Bien que le vieillissement de la population est avant tout une bonne nouvelle, qui est le résultat d’une amélioration générale des conditions de vie, il est systématiquement présenté aujourd’hui comme une catastrophe économique ! Une « pensée unique » s’impose partout pour nous expliquer doctement – projections démographiques et analyses économiques à l’appui – que le vieillissement de la population rendra impossible dans un futur plus ou moins proche le paiement des pensions légales des pensionnés (le 1er pilier de pension), celles qui sont instituées au sein de la sécurité sociale et qui sont financées par les cotisations sociales des travailleurs.
Une pensée réductrice
Ce raisonnement, aussi simple que malhonnête intellectuellement, se limite en fait à mettre en avant un déséquilibre entre d’un côté le nombre de plus en plus restreints de travailleurs en activité finançant la sécurité sociale et de l’autre le nombre de plus en plus grand de pensionnés « à charge » de cette même sécurité sociale, dont ils reçoivent chaque mois leur pension.
C’est simple comme bonjour ! Et, pour donner à ce raisonnement simpliste un caractère de vérité scientifique de même nature que la loi de l’attraction universelle de Newton, toute une « batterie » de spécialistes et d’experts s’accapare des médias pour marteler ce nouveau « catéchisme ». Du FMI au Bureau fédéral du Plan [1] nous n’entendons que cela ! Ce raisonnement a même été érigé en théorie (pour ne pas dire doctrine) : la théorie des 3 piliers de pension. Il ne sert à rien en effet de dire que la pension légale devient impayable si on n’a pas des « solutions » à proposer. Faire peur d’accord mais avec comme objectif de préparer idéologiquement le terrain à d’indispensables réformes des pensions, justement pour éviter la catastrophe annoncée. C’est ce que propose la théorie des « 3 piliers de pension ».
Qu’est-ce-que la théorie des « 3 piliers de pension » ?
Partant du constat que les pensions légales deviennent « impayables », cette théorie met en avant la nécessité pour les travailleurs de « compléter » leur pension légale par une pension complémentaire, financée dans des systèmes de capitalisation de type boursier. Il s’agit donc de sommes d’argent qui sont périodiquement versées :
- Dans des fonds de pension et les assurances groupes pour le 2ème pilier de pension,
- Dans des épargnes individuelles à long terme et des assurances-vie pour le 3ème pilier de pension.
Il se constitue ainsi ce qu’on appelle une « réserve financière » qui est investie en vue d’un profit maximum, par le fonds de pension, l’assurance groupe, la banque ou la compagnie d’assurances dans les circuits financiers tels que les « actions » boursières. A l’âge de la retraite, la réserve financière comprendra les versements réguliers qui ont été investis auxquels s’ajouteront les profits éventuels des placements financiers (et, s’il y a pertes, celles-ci seront évidemment déduites de la réserve financière…). Cette réserve financière sera versée au pensionné, soit en une seule fois (sous la forme d’un capital) soit périodiquement (sous la forme d’une rente), en complément de sa pension légale.
L’objectif ici est clair : via une réforme des pensions légales, il s’agit, en fait, de mettre en place une logique qui vise à faire croire aux travailleurs que s’ils désirent vivre dignement leur retraite, sans une perte dramatique de leur pouvoir d’achat, ils ne pourront plus compter sur la sécurité sociale et ses mécanismes de solidarité inter et intra générationnels qu’elle met en œuvre. Et comme cette logique de solidarité ne « marche plus », il faut bien trouver une autre solution. Celle-ci consiste à transformer les travailleurs en de petits capitalistes qui ne pensent plus qu’à injecter des capitaux frais aux marchés financiers pour s’assurer une belle retraite dorée. Cette logique capitaliste, si elle continue à se développer au sein du monde du travail, signera à plus ou moins brève échéance l’acte de décès de la sécurité sociale, faute de combattants pour la préserver et la renforcer.
Vieillissement de la population et politique de l’emploi
A cette théorie des « 3 piliers de pension », s’ajoute également un autre présupposé qui va également de soi et qui concerne cette fois-ci la politique de l’emploi : pour faire face au problème de financement de la sécurité sociale résultant du vieillissement de la population, et donc pour sauver nos régimes légaux de pension, il est impératif d’augmenter le taux d’emploi [2] des travailleurs âgés de 55 à 64 ans. Et pour bien nous faire comprendre cette « nécessité », les experts invoquent le retard européen de la Belgique : en 2009, dans cette tranche d’âge (55-64 ans), 35,3% des personnes avaient un emploi en Belgique pour une moyenne européenne de 46% !
Mais comment augmenter le taux d’emploi des 55-64 ans ?
Non pas, comme on pourrait bêtement le croire, en créant des emplois convenables, ou en aménageant les fins de carrières - notamment pour celles et ceux qui ont un métier pénible - ou en empêchant les restructurations/délocalisations des entreprises dont sont victimes en premier lieu les travailleurs âgés.
Non, vous n’y êtes pas du tout ! Ce qui est visé par cette politique de l’emploi, c’est avant tout de remettre sur le marché de l’emploi ceux qui, au sein de la catégorie des travailleurs âgés de 55 à 64 ans, bénéficient de la prépension [3], et qui, grâce à ce statut de prépensionné, ne sont plus considérés comme des chômeurs tributaires du marché de l’emploi. Pour ce faire, Il faut donc supprimer la prépension conventionnelle. CQFD et point final. Comme si le fait de remettre sur le marché de l’emploi les prépensionnés qui en ont été exclus, souvent à leur corps défendant, pouvait, comme par magie, augmenter le nombre de travailleurs âgés de 55 à 64 ans qui travailleront réellement, et donc augmenter le taux d’emploi des travailleurs de cette catégorie d’âge !
Mais peut-être l’objectif poursuivi est-il différent de l’objectif affiché ? Manifestement, il s’agit surtout de créer de la concurrence entre celles et ceux qui recherchent un emploi en augmentant tout simplement le nombre de travailleurs qui doivent être disponibles sur le marché de l’emploi. Ce qui permet au patronat :
- de mieux résister aux revendications légitimes des travailleurs pour des augmentations salariales ;
- de créer des contrats de travail à sous-statuts (avec des sous-salaires) avec à la clé une dégradation des conditions de travail, une augmentation des cadences et une flexibilisation de l’emploi à outrance et sans contrôle.
Ici aussi ce sont des « spécialistes » et des « experts » qui apportent leur caution de sérieux à tout ce matraquage médiatique dont les bénéficiaires ne sont évidemment ni les travailleurs (à qui ont fait croire qu’en devenant des capitalistes et en oubliant la solidarité ils bénéficieront d’une retraite dorée), ni les travailleurs âgés qui, suites aux restructurations/délocalisations de leur entreprise, se retrouveront au chômage (pardon, sur le marché de l’emploi pour parler correctement comme un patron) sans ne plus avoir droit à la prépension.
Le financement des pensions est-il en danger ?
Mais revenons-en à la pertinence de l’argument démographique qui est à la base de ce qu’on peut appeler une « pensée unique ». Et posons-nous d’abord simplement cette simple question : le vieillissement démographique rend-il inéluctablement impayable par les pensions légales du 1er pilier ? La réponse est clairement non. En effet, l’évolution démographique n’est pas le seul paramètre qui détermine un équilibre des régimes légaux de pension. D’autres paramètres ont autant, sinon davantage, de pertinence : le niveau de l’emploi, le niveau des salaires (dont 13,07% sont affectés à la sécurité sociale), et enfin le niveau de l’activité économique.
C’est ce qu’a montré Bernard Friot ( professeur à l’Université de Nanterre). A partir de chiffres français (qui correspondent à la réalité belge), il fait la démonstration suivante :
Avec un taux d’emploi de 10 actifs pour 4 retraités (soit 14 personnes), on produit aujourd’hui une richesse de 100 unités qui permet une distribution correspondant à un revenu individuel de + 7 unités (100 : 14).
Dans 40 ans, avec un taux d’emploi de 10 actifs pour 8 retraités (soit 18 personnes), la richesse produite qui aura doublé (de 100 à 200 unités) pourrait garantir à chacun un revenu correspondant + 11 unités (200 : 18) !
Autrement dit, le vieillissement de la population se produit dans un contexte économique où les richesses produites ne font qu’augmenter. La question de son coût relève donc, avant tout, d’un problème de répartition de la richesse produite.
Le cas de la Belgique est significatif à cet égard. Son PIB s’élevait en 2010 à 340 milliards d’€ par an. A part les deux années de crise financière que nous avons connues (où le PIB a évolué très légèrement en négatif), on constate que chaque année le PIB augmente de 1 à 2%. Si ce rythme est maintenu, il doublera donc de valeur en 50 ans. Ce qui veut dire qu’en 2060 il s’élèverait à 680 milliards d’€ !
Or pendant ce laps de temps, d’après des estimations officielles [4], l’ensemble des dépenses sociales (pensions, prépensions, chômage, soins de santé,…) passerait de 25,5% du PIB en 2009 (dont 9,7% pour les pensions) à 31,8% du PIB (dont 14,4% pour les pensions) en 2060. C’est dire s’il y a de la marge pour payer les pensions légales, non seulement aujourd’hui, mais aussi à l’avenir. Et même de les augmenter, ce qui ne serait que justice en regard de leurs montants dérisoires. Il n’est pas inutile de rappeler ici qu’un cinquième de cette population - qui a pourtant cotisé toute sa vie à la sécurité sociale - vit en dessous du seuil de pauvreté (soit, à l’heure actuelle, avec moins de 966€ par mois pour un isolé) ! . Et ce n’est pas tout.
D’autres paramètres que la richesse produite interviennent aussi pour rétablir un équilibre démographique, tels les flux migratoires et le taux de natalité. Ainsi, une étude d’Eurostat [5] prévoit une augmentation des naissances en Belgique de 2008 à 2030. Ce qui est plutôt encourageant pour le paiement des futures pensions ! Et enfin, il n’est pas inutile de souligner que d’après les statistiques de la Banque Nationale et d’Eurostat, le nombre de travailleurs actifs ne cesse d’augmenter. En Belgique, le pourcentage de travailleurs actifs par rapport à l’ensemble de la population est ainsi passé de 56,8% en 1997 à 62,4% en 2008. Ce qui augmente évidemment le montant des cotisations ONSS qui sont prélevées sur les salaires des travailleurs…
Le vrai problème à résoudre : un financement adéquat de la sécurité sociale
Cette argumentation « démographique » paraît donc bien fragile si on tient compte des autres paramètres qui influencent également le financement de la sécurité sociale, en général, et les pensions légales en particuliers.
En fait, le caractère finançable de la sécurité sociale dépend surtout :
De la création d’emplois de qualité . Mais comment en créer ? Ne serait-il pas temps de défendre un vrai projet de société qui est celui d’une réduction collective du temps de travail, sans perte de salaire et avec embauche compensatoire ? Pourquoi ne pas redéfinir la norme du temps plein à 32 heures par semaine avec une semaine de 4 jours de travail ? C’est ce projet de société qui est à même de répondre à une série de défis actuels : créer des emplois, améliorer les conditions de travail et la qualité de vie des travailleurs, notamment par une diminution du stress au travail, et enfin, améliorer l’articulation entre vie professionnelle et vie privée. C’est par ce choix de société que des solutions pourront être apportées non seulement au faible taux d’emploi des travailleurs âgés, mais aussi à celui des jeunes et des femmes.
De l’augmentation des salaires bruts des travailleurs sur lesquels sont prélevés les cotisations sociales.
De l’instauration d’une cotisation sociale généralisée (CSG), qui, prélevée sur l’ensemble des revenus, mettrait particulièrement à contribution les revenus du capital, lesquels ne participent pas actuellement au financement de la sécurité sociale (les revenus mobiliers et immobiliers, les revenus des sociétés, les plus-values boursières,…).
D’une lutte plus efficace contre la fraude fiscale qui est estimée à pas moins de 30 milliards d’€ par an !
En conclusion, comme je l’ai démontré ci-dessus, le vieillissement de la population ne peut pas servir d’alibi crédible au démantèlement des régimes légaux de pension, tout comme le relèvement du taux d’emploi des travailleurs âgés ne peut justifier la suppression de la prépension conventionnelle.
Et il est grand temps de le faire savoir autour de nous si on veut sauvegarder (et améliorer) notre sécurité sociale.