« 32h, sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et sans augmentation des cadences ».
La CNE (Centrale nationale des employés) a toujours prôné la RTT collective et négociée selon ces principes. Ainsi considérée, elle est un outil permettant de combiner plusieurs objectifs, traditionnellement visés par les organisations syndicales.
La RTT permet, tout d’abord, de rétablir la part des salaires dans la distribution de la valeur ajoutée créée par les travailleurs au sein des entreprises, part qui n’a cessé de décroître suite au tournant néolibéral qu’a connu notre économie. Elle a ensuite pour effet de lutter contre une réduction du temps de travail individuelle, subie et avec perte de salaire que constitue l’explosion du recours au temps partiel et aux différentes formes de flexibilité et de précarité subies. Elle permet de lutter vigoureusement pour un meilleur partage de l’emploi et pour le recul du chômage et, enfin, elle permet de concilier de manière harmonieuse la vie familiale et la vie professionnelle.
Ces arguments ont longtemps fait le poids et l’histoire du mouvement ouvrier montre que l’augmentation des gains de productivité s’est largement accompagnée d’une réduction du temps de travail sur la journée, sur la semaine, sur l’année et sur la carrière. Depuis une trentaine d’années, toutefois, la durée légale du temps de travail stagne. La RTT disparaît des revendications concrètes des syndicats. La part des salaires dans la richesse produite décroît. Fin de l’histoire ?
Deux arguments contredisent ce constat. D’une part, la crise financière, économique et sociale que nous traversons amène certains acteurs à observer l’échec patent des politiques néolibérales mises en place depuis le début des années 80 et, partant, à reconsidérer leurs positions sur la réduction du temps de travail. Pour les défenseurs infatigables de la RTT, il s’agit de saisir l’opportunité. D’autre part, le discours sur la croissance infinie passe de plus en plus mal. Les « objecteurs de croissance » ont le mérite de pointer un des grands paradoxes de notre époque. Nous vivons, selon la formule consacrée, la « pauvreté dans l’abondance » [1]. Cette pauvreté se traduit en terme de revenus, en terme de temps et en terme de lien social. La RTT redevient un enjeu majeur, qui permet d’envisager une économie soutenable, fondée sur un partage de la prospérité plutôt que sur une croissance matérielle infinie qui vient buter sur les conséquences écologiques mais aussi sociales que des décennies de croissance n’ont pas pu éviter.
Il convient donc de se pencher plus avant sur l’histoire de la RTT, d’analyser les discours produits à son sujet et développer des arguments pour (re)mettre la réduction collective du temps de travail à l’agenda syndical et politique.
Croissance, apogée et déclin de la RTT
Le début du vingtième siècle voit apparaître les premières mesures légales de limitation de la durée du travail : 1905, loi sur le repos du dimanche ; 1909, limitation de la durée de travail à 9 heures dans les mines ; 1921, loi des 8 heures et des 48 heures/semaine. 1936 : instauration des congés payés. Le patronat de l’époque concède (un peu) en temps de travail ce qu’il gagne (beaucoup) en gains de productivité. À partir de 1964, des accords sectoriels abaissant la durée du travail à 40 heures/semaine sont négociés. Il faut attendre 1973 pour qu’un accord interprofessionnel généralise à tous les travailleurs du secteur privé la semaine de 40 heures. La loi du 20 juillet 1978 consolide cette réduction de la durée légale du travail à 40 heures/semaine.
Cette période, qui va de la fin des années 1960 à la fin des années 1970, marque l’apogée et le déclin du discours de la RTT en Belgique. Alors que la crise débute, la tendance « naturelle » est de relancer l’économie au moyen des recettes keynésiennes. La RTT en fait partie. D’un point de vue keynésien, la RTT a un double intérêt : elle permet de répartir le travail et d’exercer un effet stimulant sur le pouvoir d’achat et la croissance. En 1976, les organisations patronales des banques et des assurances acceptent le passage aux 37 heures et aux 36 heures. Mais c’est le chant du cygne. Les recettes keynésiennes s’avèrent impuissantes à juguler la crise, car celle-ci ne résulte pas d’une insuffisance de la demande, mais d’une crise des profits des entreprises. Le phénomène de la « stagflation » prend les keynésiens à contrepied et favorise le retour des économistes de l’offre. Les profits et la compétitivité deviennent les préoccupations dominantes. Celle-ci s’exprime dans le « théorème » de Helmut Schmidt : « Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Tout ce qui évoque le keynésianisme est discrédité, en particulier la RTT. Alors que les keynésiens avaient pêché par excès d’optimisme, les néolibéraux vont alimenter un pessimisme unilatéral à propos de la RTT : celle-ci est une piste sans avenir. Elle nuit à la compétitivité et détruit l’emploi au lieu d’en créer. Les économistes orthodoxes reconnaissent que la RTT a été utile : elle a permis de combiner croissance des gains de productivité et répartition de l’emploi. Mais ce n’est plus le cas. Dès la fin des années 1970, les gouvernements successifs délaissent la RTT pour d’autres formes de traitement du chômage : développement du travail à temps partiel, prépensions, programmes spéciaux d’emploi, diminution des cotisations sociales…
Force est de constater que ces politiques n’ont jamais réellement fait leurs preuves. Au contraire, il est même permis de soutenir que la réduction du chômage n’a pas été un objectif prioritaire des politiques économiques des 30 dernières années. Le blocage sur la RTT reflète ainsi un blocage politique. Le chômage structurel (l’armée de réserve) arrange bien les politiques libérales. « Les économistes libéraux, lorsqu’ils se croient entre eux, ne s’en cachent d’ailleurs même pas. Ils accordent une extrême attention au NAIRU et s’alarment dès qu’une baisse du chômage risque de provoquer des tensions sur le marché de l’emploi, et … des revendications salariales. NAIRU ? Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment. En français : taux de chômage qui ne provoque pas de hausse de l’inflation. Avec décodeur : taux de chômage suffisamment élevé pour que les salaires n’augmentent pas. » [2]
En outre, les ménages « actifs », n’ayant plus de temps réellement libéré, se voient offrir de nombreux services qui leur permettent de compenser ce manque de temps par la consommation de services marchands, qui profitent aussi à l’accumulation capitaliste. La boucle est ainsi bouclée. Une armée d’inactifs qui empêche de sérieuses revendications salariales contre une armée d’ actifs, soucieux de participer le plus pleinement possible à la société de consommation, et le blocage est complet.
La RTT « antiéconomique » ?
Si les politiques néolibérales mises en place ont démontré leur inanité, d’autres arguments sont développés contre la RTT. Ainsi, l’opposition à la RTT paraît devoir se fonder sur un raisonnement de « bon sens » : la RTT sans perte de salaire mine la rentabilité des entreprises puisqu’elle accroît le salaire horaire [3]. Cette pression sur les profits pousse les entreprises à réduire leur niveau de production et à remplacer les travailleurs par des machines. Loin d’accroître le volume d’emploi, la RTT le réduit. Ce raisonnement était plausible dans le contexte des années 1970, vu le problème de profitabilité que traversaient transitoirement les entreprises. Il ne l’était déjà plus à la fin des années 1980, alors que la part des profits atteignait des sommets. Avec la financiarisation, ces profits furent de plus en plus siphonnés vers la sphère financière, et alimentèrent une économie de bulles financières qui nous a mené au terminus des « subprimes »… Beaucoup d’économistes, y compris orthodoxes, reconnaissent aujourd’hui la nécessité d’une forme de retour au keynésianisme et de rééquilibrage salaires-profits. Ce rééquilibrage pourrait être utilisé pour financer une RTT. Mais la crise n’a pas ébranlé le dogmatisme néolibéral qui domine depuis vingt ans les gouvernements, en Europe comme ailleurs. Une remise en question du partage des revenus risque de se faire attendre encore longtemps. Cela ne rend pas pour autant une RTT impossible. Car la RTT reste envisageable, même sans diminution de la part des profits des entreprises. En effet, c’est le coût de production par unité produite, et non le salaire, qui détermine la compétitivité d’une entreprise. Ce coût dépend à son tour du salaire, mais aussi d’autres variables, en particulier la productivité du travail et le coût du capital. Celui-ci a une grande influence sur les coûts dans les entreprises industrielles intensives en capital. Il peut être réduit en allongeant la durée d’utilisation des équipements. Si la productivité augmente au même rythme que le salaire, la part des profits ne baissera pas. C’est ce que montrent les expériences de RTT menées dans divers pays européens, depuis les années 1980, et en particulier les 35 heures.
Les « 35 heures » : on n’a pas tout tenté contre le chômage
C’est ce que Mitterrand déclarait au début des années 1990. Quelques années plus tard, Jospin et la gauche plurielle lançaient les « 35 heures ». « Ni catastrophe, ni panacée » [4], les 35 heures constituent une expérience grandeur nature des effets réels de la RTT. Une expérience dont les enseignements restent précieux pour réinjecter de l’objectivité dans un débat très passionnel. Deux enseignements majeurs se dégagent des 35 heures. Tout d’abord, la RTT constitue une vraie politique d’emploi. Sur la période 1998-2002, et selon des chiffres officiels, les 35 heures ont créé 350.000 emplois supplémentaires [5]. Certaines évaluations sont plus favorables encore et indiquent un chiffre de 500.000 emplois. Les créations d’emploi auraient pu être encore plus importantes, si beaucoup d’entreprises n’avaient sapé les effets des 35 heures par un accroissement de la productivité et de l’intensité du travail. Malgré tout, durant la période 1997-2001, la France est l’un des pays d’Europe où l’emploi a le plus progressé, grâce aux 35 heures. Deuxième enseignement des 35 heures : l’idée d’une détérioration de la compétitivité à cause de la RTT ne s’est pas confirmée. De ce point de vue, la France ne se distingue en rien des autres pays européens : les 35 heures n’ont pas infléchi la tendance à l’augmentation de la part des profits, et en particulier des profits distribués aux actionnaires. Il n’y a là rien d’étonnant : la loi sur les 35 heures fut conçue avec un objectif de protection de la compétitivité des entreprises. Une réduction des cotisations patronales était accordée aux entreprises qui signaient un accord « 35 heures » ; un gel ou une évolution ralentie des hausses salariales dans les 2 ou 3 ans suivant le passage aux 35 heures furent adoptés dans de nombreux accords. La loi permettait d’éliminer du temps de travail des périodes qui en faisaient antérieurement partie (pauses, temps d’habillage, formation…). Enfin, la loi permettait d’annualiser le calcul de la durée du travail et d’utiliser diverses formes de flexibilité… Au total, les 35 heures n’ont pas induit une détérioration de la compétitivité des entreprises. L’allergie de la Droite à la RTT semble davantage relever de raisons idéologiques et symboliques qu’économiques. La Droite refuse de voir l’Etat s’immiscer dans les relations collectives en y réinjectant de la régulation. Il s’agit d’inciter les travailleurs et les entreprises à étendre les heures supplémentaires, par différentes sortes de bonus et d’exonérations de cotisations, selon la logique du slogan de Sarkozy « travailler plus pour gagner plus ». Ces dispositifs permettent d’entretenir l’ « armée de réserve industrielle » et de miner la notion même de durée légale du travail, une masse d’outsiders sans revenu côtoyant une masse d’insiders « travaillant plus » sans pour autant « gagner (beaucoup) plus » …
Les réticences syndicales
L’opposition – ou du moins la réticence – vis-à-vis de la RTT provient également d’une partie du monde syndical. Elle découle de deux problèmes, les pertes de pouvoir d’achat et la détérioration des conditions de travail qui peuvent être liées à une RTT. Comme le montre l’exemple des 35 heures, ces inquiétudes n’ont rien d’imaginaires. La RTT étant souvent assortie d’un ralentissement des hausses salariales, elles se sont effectivement traduites pour un certain nombre de travailleurs par une perte de pouvoir d’achat. Celle-ci paraît cependant réduite. Elle a été évaluée à 1 % des salaires mensuels de base sur 2 ans. Des pertes plus importantes ont cependant pu avoir lieu pour certaines catégories de travailleurs prestant des heures supplémentaires et bénéficiant des sursalaires liés à celles-ci. En ce qui concerne les conditions de travail, il est indéniable qu’elles se sont détériorées pour certaines catégories de travailleurs, à la suite des mesures de flexibilité et d’intensification du travail mises en œuvre par les entreprises. 59 % des salariés estiment que les 35 heures ont eu un impact positif sur leurs conditions de travail alors que 13 % pensent qu’elles se sont détériorées. La RTT a surtout profité aux conditions de vie des cadres et des salariés. D’autres catégories ont vu leur situation se détériorer, notamment les femmes peu qualifiées déjà soumises à des horaires variables.
Il faut donc se méfier d’une vision idyllique de la RTT. Mais il faut aussi ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La détérioration des conditions de travail de certaines catégories de travailleurs aurait pu être évitée moyennant un cadre légal plus contraignant. C’est d’ailleurs dans les entreprises où le rapport de forces syndical était le plus puissant que les 35 heures ont le moins posé problème. La baisse du pouvoir d’achat n’a rien non plus d’une fatalité. Elle ne résulte pas en soi des 35 heures, mais des politiques de compétitivité et de « modération salariale » menée depuis vingt ans. Ces politiques engendrent un cercle vicieux : parce que les salaires ont été mis sous pression pendant aussi longtemps, il est plus difficile pour un certain nombre de travailleurs d’adhérer à l’idée d’une RTT. Il est donc clair que le combat pour la RTT doit impérativement s’accompagner d’un combat pour le rééquilibrage des revenus. Idéalement, ce rééquilibrage devrait s’opérer par une baisse de la part des profits des entreprises (et en particulier des dividendes versés aux actionnaires), ramenant celle-ci au minimum au niveau qui existait avant la crise des années 1970. Cette piste implique cependant un changement de rapport de forces capital-travail, qu’on ne sent pas poindre pour l’instant. Elle n’est pas pour tout de suite… D’autres pistes existent cependant. Une redistribution des revenus via la politique fiscale ou même une redistribution intra-salariale, proposée par certains économistes [6], permettrait de réduire le temps de travail tout en augmentant les revenus des salariés les moins rémunérés. Sans remettre en cause la part des profits des entreprises.
Sortir du social-libéralisme
Au total, la RTT doit redevenir une priorité des syndicats. Elle constitue une véritable politique d’emploi. La crise l’a encore prouvé : les pays qui ont le mieux évité le recul du chômage sont ceux qui ont connu la plus forte baisse de leur durée du travail. Cette efficacité de la RTT tranche avec l’inefficacité de la politique de l’emploi menée depuis vingt ans. La baisse du coût du travail et l’ « Etat social actif » constituent la colonne vertébrale de ces politiques, alors que leur capacité à créer de l’emploi n’a jamais été véritablement établie. En 1998, l’OCDE admettait elle-même la difficulté à mettre en évidence un effet des politiques de baisse du coût salarial : « certains auteurs concluent à un effet négatif mais généralement limité […], pour d’autres, les effets sont statistiquement non significatifs ou bien faiblement positifs » [7]. Une étude récente de l’Insee sur les effets sur l’emploi des allégements de cotisations sociales parvient aux mêmes conclusions : « l’effet global sur l’emploi […] semble avoir été très faible, voire légèrement négatif » [8]. La crise devrait être l’occasion de dénoncer l’entêtement à mener des politiques qui ont fait la preuve de leur inefficacité. Le modèle de la compétitivité, qui a inspiré depuis vingt ans la politique économique de la droite comme de la gauche, est dans une impasse totale. Il a mené à des déséquilibres croissants au niveau mondial comme au niveau européen. Ceux-ci ne pourront être résolus sans une remise en question fondamentale du partage des revenus et du travail et sans une capacité de la gauche à rompre avec le social-libéralisme qui domine depuis trente ans. Le combat pour la RTT n’est pas la pire manière d’y parvenir.