que validée sur le marché. Elle s’accompagne d’artifices comptables, telle l’intégration conventionnelle de la « production » des administrations publiques, arbitrairement évaluées aux salaires payés aux agents publics (leur coût devient richesse produite). Elle n’a d’yeux que pour les « flux » (ce qui est produit durant l’année) et ignore superbement les « stocks » (le patrimoine d’une nation, que ces mêmes flux ont pu dégrader : les ressources naturelles non renouvelables par exemple, chaque année un peu plus épuisées). Et, surtout, elle est aveugle à la nature des richesses produites : peu importe si elles consistent à brûler improductivement de l’essence dans les bouchons qui chaque matin et chaque soir se forment aux portes des grandes villes ou à réparer les dégâts d’une fuite accidentelle de produits toxiques, du moment qu’il y a création (marchande) de valeur ajoutée, ce sera considéré comme un plus dans le PIB. C’est idiot, certes.
Erreur sur la marchandise
Mais c’est accuser le PIB d’être en défaut de fournir des « miracles » pour lesquels il n’a pas été conçu et, là, c’est tant mieux.
D’abord parce que modifier la structure interne du PIB, à chaque fois que le goût du jour y inviterait afin qu’elle réponde à de nouvelles préoccupations sociétales, rendra impossible toute analyse comparative et historique, tant entre pays que sur la durée.
Et ensuite parce que ce sont bien des « miracles » que d’aucuns attendent d’un PIB réformé, revu de fond en comble pour renseigner les gens sur l’état non plus de l’économie, mais du bien-être, du bonheur collectif [6].
En passant, on s’en voudrait de jouer les rabat-joie mais lorsqu’on met côte à côte pays qui obtiennent en 2005 le meilleur score en PIB par habitant et ceux qui sont en tête du classement « alternatif » des Nations unies (IDH, indice de développement humain), on ne peut que constater que les vingt premiers sont, à peu de choses près, les mêmes dans les deux groupes : aisance matérielle va manifestement de pair avec bien-être et progrès social. Sans surprise, c’est également le résultat auquel sont arrivés deux économistes de l’université de Pennsylvanie dans une étude récente. Sur la base d’un appareil statistique imposant, ils ont produit un graphique qui fait apparaître que plus un pays est riche, plus ses habitants sont heureux [7].
Le problème avec cette étude, cependant, est celui qu’on retrouve dans presque toutes les critiques de la croissance, PIB inclus. C’est, à chaque fois, la volonté de substituer ou d’ajouter à la mesure de la croissance matérielle et marchande, objectivement quantifiable, une mesure de bien-être ou de bonheur d’une population entière, qui est par définition chose subjective et inquantifiable [8]. Bien sûr, on va contourner, on va s’ingénier à établir un indice dit de « satisfaction de vie moyenne » (sic) qui va, sans surprise, « confirmer » que la croissance ne rend pas les gens très heureux – sur la base de sondages grâce auxquels, c’est bien connu, on fait dire n’importe quoi à n’importe qui [9]. On peut en rire. Mieux vaut peut-être s’en inquiéter. Lorsque « experts » et mandarins académiques se mettent en tête de dresser des plans pour rendre les gens plus « heureux », on peut être sûr d’une chose. Les gens n’auront pas grand-chose à dire.
On veut quoi, au juste ?
Il y a plus fondamental. Car la critique de la croissance et du PIB, telle qu’on la connaît actuellement, est révélatrice de nombreux « blancs » dans le raisonnement, qu’on jugera tantôt prometteurs, s’ils parviennent à s’exprimer, et tantôt assimilables à des vices de construction, des petits abcès qu’il conviendrait de crever.
Commençons par le prometteur. D’évidence, en reprochant aux États leur « obsession » pour la croissance économique, leur foi au « fétiche » du PIB, c’est leur démission en tant que représentants de la volonté démocratique des nations qu’on vise implicitement – s’il y a faible « satisfaction moyenne de vie », c’est en raison de ce qu’on a appelé le « recul des États », néolibéralisme oblige, ils s’en remettent entièrement au marché, ils ont ôté aux peuples l’idée même d’autodétermination, donc la possibilité de peser sur l’organisation économique de la cité : le quoi produire, pourquoi et pour qui ?
Mais cette visée pâtit d’être implicite et, surtout, confuse. On s’en rend compte – et c’est là l’aspect moins encourageant de la critique de la croissance – si on veut bien voir, avec l’économiste Michel Husson [10], qu’elle a un goût prononcé pour tirer des balles dans son propre pied. C’est le cas, par exemple, lorsque, déplorant que le PIB ne prenne pas en compte le bien-être immatériel des gens, elle souhaite l’y intégrer et, donc, comble des paradoxes, marchandiser ce qui ne l’est pas encore, bref, annihiler ce qui, dans sa critique, en représentait la pointe radicale.
On ne s’étonnera donc guère de voir ce courant d’opinion s’attaquer à des moulins à vent. Tantôt pour dénoncer le spectre du « productivisme » (il hanterait à gauche les esprits) sans esquisser l’ébauche d’un projet de société susceptible de maîtriser l’appareil productif, cause ici de tous les maux. Et tantôt, sous le signe d’une économie de la « simplicité volontaire », pour prôner des comportements éthiques individuels (consommer moins) qui, par un mystérieux effet d’entraînement, apporteraient le bonheur sur terre. Devant des formes de résistance aussi passives, le modèle de croissance Carrefour et Areva a encore de beaux jours devant lui. Là, c’est bonheur garanti.