La question essentielle que pose aujourd’hui la réduction collective du temps de travail, c’est celle de savoir par quel mystère elle ne figure pas plus haut à l’agenda politique et social, au moment où « Le groupe des Dix » entame la négociation d’un nouvel accord interprofessionnel. Les amateurs d’énigme pourront y ajouter celle, à peine moins insondable, de savoir pourquoi, dans de nombreux pays européens, c’est la mesure inverse - le recul de l’âge de départ à la retraite - qui occupe cette éminente position.
- Le n°67 (novembre-décembre 2010)de la revue Politique consacre un dossier complet à la problématique de la réduction du temps de travail. Plus d’informations à l’adresse : http://politique.eu.org/spip.php?rubrique120
On pourra certes alléguer que les dernières expériences, menées en France par exemple, n’ont pas satisfait aux attentes - trop nombreuses et trop diverses, d’ailleurs - qu’elles avaient suscitées, et qu’elles ont même pu engendrer des effets pervers pour le monde du travail, tels que flexibilisation accrue et pression renforcée à la productivité. On pourra mentionner, et à bon droit sûrement, les contraintes structurelles que font peser sur les interlocuteurs sociaux belges, le langage de la compétitivité, la faiblesse de la gauche dans les politiques européennes, ou encore la concurrence normative induite par la mondialisation. On pourra encore arguer de la diversification des formes de travail dans nos sociétés de services avancés, qui rend caduque toute idée de réduction linéaire du temps de travail - trop grossière, par définition -, ou encore de l’estompement croissant entre temps de travail et temps de non-travail pour un nombre croissant de métiers. Tout qui ne serait pas trop regardant sur les questions de genre pourra enfin s’appuyer sur les statistiques de l’Onem montrant que les salariés se servent déjà abondamment des possibilités individuelles qui leur sont laissées de réduire leur temps de travail : crédit temps, congé parental, etc.
Mais que pèsent ces arguments - certes partiellement recevables - au regard de l’urgence tant symbolique que sociale et environnementale d’une telle mesure ? Ils sont au mieux de nature technique et, à ce titre, dépassables moyennant une prise en compte sereine des différentes expériences récentes. Au pire, ils sont empreints d’une mauvaise foi partisane dont le seul mérite est de mettre en évidence la hauteur des enjeux. Enfin, une bonne partie d’entre eux entérine, sur le mode de la résignation, la dégradation du rapport de force entre travail et capital. Si cette dégradation est incontestable, il n’est cependant pas extravagant de voir dans l’affaiblissement relatif de la réduction du temps de travail dans la hiérarchie des revendications syndicales et des partis progressistes, non pas seulement une conséquence mais également un facteur de cet affaiblissement, en ce qu’il constitue une défaite de la pensée et du projet.
Jamais, en effet, la nécessité d’inventer collectivement une prospérité détachée de la consommation matérielle n’a été aussi pressante. Pour autant qu’on accepte encore ce type de rhétorique, cette nécessité recouvre même une dimension morale historique. Dans la mesure où, pour le meilleur et le pire, nos modes de vie, ou en tout cas de consommation, constituent « l’horizon indépassable » des espoirs d’une bonne partie des populations de ce monde, et que, étendues à ces populations, ces mêmes modes de consommation sont tout simplement insoutenables, il nous incombe d’explorer un autre chemin Et accessoirement de nous interroger sur nos bien piètres compétences de guide. Ce chemin, moins balisé que les sentiers battus de la compétitivité, de la mise en concurrence des territoires ou de la croissance comme panacée, devra permettre d’offrir plus de mobilité avec moins de voitures, plus de chaleur, avec moins d’énergie fossile et - c’est loin d’être le plus difficile - plus de bien-être avec moins de travail.
Tant dans la sphère politique, que syndicale ou entrepreneuriale, les outils et connaissances permettant de tracer ce chemin demeurent à ce jour bien insuffisants : de la conception à l’évaluation des politiques publiques, ce sont l’ensemble des « savoirs du pouvoir » qui s’avèrent inadéquats à penser ces nouveaux défis. Pour ne prendre qu’un seul exemple, le PIB, dont l’ensemble des politiques nationales et européennes visent à assurer la croissance, ne comptabilise nullement un élément aussi précieux que le temps de loisir. Autrement dit, si deux pays ont la même productivité par heure de travail et le même taux d’emploi, mais que l’un des deux a une durée de travail moyenne deux fois inférieure à l’autre, le PIB par habitant du premier sera inférieur de moitié à celui du second sans que ne soit nulle part comptabilisé le surcroît de bien-être lié à ce temps regagné sur le travail. Elémentaire pour tout étudiant débutant en économie, cette vérité semble n’avoir pas effleuré les demi-habiles et autres « décideurs » qui continuent, pour les uns, à évaluer la santé d’une société en fonction de son PIB, pour les autres, à se donner la croissance comme condition nécessaire et même suffisante de tout progrès social. Face à cette myopie qui confine à l’aveuglement, il est temps de donner aux indicateurs alternatifs de bien-être non plus seulement une fonction de thermomètre des « dégâts collatéraux », environnementaux et humains de notre modèle productif, mais aussi de boussole dans le pilotage de la nécessaire transformation de ce modèle.
Cette transformation des outils d’appréhension du réel ne pourra qu’induire une revalorisation politique des aspects non marchands de l’existence. A son tour, celle-ci permettra le redéploiement d’un imaginaire actuellement écrasé par l’impérialisme de la fonction de consommation dans la manière dont les individus se vivent, échangent et s’évaluent. On me pardonnera de conclure en citant André Gorz, penseur fondamental de la réduction collective du temps de travail, dans l’émouvante lettre d’amour qu’il écrivit à sa compagne Dorine : « Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seul comble la chaleur de ton corps contre le mien ». Que pèsent in fine les arguments pro et contra face à ces vérités rudimentaires qui veulent que réussir sa vie, c’est être un amoureux incomparable plutôt qu’un travailleur frénétique et qu’il faut travailler moins pour aimer mieux ?