Le paradoxe aura frappé plus d’un. La sphère privée de l’économie nage dans des excès de liquidités. Réaction de la sphère publique : barre sur l’austérité toute ! Il y a une logique ? Tour d’horizon en vol plané.
Il n’est pas interdit de juger la situation ironique. Le lundi 7 juin 2010, le président de l’Union européenne, Herman Van Rompuy, annonçait qu’un accord était intervenu pour renforcer la supervision de la politique économique des États membres. Leur budget (de sortie de crise, ces jours-ci) devrait désormais, avant adoption par les parlements nationaux, être soumis au contrôle et au visa de la machinerie européenne.
Elle est ironique à double titre. D’abord parce que le personnel européen n’a pas bronché lorsque ces mêmes États membres ont jeté aux orties toute précaution budgétaire pour venir en aide à leurs banques, à gros coups de pelle quelque 800 milliards d’euros. Et ensuite parce que ces mêmes banques demeurent plombées de créances pourries – dans la plus parfaite opacité. Personne ne sait qui en détient ni combien. Aucune supervision.
Les marchés, des grands anxieux
Restons un moment sur le problème du qui supervise en réalité qui ? Le même jour, The Financial Times consacrait quelques lignes à la Belgique, élections obligent. Le journal de la City de Londres lui décernait un bon bulletin. Le déficit budgétaire est sous contrôle et le surplus de la balance commerciale confortable. Mais : nuages à l’horizon ! La dette publique à court terme est logée à 82% à l’étranger et la Belgique devra régulièrement se refinancer sur les marchés financiers.
Pour y faire face, le pays aura besoin d’une direction ferme et, là, le quotidien financier se fait plus pessimiste. Il a fallu 284 jours pour constituer un gouvernement en 2007 et, cette fois, le pronostic n’ose esquisser qu’une équipe intérimaire pour assurer la présidence de l’Union européenne. Conclusion : la situation est alarmante. « L’anxiété croît sur les marchés financiers » car, lit-on, l’incertitude post-électorale risque de « contrarier la prise de mesures décisives pour s’attaquer à la montagne de dettes du pays ». Un nuage spectral hante l’horizon de la Belgique, qui menace de devenir une « Grèce nordique ». L’affaire est donc entendue. Qui supervise la Belgique ? Les marchés financiers. Et ils s’impatientent, les bougres.
Le message n’est pas passé totalement inaperçu. En pleine campagne électorale, le think-tank néolibéral Itinera, fort de son incrustation dans les grands quotidiens bruxellois, se fera le porte-parole d’une cure d’austérité. Nécessité absolue d’économiser 22 milliards, d’où – air connu – haro sur les coûts salariaux, les carrières trop courtes et une fonction publique pléthorique.
On peut en sourire. L’épargne des ménages atteignait en octobre 2009 le record de 178 milliards, ce qui offre, sur papier, une belle marge de manœuvre pour des politiques keynésiennes volontaristes.
D’autant que, ayant injecté 27,5 milliards dans le système bancaire, la Belgique dispose de ce côté d’une coquette créance, là aussi sur papier, car on concèdera que le raisonnement est fragile, il fait « comme si » les États avaient la maîtrise de leurs choix. Ce n’est pas tendance.
Ni tendance ni dans l’air du temps. La tendance dominante dont Itinera se fait le petit soldat est à la compression des budgets publics. Gels des salaires et des dépenses publiques : de la Grèce (30 milliards) à l’Allemagne (80 milliards), sept pays majeurs de l’Union européenne se sont déjà engagés à réduire leur voilure pour un montant total de plus de 200 milliards d’euros. Le mouvement a quelque chose d’un gigantesque jeu de chaises musicales.
Ce à quoi on assiste en effet est la mutation massive d’une dette privée, essentiellement bancaire, en dette publique. L’effet d’aubaine de la crise, si on veut. De tous les horizons, on a entendu que la crise représenterait une aubaine : ici, pour remettre en cause le capitalisme, là pour questionner nos « modèles insoutenables » de croissance marchande, là encore pour réclamer une re-régulation des marchés financiers ou, avec plus de succès, pour rétablir la compétitivité des entreprises, car la crise a eu ceci de réjouissant qu’elle a permis (force majeure !) de sabrer dans la masse salariale sans fléchissement notable de la production et, donc, d’améliorer la productivité des travailleurs épargnés. Mais l’aubaine majeure était donc ailleurs. L’ardoise privée est devenue publique. On a trouvé à qui faire financer la crise, le contribuable, travailleur, pensionné ou allocataire social.
Les États, des anesthésistes de choc
Il fallait sauver les banques et, ce qui revient au même, rassurer les « marchés ». Ce sera chose faite, très largement. Le « Club Med » de l’Euroland (Grèce, Espagne, Portugal + Irlande) fournit une pièce à conviction frappante puisque ce n’est pas tant l’état désolant des finances publiques de ces pays qui a ému que l’empilement de crédits, aussi immenses que périlleux, bâti par les grandes banques dans cette zone : quelque 1 589 milliards d’euros, éventuellement irrécupérables, dont 61% prêtés par des banques françaises et allemandes pour seulement 16% au secteur public du quatuor pestiféré. Bien plus que la perspective d’une faillite de la Grèce, c’est celle de ses créanciers qui a forcé l’enchaînement de largesses consenties par l’Europe et sa banque centrale assurant ainsi, par vases communicants, une socialisation des hasardeuses créances bancaires. La puissance du secteur financier ? L’opération de sauvetage en donne une faible idée.
Cette puissance est documentée. En 1990, on ne comptait qu’une banque dont les avoirs dépassaient le PIB du pays d’origine. En 2010, plus de la moitié des 25 plus grandes banques sont dans ce cas. On en voit les conséquences. Durant la décennie qui s’achève, les produits financiers ont représenté un quart des valeurs boursières au plan mondial. C’est plus frappant en termes d’endettement. Aux États-Unis, le volume global de crédits dont le secteur financier s’est fait le débiteur est passé entre 1981 et 2008 de 22% à 117% du PIB américain, une proportion qui, en Grande-Bretagne, a flirté avec la barre astronomique des 250%. C’est de l’argent créé à partir de rien, un enrichissement sans cause et une politique de « relance » privée tôt ou tard voués à éclater. Pour se muer en politiques d’austérité publiques ? Rien n’y obligeait.
Sans doute les secours gigantesques apportés par l’Europe aux opérations spéculatives des banques ne sont-ils pas la seule cause de l’assèchement budgétaire des États membres, qui doivent simultanément faire face à une baisse des recettes conjuguée aux coûts croissants d’un chômage atteignant en moyenne 10%. La marge de manœuvre n’est pas enivrante [1].
Elle l’est, par contre, dans la sphère privée de l’économie. Les profits des grandes banques et entreprises battent à nouveau des records. Aux États-Unis, on compte au premier semestre 2010 quelque 340 opérations de rachat d’actions pour un montant de 178 milliards de dollars venant gonfler les avoirs des actionnaires fortunés. Et en 2009, en pleine « crise », le nombre des millionnaires a crû de 14%, leur patrimoine mondial atteignant 111 500 milliards de dollars, identique au pic de 2007. La crise ? Quelle crise ?
Les politiques d’austérité européennes, par contraste, paraissent d’autant plus paradoxales. Un assainissement du secteur bancaire, par nationalisation (pour une bouchée de pain) et expulsion des activités « casino », était en 2008 à portée de main. L’acte manqué s’explique-t-il par ce que Nicolas Véron (économiste attaché à l’Institut Bruegel, un des nombreux « think tanks » gravitant autour de l’Union européenne) a nommé la « capture profonde » des élites politiques par l’establishment bancaire ? Il témoigne en tout cas d’une adhésion aveugle à l’économie de marché, dont le politique attend religieusement guidance et sauvetage. En appauvrissant, austérité oblige, la population ? Même les observateurs acquis au libéralisme économique estiment, à l’instar de Martin Wolf, que cet étranglement précipité de la demande solvable conduira à étrangler toute perspective de reprise économique en Europe.