Il y a au moins deux manières d’esquisser ce que pourrait être la protection sociale dans une société d’alter-croissance.
La première serait de s’inspirer des travaux de modélisation macroéconomique tels ceux faits par le Bureau fédéral du Plan [1]. Certes, deux chercheurs au moins – Peter Victor et, plus récemment, Tim Jackson [2] - ont ici ouvert la voie.
Mais ils n’ont fait que la débroussailler. De toute manière ce type de travaux ne donne jamais comme conclusions que ce qu’on a injecté dans le modèle.
Les travaux classiques de projection des comptes de la protection sociale sur le long terme sont douteux. Pour deux raisons méthodologiques fondamentales.
On a d’abord du mal à imaginer que tout puisse continuer comme avant. Que la croissance, au sens macroéconomique classique, sera évidemment au rendez-vous. On sait aussi les conclusions de ces travaux éminemment dépendantes des hypothèses choisies (il s’agit de scénarios conditionnels, non de projections, faut il rappeler aux décideurs et au grand public) ; les conclusions sont donc très variables d’un exercice à l’autre (un ¼ de point de croissance en plus ou en moins de la productivité et/ou une moindre liaison des pensions au bien-être ou encore une autre hypothèse quant au taux d’emploi – comme si l’emploi se décrétait - changent de beaucoup les résultats).
Imaginer un modèle d’alter-croissance modélisé macro-économiquement serait encore plus hasardeux. Mais est-ce de cela que nous avons besoin aujourd’hui ? La tentation de s’inscrire dans le mainstream de la modélisation macroéconomique n’est-elle pas en profonde contradiction avec une vision critique de la croissance et de son appareillage statistique et méthodologique ? Résistons donc, provisoirement en tout cas, à cette tentation.
L’autre approche, celle sur laquelle je vais me concentrer, vise à construire un projet à la rencontre de deux courants de pensées, qui sont aussi des domaines où se déploient des approches normatives.
Un premier courant, qui a pris son essor à partir du milieu du XIXème siècle, s’interroge sur la protection sociale au sens large : sécurité sociale, assistance, lutte contre la pauvreté, les exclusions et les inégalités. Il prolonge souvent les analyses avec des propositions, voire des visions ou des projets de société. Le passage de l’état providence à l’état social actif constitue une belle illustration de cette double dimension : analyse et propositions.
Un second courant de pensées, plus récent, est passé de la prise de conscience environnementale à la volonté de « redéfinir la prospérité » [3], en passant par la critique de la croissance et de ses dégâts, sociaux et écologiques.
On notera d’emblée que les travaux pour jeter des ponts entre ces deux ordres de préoccupations sont certes plus nombreux et moins lacunaires que ceux relatifs à la modélisation d’une alter-croissance mais n’en demeurent pas moins insuffisants. Insuffisants pour permettre le dialogue et l’action commune entre les militants d’univers encore éloignés l’un de l’autre, trop éloignés. Insuffisants aussi pour construire un nouveau paradigme culturellement et politiquement dominant.
Alors que l’on a à faire dans ces deux mondes à des femmes et des hommes de progrès je me rends compte à quel point on connaît mal l’autre. Les textes qui jettent des ponts sont très peu nombreux sur, par exemple, les sites de GRAPPE – Groupe de réflexion et d’action pour une politique écologique (voir : http://www.grappebelgique.org/) et d’Econosphères (voir : http://www.econospheres.be/).
Commençons par faire un bref – et donc forcément caricatural – état des lieux de ces deux ordres de préoccupations. Nous verrons après quels sont les ponts qui peuvent être jetés entre ces deux ordres de préoccupations pour prolonger par quelques orientations normatives quant à une protection sociale renouvelée dans et pour une société d’alter-croissance.
PAUVRETE, EXCLUSIONS, INEGALITES, PROTECTION SOCIALE
La sécurité sociale moderne a été consolidée en Belgique à la fin de la seconde guerre. Au départ d’inspiration bismarckienne, elle a adopté, au cours du temps des caractéristiques beveridgiennes.
Au milieu des années 70, la protection sociale a consolidé le pilier de l’assistance, par la création du minimex, aujourd’hui le revenu d’intégration, et l’extension du rôle des CPAS.
Les années 80 et suivantes ont vu la sécurité sociale se préoccuper plus de l’emploi et étendre son domaine d’action en matière d’aménagement-réduction du temps de travail, notamment via ce qu’on appelle les congés thématiques.
La protection sociale bute aujourd’hui sur des problèmes ou limites :
- Deux catégories de nouveaux risques sociaux, ceux liés à l’éclatement/recomposition des ménages et à la dépendance causée par le vieillissement et certaines maladies, peinent à trouver leur place dans la sécurité sociale.
- La fluidité permanente des statuts, occupations, ménages – caractéristique essentielle de nos sociétés – cadre mal avec une sécurité sociale qui, à l’origine en tout cas, est basée sur l’implicite d’une grande stabilité des situations et d’une catégorisation en statuts claire, non ambigüe.
- Le financement du vieillissement n’est pas assuré.
- L’insuffisance croissante des minima sociaux – insuffisants dans l’absolu et insuffisants parce qu’indexés sur l’indice-santé – dans un contexte de hausse régulière des prix relatifs du logement, de l’énergie et de l’alimentation, dont les prix augmentent significativement plus vite que l’indice-santé.
- Des risques de délégitimation sont induits par la pression de toutes formes de protections individuelles, la conviction partagée par certains exclus ou suspendus du chômage que « le CPAS c’est mieux que l’ONEM », un manque de compréhension des plus jeunes générations, la création d’aides « marginales » trop souvent liées au statut plutôt qu’au revenu (ex : le tarif social électrique) créant des incompréhension en bas de l’échelle des revenus, entre pauvres et entre ceux-ci et les classes moyennes inférieures.
Tout cela prend place dans une société où, après s’être réduites – un peu – au cours des trente glorieuses, les inégalités se creusent à nouveau en matière de revenus comme de pouvoir d’achat (il y a une dissociation croissante entre le partage des revenus et le partage du pouvoir d’achat) et d’accès à des richesses immatérielles comme l’enseignement, la santé et la culture.
Parallèlement, on peut estimer que le débat sur la pauvreté, les exclusions et les inégalités s’est doublement appauvri. D’une part en négligeant de plus en plus l’importance des inégalités culturelles, d’autre part en se focalisant souvent sur l’une ou l’autre mesure phare (par ex : la TVA à 6% sur les produits énergétiques) sans réflexion globale. Or, ces questions méritent une vision globale et dynamique.
DE LA MONTÉE EN PHASE DES PROBLÈMES ENVIRONNEMENTAUX A LA RECHERCHE D’UNE NOUVELLE PROSPÉRITÉ
En une soixantaine d’années, on est passé de la prise de conscience des problèmes environnementaux [4] – en ce y compris les problèmes de santé publique qui y sont liés – au besoin de plus en plus largement partagé de redéfinir la prospérité.
De locaux et de visibles, les problèmes environnementaux sont de plus en plus devenus globaux et moins directement visibles. Mais leurs nombreuses conséquences (alimentaires, géostratégiques, en matière de santé publique, etc.), elles, le sont. Dès la fin des années 60, on commence à prendre des mesures, plus souvent réparatrices que préventives malheureusement.
Devant la montée de la contestation contre les régulations mises en place dans les années 70 et 80, contestations émanant à la fois des industriels du Nord et des pays du Sud, les Nations-Unies mettent en place une commission, présidée par Gro Brundtland, qui produit le célèbre rapport « Notre avenir à tous ». On y trouve une définition complète du développement durable. Permettez-moi de rappeler que cette définition évoque aussi – cette partie de la définition est peu souvent citée - la nécessaire équité sociale entre pays et au sein de chaque pays. [5]
On a cru un peu vite avoir, avec le développement durable, trouvé la martingale, qui permettrait de gagner sur tous les terrains : économique, social et environnemental.
Certes, il existe de belles illustrations – genre images d’Epinal – du triple win. Mais la réalité est tout autre :
- L’effet rebond [6], mécanisme essentiel de la croissance économique depuis la révolution industrielle, empêche d’espérer atteindre ce dont on a absolument besoin : une baisse absolue de l’empreinte écologique.
- Les mesures prises pour résoudre les problèmes écologiques ne vont pas assez en profondeur. En particulier on peine à mettre en place des politiques préventives fortes. C’est le cas, par exemple, de la directive européenne sur l’éco-design dont un documentaire (« Prêt à jeter » [7]) sur l’obsolescence a montré qu’elle était peu appliquée et qu’il n’y avait pas de volonté de l’appliquer.
- Faisant suite aux critiques sur le la comptabilité nationale (en particulier son indicateur central : le PIB) et sur le consumérisme [8], le développement et la diffusion de nouveaux indicateurs, une résurgence d’études sur la satisfaction, le bonheur et de psychologie comportementale « secouent le cocotier » des idées reçues bien plus fortement et conduisent à une remise en cause radicale d’une société de croissance.
- Enfin, constatons que la dimension sociale a été souvent négligée au profit des deux autres dimensions.
La place nous manque pour détailler les enseignements de ces multiples travaux, souvent convergents. Retenons en deux essentiels :
- Au-delà d’un niveau de revenu par tête, les différences entre pays en matière de bonheur ou de satisfaction dépendent de bien d’autres facteurs comme la confiance dans les institutions et le degré d’équité dans le partage des ressources.
- Les comportements microéconomiques ne correspondent pas, et de loin, aux hypothèses néoclassiques sur lesquelles est fondée une bonne partie de la représentation du monde qui a cours chez de nombreux économistes.
-
C’est donc à la mise en place d’un nouveau paradigme que l’on assiste pour le moment. Par choix, de préférence, par contrainte, inévitablement, il faudra construire une société d’alter-croissance.
LES PONTS ENTRE CES DEUX PROBLÉMATIQUES
Les dégâts écologiques et les (non)capacités d’y répondre créent de nouvelles inégalités.
Abordé plus tardivement et avec moins de moyens, le versant social de la question écologique est aujourd’hui mieux investigué. Les conclusions des études existantes sont claires.
Les externalités environnementales négatives sont mal partagées (les plus grands utilisateurs de la bagnole habitent rarement le long des routes les plus fréquentées, ceux qui habitent près d’anciennes décharges non réhabilitées ou de terrains industriels pollués sont rarement des ménages à l’aise, dans les grands centres urbains, les occupants de logements de faible qualité ont aussi plus rarement des espaces verts à proximité, etc.).
Ceci dit, à l’instar de certains nouveaux risques sociaux, le déterminisme social est en matière environnementale et de santé publique peut-être (un peu) moins marqué. On peut être à l’aise dans la société et subir les conséquences de certaines pollutions. Il suffit, par exemple, d’habiter au « mauvais endroit ». C’est ainsi que des études américaines ont montré que le retard de développement de certains enfants suite à des pollutions chimiques – ce qui crée des inégalités à moyen terme – pouvait évidemment toucher indifféremment des enfants de tous statuts socioéconomiques.
Mais il y a une différence de taille. Les ménages aisés, mieux armés culturellement, peuvent mieux « répondre » : demander réparation, déménager, isoler le logement des bruits extérieurs, mieux se soigner, etc. Illustration : l’implantation d’un pylône GSM pose en général moins de problèmes sur le toit d’un immeuble d’habitations sociales que dans un quartier bourgeois.
Enfin, rappelons que des travaux récents [9] confirment qu’il y a une corrélation positive entre l’empreinte écologique et le niveau des revenus.
L’accent est mis sur les intrants (autrement dit les moyens mis en œuvre), peu sur les résultats obtenus.
C’est une des critiques les plus fortes de la Comptabilité nationale et de son indicateur phare, le PIB. Celui-ci mesure d’abord les moyens mobilisés. Mais cette mesure ne dit rien sur les résultats obtenus – et de leur évolution – en matière de bien-être et de ses composantes matérielles, sociales, psychologiques, relationnelles.
Cette posture est très largement partagée dans d’autres domaines. A défaut de se mettre d’accord sur des projets plus englobants, plus radicaux, une partie du débat politique est réduite à proposer et défendre des objectifs symboliques.
En quoi une norme de 4,5% de croissance des dépenses de santé est-elle génératrice d’une meilleure et plus juste santé ? En quoi un objectif de 1,9% de la masse salariale consacrée à la formation garantit-elle un capital humain véritablement amélioré, un développement plus harmonieux de la société ? En quoi une pension minimum de 1.500 €/mois proposée par d’aucuns donne-t-elle la garantie d’une vieillesse heureuse, surtout si les coûts des soins de santé et du logement continuent à gonfler ? En quoi consacrer 3% du PIB à la Recherche-Développement va-t-il nous aider fondamentalement ? En quoi la croissance recherchée par le plan Marshall va-t-elle rendre les wallons plus heureux ?
Redistribution des revenus et envies
Les conclusions des études sur le bonheur ou de psychologie comportementale sont claires :
- Au-delà d’un niveau de revenu par tête dépassé depuis longtemps dans les pays européens, les différences entre pays en matière de bonheur ou de satisfaction dépendent notamment – on l’a déjà dit – de la plus ou moins équitable distribution et redistribution des revenus, en ce y compris l’accès aux services et équipements collectifs. Une inégalité de revenus croissante n’est bonne ni pour la cohésion sociale, ni pour l’empreinte écologique en ce qu’elle favorise des modes de consommations dispendieux en haut de l’échelle des revenus.
- Comme l’a montré, par exemple, le test dit de l’ultimatum [10], l’être humain a besoin, pour être heureux, pour accepter ou en tout cas tolérer la cours des choses, d’un minimum d’équité dans le partage des ressources et opportunités.
- Aussi triviale que puisse paraître cette conclusion, « la comparaison de mon assiette avec celle du voisin compte au moins autant pour mon bien-être que le contenu de la mienne ».
Une société inégale suscite et stimule des envies, dont la satisfaction coûte cher sur le plan du bien-être de ceux qui en sont exclus, de l’environnement et de la cohésion sociale.
Les promesses non tenues
La croissance, en tout cas celle que l’on subit depuis le tournant des années 80, n’aura tenu aucune de ses promesses, implicites ou explicites. Diplômé économiste en 1977, je n’ai cessé d’entendre depuis lors la rengaine, lancinante, que la croissance allait résoudre et le chômage et la pauvreté. Il est vrai que le nombre de chômeurs n’a jamais que quadruplé depuis lors.
De même, une batterie d’indicateurs a démontré à suffisance que la croissance génère à la marge des rendements au mieux décroissants, souvent négatifs en matière de bien-être. La croissance des trente dernières années a détruit bien sûr du capital naturel, mais aussi du capital social (notamment en minant la confiance vis-à-vis des autres et des institutions) et n’a pas permis à tout le monde de développer suffisamment le nécessaire capital humain pour trouver sa place dans un monde trop complexe et trop rapide.
L’argument central est ici le suivant. Au stade actuel du développement du capitalisme et de la base matérielle de notre bien-être, la croissance produit structurellement des inégalités, des exclusions et des dégâts écologiques, évolutions souvent liées, en tout cas observées simultanément.
Ces inégalités et dégâts ne sont pas « réparables » avec plus de régulation, désolé pour ceux qui y croient encore, du moins si on ne touche pas aux mécanismes profonds de la croissance économique dominante.
Pas réparables parce que la croissance telle qu’elle se développe aujourd’hui n’est possible qu’en favorisant toutes les formes d’obsolescences, des consommations de plus en plus dispendieuses sur le plan social et environnemental (ex : les voyages aériens), des produits (biens & services) de plus en plus complexes, inutilement complexes, pour essayer de faire la différence, souvent en trompant le consommateur sur ses véritables besoins (ceci vaut notamment pour les produits financiers, les logiciels informatiques, les équipements ménagers), l’individualisation de certaines consommations (les piscines, les jeux d’extérieur pour les enfants…), la complexité et la longueur des chaines de production, des dépenses défensives ou réparatrices qui gonflent l’activité mais sans réelles et positives retombées sociales ou autres, des normes de plus en plus contraignantes, dont le rapport coûts-bénéfices est excessif.
La croissance de la consommation privée n’est possible que parce que l’on refuse de consacrer les nécessaires ressources à l’entretien, la réparation et l’extension du capital collectif (réseaux de toutes natures, bâtiments scolaires, routes…).
La croissance d’aujourd’hui produit structurellement des conditions de travail stressantes et des horaires de travail qui rendent difficile une vie familiale et sociale épanouissante. Elle a aussi besoin de consommateurs mobilisés en permanence, qui dorment le moins possible.
Cette croissance a aussi besoin de spécialistes de plus en plus pointus (dans les domaines informatiques, juridiques, techniques, du management), spécialistes réputés tels en tout cas, qui accaparent les marges salariales disponibles, générant des inégalités structurelles. Tout le monde ne peut pas être un travailleur de la connaissance ou un créatif reconnu. Je rappelle à cet égard que, contrairement au bon sens commun, qui s’intéresse surtout aux revenus de la propriété, ce sont les inégalités croissantes au sein du monde du travail qui sont le principal moteur de la montée des inégalités. [11]
Un exemple de telles évolutions nous est donné par la libéralisation des marchés de l’énergie. En multipliant les acteurs et en laissant faire toutes sortes de pratiques commerciales, on développé des activités sans réelle valeur ajoutée sociale ni économique d’ailleurs, tout en créant de nouvelles inégalités ou en accentuant d’autres. C’est un champ de bataille supplémentaire où s’érode la cohésion sociale par des pratiques commerciales scandaleuses et une individualisation/privatisation des choix [12].
Un phénomène semblable a été observé – et l’est encore malheureusement – dans le monde bancaire où des commerciaux disent ne pas toujours comprendre ce qu’ils fourguent à leurs clients tout en étant conscients que ce n’est pas dont ils ont besoin.
Décidément, comme le disait déjà Sicco Mansholt dans les années 70, la croissance est au service des minorités dominantes [13]. C’est de plus en plus vrai.
On notera pour terminer ceci qu’on peut en plus douter d’une réelle croissance économique – même dans son acception classique – au cours des dix ou vingt dernières années. En effet, beaucoup d’achats des ménages (par exemple les équipements pour partir en vacances) ou de dépenses d’investissements (par exemple celles liées aux normes de sécurité) ont un taux d’utilisation extrêmement faible. Peu d’entreprises seraient rentables avec des taux d’utilisation de leurs capacités de production aussi faibles.
Le gros du boulot est à faire, ou à refaire
En matière de pauvreté comme d’environnement, nos sociétés n’ont pas avancé véritablement au cours des vingt dernières années, quand elles n’ont pas reculé (c’est par exemple le cas en matière d’accès et de réussite dans l’enseignement supérieur).
Ni dans un domaine ni dans l’autre on n’a véritablement mis le doigt sur l’ampleur des problèmes et les mécanismes à l’œuvre. Comme si on avait peur d’affronter la réalité.
Certes, des mesures ont été prises, mais elles concernent la périphérie des problèmes, sans s’attaquer au cœur des réalités et comportements. Améliorer le recyclage des déchets d’emballages présente l’immense avantage de ne pas devoir interroger les pratiques, ni des producteurs, ni des consommateurs. Garantir la gratuité des soins dentaires de base avant 18 ans sans s’interroger sur les obstacles culturels ou autres à l’accès aux soins donne bonne conscience mais profite surtout à la classe moyenne.
Un enjeu majeur : le logement
Le logement est un enjeu devenu essentiel, à la croisée de préoccupations écologiques et sociales.
- Trouver un logement et, pour certains (notamment les bénéficiaire du revenu d’intégration), quand on l’a trouvé, convaincre le propriétaire, est de plus en plus difficile.
- Le poste logement pèse de plus en plus lourd dans le budget des ménages locataires à petits revenus.
- La situation par rapport au logement (propriétaire avec ou sans charge d’emprunt/locataire dans le secteur social ou le privé) aboutit – vu que les minima sociaux sont identiques – à de grandes différences dans le niveau de vie effectif en bas de l’échelle des revenus [14].
- Le logement génère une grosse part des émissions de gaz à effet de serre, environ 30% des émissions des ménages [15].
- La qualité environnementale et, principalement, énergétique du parc locatif est souvent médiocre, voire très médiocre.
- Cette piètre qualité conduira à un appauvrissement croissant au fur et à mesure de l’inéluctable augmentation des prix énergétiques.
L’absence d’individualisation des allocations sociales complique un peu plus encore l’équation en mobilisant des logements à cause des domiciliations fictives.
Un second enjeu majeur : la santé
A santé est un enjeu qui est aussi à la croisée de préoccupations écologiques et sociales, voire économiques en ce qui concerne, par exemple, la relocalisation d’une production alimentaire plus saine.
On doit constater que tous les progrès, ou supposés tels, en matière économique ou de soins de santé n’ont pas réduit les inégalités sociales en matière de santé. Les écarts, qui restent énormes, en ce qui concerne l’espérance de vie en bonne santé en témoignent à suffisance.
Les politiques de prévention sont clairement très insuffisantes. Celles-ci préfèrent se centrer sur des questions périphériques plutôt que sur les vrais enjeux (pesticides, métaux lourds, conditions de travail, etc.).
Cette insuffisance des politiques de prévention creuse les inégalités et gonfle la facture budgétaire des soins de santé.
L’illusion du capitalisme vert
Le capitalisme vert ne nous sauvera pas de ces difficultés.
Ne permettant pas – structurellement – de construire une réponse à l’effet rebond, il ne conduira pas à une baisse absolue de l’empreinte écologique globale. Tim Jackson a produit une démonstration éclatante de cette impasse. [16]
Le capitalisme vert n’apportera pas non plus de réponse suffisante au drame du chômage. Beaucoup des créations d’emplois annoncées seront, c’est la loi du genre, contrebalancées par des pertes d’emplois dans d’autres activités. [17]
Le capitalisme vert génèrera de nouvelles inégalités ou en renforcera d’autres. Trois exemples :
- En France, le Grenelle de l’environnement met notamment l’accent sur le développement des lignes TGV (14% des investissements prévus, soit 5,7 milliards d’euros par an sur 41,3) ; or celui-ci profite largement aux catégories socioéconomiques favorisées. « Les dirigeants, cadres supérieurs et professions libérales, qui sont 8% des actifs, font 46% des utilisateurs du TGV Nord et 37% du TGV Méditerranée. Les quelques 70 milliards d’investissements dans le Grenelle auront donc pour effet de faire payer les plus pauvres pour faire gagner du temps aux riches. » [18] ; à cet égard il serait peut-être nécessaire de relire Ivan Illich qui, dans son célèbre essai « Energie et équité », ne dit rien d’autre.
- Sans correctifs, l’amélioration énergétique des logements conduira à un surcoût plus que proportionnel pour les ménages en bas de l’échelle des revenus. Illustrons cela avec l’amélioration énergétique des logements sociaux. Dans le secteur la tentation est forte – et compréhensible au vu des difficultés financières des Sociétés de logements – d’augmenter le loyer des logements sociaux rénovés. Résultat : les pauvres ne gagneront rien à cette politique tandis que les classes moyennes bénéficieront des retombées fiscales.
- L’individualisation des moyens de production de l’électricité (panneaux photovoltaïques), de l’eau chaude (panneaux solaires thermiques), de l’eau (citernes d’eau de pluie) – individualisation largement soutenue par des interventions publiques de toutes natures – accentue d’évidence les inégalités. Via trois mécanismes :
- Les pauvres n’accèdent pas à ces productions, parce qu’ils manquent de moyens et sont souvent locataires. A terme donc le prix relatif (par rapport aux consommateurs plus aisés) de l’électricité et de l’eau payé par les ménages modestes, non équipés, va augmenter.
- Ce prix relatif plus élevé le sera aussi parce qu’il faudra répartir les coûts fixes des réseaux sur une quantité réduite de kWh et de m³.
- Enfin, certains mécanismes de soutien à l’électricité verte, comme les certificats verts, contribuent aussi à pousser à la hausse le prix de ces consommations de base pour les ménages à petits revenus.
Ce capitalisme vert ne démentira pas ceux qui pensent que dans nos sociétés on peut continuer à croître avec un pourcentage (très) important de personnes hors emploi, voire hors-jeu. Et sans changement de cap, cette évolution est plausible et possible.
PROTECTION SOCIALE ET ALTER-CROISSANCE
Un élargissement de l’analyse et de la critique de la croissance, de même que les études sur le bonheur et la psychologie comportementale, conduisent à renforcer, donner une nouvelle vigueur à l’approche classique, sociale-démocrate de la protection sociale et de l’état-providence. Tant mieux.
Plus que jamais on a besoin d’un certain degré de sécurité. Et notre sécurité sociale semble rencontrer des besoins essentiels pour mener une vie de qualité. Plus que jamais on a aussi besoin d’un partage plus équitable des revenus. Si nos sociétés ne peuvent garantir le bonheur sur commande au moins peuvent-elles en créer les conditions. Protection sociale et partage équitable des revenus peuvent y contribuer.
Ces conclusions valent aussi pour les extensions apportées à la sécurité sociale des années 40, en particulier toutes les formules d’aménagement-réduction du temps de travail. Ces dernières sont déjà et seront de plus en plus nécessaires pour que les enfants et petits-enfants puissent dégager du temps pour contribuer à s’occuper des jeunes et moins jeunes. Penser que l’on pourra consolider et développer une politique de maintien à domicile et d’accueil des personnes âgées en institutions sans une part – inévitablement croissante – de solidarités de proximité (proches et volontaires) est une illusion qu’il faut dissiper. Non seulement est-ce nécessaire mais souhaitable en ce que les solidarités de proximité sont en phase avec une société d’alter-croissance, voire peuvent contribuer à l’instaurer. Notez, pour éviter les dérives à la Big Society de David Cameron, que cet appel au développement des solidarités de proximité intervient après un appel à la consolidation de notre sécurité sociale.
Il faudra aller plus loin en matière de réduction du temps de travail parce que celle-ci est nécessaire pour produire moins, ralentir notre rythme de vie, consommer mieux, développer les activités autonomes, réduire l’empreinte écologique, donner l’occasion de créer ou consolider des liens, assurer une plus grande égalité des genres.
Mais cela ne suffira pas à une alter-croissance qui tienne compte des impératifs qui découlent des analyses et constats ci-dessus.
Esquissons ici quelques orientations qui pourraient s’inscrire dans une société d’alter-croissance :
- Si la quantité et la qualité des logements sont des enjeux essentiels, il faut se donner les moyens d’y répondre. Je propose d’articuler ici le financement de cette politique et le financement futur des pensions. La proposition concrète :
- collectiviser et généraliser le plus possible le second pilier au sein de la sécurité sociale ; cette possibilité existe déjà mais est peu usitée ;
- le principe de la capitalisation doit continuer à présider ce second pilier ;
- mais, au lieu d’investir dans je ne sais quels véhicules hasardeux, les moyens engrangés seront prêtés pour augmenter la quantité de logements et mettre à niveau le parc existant ;
- auront accès à ces moyens les particuliers et les sociétés de logements ;
- les sommes prêtées seront remboursées en recourant à la technique des emprunts indexés ;
- cette formule présente ici deux avantages majeurs : un revenu futur dont le pouvoir d’achat est garanti (même si le rendement réel est faible) et de facto en phase avec le coût futur du logement ;
- en attendant que la situation s’améliore, les ménages qui ont droit à un logement social mais n’y ont pas accès par manque de logements seront compensés financièrement ;
- d’autres investissements nécessaires à la grande transition pourront, si c’est possible, bénéficier de ces moyens financiers.
- Une partie des moyens dégagés doit être consacrée à doper la mise sur le marché de logements adaptés pour personnes âgées, si possible dans le cadre de projets intergénérationnels. Cette politique est bonne pour le moral des personnes âgées, bonne pour l’environnement (l’empreinte écologique de tels logements est inférieure à celle du logement quitté), bonne sur le plan social en ce que les logements quittés, y compris dans les sociétés de logements, deviennent accessibles à de plus jeunes ménages. Une partie de ce parc devra répondre aux critères du logement social.
- L’individualisation de la protection sociale – en ce y compris le droit à l’intégration sociale – complètera cette politique en ne pénalisant plus les personnes qui, temporairement ou pour de plus longues périodes, souhaitent vivre ensemble ou, en tout cas, partager un certain nombre de facilités et d’équipements. Cette très ancienne revendication doit, enfin, se concrétiser, à la fois pour des raisons de liberté des individus, sociales et environnementales. Elle a un potentiel énorme en termes de niveau de vie et d’empreinte écologique.
- Pour des raisons d’équité et des préoccupations environnementales, les dispositifs sociaux en matière de tarification de l’eau, du gaz et de l’électricité doivent être remplacés par une tarification radicalement progressive, prévoyant une base de consommation gratuite ou très bon marché, dépendante du nombre de personnes dans le ménage ; les forfaits et abonnements devront être supprimés ou en tout cas sévèrement encadrés pour éviter que la tarification progressive soit vidée de sa substance par des adaptations des grilles tarifaires. Toute tarification progressive présente deux avantages majeurs : mise en œuvre facile (il faut seulement connaître la composition du ménage) et l’avantage suit la personne sans difficulté quelles que soient les changements de revenus ou de statuts.
- On ne dira jamais assez que les inégalités se creusent et se manifestent très tôt. Comme le rappelle, par exemple, Nathalie Guignon, « la surcharge pondérale est un miroir des inégalités sociales dès le plus jeune âge. » [19] La dégradation de la santé chez de nombreux enfants, associée à des mœurs alimentaires désastreuses, doivent amener les politiques de prévention à investir massivement l’école. Il s’agit de prévenir de graves problèmes de santé dès le plus jeune âge mais aussi de construire une hygiène de vie, notamment alimentaire, qui accompagnera le jeune tout au long de sa vie d’adulte. L’école doit réussir en matière d’alimentation ce qu’elle a réussi en matière de tri et de prévention des déchets. Elle le fera en redynamisant, en mettant au goût du jour ce qui reste de médecine scolaire. Elle le fera aussi en offrant à très bas prix au moins un repas de qualité par jour. C’est l’exemple même d’une politique sociale non stigmatisante, peu coûteuse de surcroît eu égard aux retombées positives, qui prépare le terrain à la relocalisation d’une production alimentaire plus saine.
- J’en ai assez d’entendre dire que les pauvres sont des citoyens comme les autres. Dans les faits ce n’est pas vrai. Or, ce n’est pas une tâche impossible que de concrétiser ce principe démocratique de base. Pourquoi pas, par exemple, construire un projet de lutte contre la précarité énergétique où des personnes à faibles revenus pourraient elles aussi investir ensemble dans des unités de production énergétique et, comme d’autres citoyens, bénéficier des avantages à venir. Ce genre de politique peut contribuer à accroître la cohésion sociale dont nous aurons besoin pour la grande transition tout en améliorant progressivement le niveau de vie des personnes pauvres ou à petits revenus.
- Dans une société et une économie désormais contraintes par diverses limites, la limite énergétique n’étant pas la moindre, il faudra garantir certaines consommations essentielles. C’est le cas, par exemple, en matière de mobilité. La gratuité revendiquée par certains, voire déjà mise en route dans certains endroits, n’est pas une voie d’avenir. Elle brouille les cartes, ne profite pas vraiment aux ménages à petits revenus, elle conduit à des surconsommations. Cela vaut aussi pour la tarification préférentielle dans les transports en commun dont bénéficient, par exemple, les personnes âgées. Mais on peut facilement s’inspirer de ce qui est proposé ci-dessus en matière d’énergie : pourquoi pas l’octroi chaque année, à chaque personne, d’un certain nombre de titres de transports gratuits ou à très bon compte.
- Les régulations publiques sont plus que jamais nécessaires pour protéger les citoyens, consommateurs et travailleurs. Il faut que l’état joue un rôle plus proactif pour favoriser des choix socialement et écologiquement responsables. Je pense ici, notamment, à la régulation des marchés du gaz et de l’électricité, insuffisante à ce jour, ou à des campagnes d’intérêt public, comme la Wallonie pourrait et devrait en faire, par exemple pour favoriser l’usage de l’eau de distribution. Quelle timidité, quelle absence de volontarisme pour des démarches qui portent pourtant en elles de nombreuses retombées positives. Autre exemple : la lutte contre l’obsolescence organisée de certains biens est à la fois une politique sociale (via le pouvoir d’achat) et écologique. Mais il est temps aussi de relâcher les normes là où la confiance et la créativité doivent régner. La Wallonie contrôle de trop, pas toujours à bon escient, renchérissant ainsi le coût des politiques publiques et des investissements collectifs.
- Une des caractéristiques de nombreuses consommations aujourd’hui est d’évoluer vers des formes de consommations privatives : la piscine privée plutôt que la piscine publique, les jeux à la maison plutôt que la ludothèque, les jeux dans le fond du jardin plutôt que le parc ou l’aire de jeux, etc. A nouveau, enjeux sociaux et écologiques se conjuguent ici pour plaider pour une inversion de cette tendance. A défaut de le faire rapidement, les pouvoirs publics ont l’obligation de prévoir des équipements collectifs en nombre suffisant, accessibles aux ménages à plus petits revenus.
- Certaines dépenses publiques – en particulier les soins de santé et les infrastructures d’accueil pour les personnes âgées – doivent s’habituer à faire plus et mieux avec moins. Il y a une surmédicalisation de la vieillesse ; il y a une surenchère dans les normes les plus diverses qui s’appliquent aux infrastructures pour personnes âgées. L’accueil, la chaleur humaine, les liens, toutes sortes de soins plus « doux », une santé de type communautaire, doivent prendre plus de place qu’aujourd’hui. Les MR(S) peuvent être moins coûteuses à construire ou à rénover qu’aujourd’hui (une moyenne de 100.000 € par lit !).
- Le financement de ces politiques doit contribuer à construire une société d’alter-croissance. Un IPP (impôt sur les personnes physiques) plus progressif qu’aujourd’hui et une indispensable CSG (contribution sociale généralisée) doivent réduire la tension des inégalités. Et reconstruire de la cohésion sociale. Cette reconstruction passera aussi par un recentrage des soutiens publics vers le second pilier tel qu’évoqué plus haut. De même, les usages gaspilleurs des ressources (comme par exemple les voyages aériens, les secondes résidences, les piscines privées, etc.) doivent être mis fortement à contribution, d’une manière ou d’une autre.
Trois réflexions avant de conclure :
- Nos sociétés sont engagées – et doivent accélérer le tempo – dans une grande transition. Celle-ci aura trois dimensions : écologique, économique et sociale. On commence à voir les contours des deux premières. De manière semblable à ce qu’on a observé en matière de développement durable, la dimension sociale est à la traîne. Pire encore, certaines politiques de transition menées à ce jour n’ont pas tenu compte des inégalités. Or, il n’y aura pas de grande transition réussie sans une plus intense cohésion sociale, à la fois comme condition de réalisation et retombée majeure d’une société d’alter-croissance. Cette grande transition passera donc aussi par un intense travail culturel ; le Congé Education Payé doit remettre l’émancipation culturelle au cœur de son projet et il faut lui donner les moyens de ce projet.
- L’emploi constitue encore l’une des meilleures protections sociales. Et il doit le rester. Ceci dit il faut bien constater qu’au-delà de la rhétorique sur les emplois verts, les emplois liés au care et les politiques d’aménagement et de réduction du temps de travail, peu d’éléments concrets, chiffrés permettent d’espérer de manière réaliste un retour rapide au plein emploi. La question de l’emploi doit, demain, nous mobiliser plus qu’aujourd’hui.
- Au terme de ces quelques réflexions et propositions il m’apparaît que la bonne question est moins de savoir comment financer la protection sociale dans une société d’alter-croissance que de développer une politique de cohésion sociale renouvelée pour nous aider à construire une société d’alter-croissance. Ne nous laissons pas intimider par des technocrates qui veulent des projections macroéconomiques ; imposons une vision et un projet.
Pour conclure, je souhaite partager avec le lecteur une citation de Tim Jackson (op.cit., p.191) : « Laissons pour un moment la croissance de côté. Concentrons-nous plutôt sur ce que nous attendons de l’économie. Nous serons surpris de constater que cela se résume à un petit nombre de choses évidentes. Des capabilités d’épanouissement. Des moyens de subsistance, peut-être un emploi rémunéré. Une participation à la vie de la société, un certain degré de sécurité, un sentiment d’appartenance, la capacité de partager une entreprise commune, tout en cherchant à développer notre potentiel individuel d’être humain. » Si on y ajoute le besoin d’équité, dont de récents travaux ont montré toute l’importance aux yeux des citoyens [20], on a ainsi une feuille de route pour sortir de l’oppression d’une société de croissance et construire une société d’alter-croissance à laquelle beaucoup d’entre nous aspirent.