Forte de son succès en matière d’exportation et d’une croissance économique florissante, l’Allemagne est érigée en « bon élève » de l’Europe. Il n’en fallait pas plus à de nombreux économistes et éditorialistes « faiseurs d’opinions » (The Economist, Trends-Tendances, L’Echo, Itinera…) pour en faire le modèle économique à suivre. Au final pourtant, celui-ci pourrait s’avérer dangereux pour l’avenir même de l’intégration européenne !

L’engouement pour le modèle allemand est simple : le taux de croissance y est, aujourd’hui, nettement plus important que celui de presque l’entièreté des autres pays membres de l’Union européenne. L’Allemagne devrait être aussi un des premiers pays en Europe à retrouver son niveau économique d’avant crise. Selon certains observateurs, cette situation est la conséquence directe d’une série de réformes du marché du travail, notamment l’« agenda 2010 », qui se sont accompagnées d’une forte modération salariale. Des mesures initiées par Gérard Schröder (SPD), puis poursuivies par Angela Merkel (CDU).

Depuis 2010, cette thèse trouve un écho considérable en Belgique au niveau du monde patronal et de ses relais traditionnels. « Ayant entre autres misé pleinement sur la modération salariale et l’innovation, l’Allemagne dispose aujourd’hui d’une industrie forte et est à l’heure actuelle l’un des seuls pays de la zone euro à avoir gagné des parts de marché à l’échelon international au cours des dix dernières années » [1], indique la FEB. Du côté de la fédération patronale flamande, Voka, on parle même d’un « nouveau miracle économique allemand » basé sur la flexibilisation du marché de travail. [2] Pour Peter De Keyzer, économiste en chef de BNP Parisbas Fortis, les lois « Hartz » en matière e réformes du marché du travail « constituent la seule véritable intervention de la politique qui a encore renforcé les avantages allemands ». Nommées d’après leur inspirateur Peter Hartz, ancien directeur de personnel de Volkswagen, ces réformes « Hartz » I à IV ont consisté en une limitation des allocations de chômage dans le temps à 12 mois et à une dérégulation forte du marché de l’emploi qui a surtout favorisé l’émergence d’un immense sous-marché de l’emploi. Selon la fondation Hans Böckler, 5,1 millions de travailleurs avaient en 2010 un salaire inférieur à 8 euros/h, 1,2 million de travailleurs un salaire inférieur à 5 euros/h. Entre 2005 et 2008, le nombre de travailleurs pauvres a augmenté de 47,9% en Allemagne [3]. Enfin, pour Jean Hindriks et Ivan Van de Cloot du think tank belge « Itinera Institute », c’est le système des pensions en Allemagne, dont l’âge de la retraite est passé à 67 ans en 2007, qu’il serait intéressant d’étudier en Belgique [4].

Compétitivité à tout prix

Aujourd’hui, l’Allemagne est l’exemple à suivre pour qui veut affronter la course à la compétitivité globale et tirer profit des opportunités offertes par la mondialisation des échanges économiques. Ce rôle de « bon élève », désormais endossé par l’Allemagne, renvoie à ce que Paul Krugman constatait déjà en 1994 dans son analyse du discours de la compétitivité [5]. Dans l’histoire récente, analysait-il, il y a toujours un modèle à suivre afin d’améliorer sa compétitivité : le Japon à la fin des années 1980, les Tigres asiatiques au début des années 1990, ensuite, les États-Unis grâce au secteur des nouvelles technologies... La modération salariale jouant toujours une dimension importante dans cette « obsession de la compétitivité ».

Selon Krugman, ce discours de la compétitivité est néanmoins imprégné par une confusion dangereuse. Si, pour lui, il est légitime que des entreprises se fassent concurrence, cette situation est loin d’être idéale, voire souhaitable pour les États. « Quel sens a la mise en concurrence de systèmes sociaux, de droits… ? », se demande-t-il.

Dumping salarial

Comme toujours, il y a un monde entre la fiction d’un modèle idéalisé, fût-il allemand, et la réalité sociale et économique d’un pays. Mais au-delà des conséquences sociales internes désastreuses, et d’un succès économique à relativiser [6], la politique allemande de dumping salarial, c’est-à-dire la compétitivité par les salaires, a aussi eu un coût particulièrement néfaste pour les autres pays européens. « La compétitivité économique, telle que développée par l’Allemagne ces dernières années, nuit au bien-être des Européens et à la construction européenne » écrit l’économiste Gilles Raveaud sur son blog [7].

Heiner Flassbeck, ancien secrétaire d’État aux Finances allemand et actuel directeur de la division sur la mondialisation et les stratégies de développement à la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) rappelle ainsi que : « entre 2000 et 2010, les exportations nettes de l’Allemagne explosaient alors que sa demande intérieure stagnait avec un taux de croissance insignifiant de 0,2 % par an. Une croissance quasiment nulle des revenus du travail – à peine 0,4 % par an, bien en deçà des gains de productivité – explique la morosité de la demande intérieure, la restriction salariale n’ayant pas conduit à la création d’emplois attendue.

Ces dix dernières années, les coûts unitaires du travail en Allemagne n’ont crû que marginalement, atteignant un niveau de 105 en 2010. » Conséquence, « un bien ou service qui était produit au même coût en 2000 par tous les membres de l’Union monétaire européenne (UME) et pouvait donc être vendu au même prix, coûte aujourd’hui 25 % plus cher s’il est produit en Grèce que s’il l’est en Allemagne, explique-t-il. La différence est du même ordre pour l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Et elle est même de 13 % pour la France bien que ce soit le seul pays où le coût unitaire du travail a strictement suivi l’objectif d’inflation de 2 % fixé par la BCE. » [8]

Les énormes excédents allemands étant nécessairement la contrepartie des déficits de ses partenaires commerciaux, la politique néo-mercantiliste pratiquée par l’Allemagne a entraîné des déséquilibres macro-économiques importants au sein de la zone euro qui sont, en partie, responsables de la crise de la dette des pays périphériques (Grèce, Portugal, Irlande, Espagne…).

Pour reprendre l’idée de Paul Krugman, si cette « dangereuse obsession de la compétitivité » entre États est absurde, cela est certainement encore plus vrai dans le cadre de pays qui partagent une même monnaie. Aujourd’hui l’Allemagne profite d’un immense marché, plus grand que celui des États-Unis, avec une monnaie unique qui la protège de toute dévaluation monétaire de la part de ses concurrents.

Ces écarts de compétitivité mettent en danger l’avenir même de la monnaie unique. La crise de l’euro étant la conséquence d’un manque de coordination des politiques économiques dans la zone euro. Pour y répondre, Angela Merkel a fait pression sur ses partenaires européens pour qu’ils adoptent son plan de compétitivité « Euro + » qui s’inspire des politiques économiques menées en Allemagne ces dix dernières années. Un plan qui a été la contrepartie de sa participation dans le mécanisme de sauvetage de la zone euro.
Un modèle dont on sait pourtant qu’il n’est socialement pas tenable ; ni exportable au reste de l’Europe, car le succès économique de l’Allemagne tient plus à la spécificité de son tissu industriel (biens d’équipements, machines de qualité « made in Germany ») qu’à sa politique salariale ; et au final dangereux pour l’économie, car il pourrait ralentir la sortie de crise de l’UE.

Pour Heiner Flassbeck, qui a retracé l’évolution des politiques allemandes dans un livre récent, « les dirigeants européens ont tort de croire qu’il y aura une sortie de crise grecque, espagnole, portugaise ou toute autre solution nationale à l’intérieure de l’UME. Si l’Allemagne continue à se serrer la ceinture, et tout pousse à le croire, ces pays et la France vont être contraints de baisser les salaires en termes absolus. Il en résultera une déflation et une dépression dans toute l’Europe qui ne pourra renaître de ses cendres tant que la surévaluation des monnaies ne pourra être corrigée par une dévaluation. La crise européenne n’est pas qu’une tragédie grecque. Si l’Europe ne peut s’accorder sur une action concertée, en prenant des décisions claires sur l’évolution des salaires sur plusieurs années, voire des décennies, afin de rééquilibrer son commerce, alors tous les pays de l’Europe du Sud, dont la France, devront envisager de sortir de l’Union monétaire. Aucun pays au monde ne peut survivre économiquement si toutes ses entreprises ont des désavantages absolus face à leurs principaux partenaires commerciaux. » [9]

Plutôt que d’instaurer une compétitivité à tous crins via une concurrence à la baisse des systèmes sociaux et une déflation salariale généralisée, l’enjeu est plutôt aujourd’hui d’instaurer davantage de coordination des politiques économiques au niveau européen à travers notamment un rééquilibrage des balances commerciales. Ce qui passe par une politique plus coopérative de la part de l’Allemagne au service d’un intérêt européen commun. Un point de vue partagé aussi par de nombreuses organisations sociales allemandes, dont la DGB, syndicat allemand de plus de 6 millions de membres, qui revendique un changement de cap des politiques économiques allemandes et européennes : « Les pays avec des excédents commerciaux, en particulier l’Allemagne, doivent stimuler leurs marchés intérieurs en freinant la faible rémunération des secteurs les plus précarisés, en stimulant les investissements publics et l’augmentation des salaires. Cela entraînera également une hausse des importations de biens et des services des pays en crise. Le pays de la zone euro avec le plus grand excédent commercial doit porter la plus grande responsabilité dans la relance de l’économie de la zone euro » [10]. En définitive, pour l’avenir même de la construction européenne, le modèle allemand constitue sans doute bien plus le problème que la solution.