Les investissements directs à l’étranger, nom consacré pour désigner les flux de capitaux transfrontières mis en mouvement par les multinationales, brassent des sommes qui, pour la plupart, dépassent l’entendement. Entre 1.000 et 2000 milliards de dollars par an depuis 2005. Dans la littérature spécialisée comme dans les médias, ces flux sont présentés comme un des moteurs de la croissance, du bien-être universel et du développement des nations. Voilà qui mérite d’être nuancé. Analyse.

Le ballet des flux financiers transfrontières actionnés par les multinationales avait en 2007 battu tous les records. Quelque 2.146 milliards de dollars en 2007 (avec tous les zéros : 2.146.000.000.000 de dollars). 2007, pour mémoire, c’est l’année où éclate la crise financière mondiale. Pas pour tous, manifestement. Ni durablement : 2008 accusera certes un tassement dans la boulimie des investissements réalisés par les multinationales à l’étranger (1.850 milliards de dollars), tassement qui devrait encore s’accentuer en 2009 (les prévisions font état d’un montant de 1.200 milliards de dollars), mais, comme souligne le Wall Street Journal , la reprise sera au rendez-vous dès le moment « où les gouvernements commenceront à revendre les participations prises durant la crise financière dans les banques et dans les autres entreprises, ce qui conduira à augmenter les flux d’investissements directs à l’étranger à hauteur de 1.400 milliards de dollars en 2010 et 1.800 milliards de dollars en 2011. » Tout est bien qui finit bien ?

Voilà qui suppose d’aller voir ce qu’il y a derrière les chiffres. D’autant que les investissements directs à l’étranger (IDE) sont en général présentés comme un des moteurs de la croissance, du bien-être universel et du développement des nations – en particulier, ceux du Sud, du Tiers-monde. Commençons par là...

Imaginons un instant que les grandes entreprises transnationales forment un gouvernement mondial et désignent entre eux un ministre de la Coopération au développement. Le communiqué de presse annonçant la chose s’énoncera sans doute ainsi : « Comparée aux montants que nous consacrons à la bonne santé de l’économie mondiale, l’aide des Etats joue un rôle mineur. Il est donc naturel qu’on nous confie, en matière de Coopération au développement, une place prépondérante dans le concert des nations. »

La situation n’a rien d’imaginaire. Si le club des multinationales n’est pas organisé sous la forme d’un gouvernement, il n’en dispose pas moins – pour faire valoir les mérites « développementaux » d’une circulation mondiale sans entrave des capitaux – de think tanks et d’institutions d’envergure internationale qui ont les moyens de faire du message une doctrine universelle, Banque mondiale, OCDE, Organisation mondiale du commerce, etc. Et, dans les faits, lorsqu’on examine les grands flux financiers qui prennent la direction des pays du Sud, les investissements des entreprises peuvent sans conteste prétendre à la médaille d’or.

Les faits, en apparence, leur donnent raison. Le flux de capitaux investis par des entreprises dans le Sud représente en 2008 quelque 620 milliards de dollars. C’est près de deux fois plus que les fonds renvoyés par les travailleurs migrants (328 milliards, 2008). Et presque quatre cinq fois plus que l’aide officielle au développement des Etats (120 milliards, 2008). Au tableau des trois grands flux financiers de « coopération au développement », l’aide des Etats arrive en bon dernier. Voilà qui clôt la discussion ?

C’est aller un peu vite en besogne. Car les flux de capitaux organisés par les entreprises multinationales, qu’on appelle classiquement les investissements directs à l’étranger (IDE), ne manquent pas de produire des effets paradoxaux. Quelques exemples.

Quatre faux jumeaux

Lorsque la multinationale française Renault choisit en septembre 2007 de bâtir une usine au Maroc pour la construction de véhicules destinés à l’exportation, et donc d’inscrire sur ses tablettes un IDE nord-sud de 600 millions d’euros, l’objectif n’est pas de créer des emplois (jeu à somme nulle, les postes créés là-bas étant annulés par ceux supprimés ici) mais de mettre en concurrence les travailleurs de France et du Maroc. L’annonce, à l’été 2008, d’un dégraissage de 6.000 emplois en Europe en sera la suite logique. Est-ce ainsi que les IDE contribuent au développement des nations ?

De même lorsque le cigarettier britannique Imperial Tobacco rachète en janvier 2008 son concurrent franco-espagnol Altadis (Gauloises et Gitanes) pour devenir le numéro un mondial, c’est un IDE nord-nord de 12,6 milliards d’euros dont les effets seront rapides puisque moins de six mois plus tard, quelque 2.000 emplois passeront à la trappe. Donc, même question : les IDE, des leviers du développement ?

Plus piquant est le cas du groupe indien Tata qui étonnera le monde en 2007 par un audacieux IDE sud-nord de 10 milliards d’euros (rachat du sidérurgiste anglo-néerlandais Corus) pour, ensuite, se lancer dans la construction de la voiture la moins chère au monde (la Nano, 1.745 euros) dans l’Etat du Bengale, un investissement en infrastructures de 350 millions de dollars qui pourrait être qualifié d’IDE sud-sud si les différentes régions de l’Inde étaient traitées comme des entités indépendantes. Il s’agit ici, nota bene, d’un IDE sud-sud créateur d’emplois qui suscitera néanmoins un large mouvement de jacqueries de la paysannerie dépossédée de ses terres. L’accouchement de la société industrielle n’est jamais chose paisible, l’Europe est passée par là et la Chine opère la mue au pas de charge.

C’est dire que les IDE sont de nature fort diverse, produisent des effets qui ne collent pas toujours aux idées reçues et prennent toutes sortes de directions. Tantôt nord-sud, tantôt sud-nord, tantôt nord-nord ou sud-sud.

Quatre vrais étrangers

Pour y voir un peu plus clair, il y a lieu, tout d’abord, de bien distinguer les quatre formes principales prises par les IDE. Dans le même panier, on trouve en effet tout et son contraire. Comme Patrice Allard l’a excellemment montré [1], on veillera à ne pas confondre

• les transferts de fonds transfrontières qui visent à créer une nouvelle entreprise, avec ou sans participation d’un capital local
• les mêmes transferts effectués dans le but d’absorber une entreprise déjà existante
• le réinvestissement à l’étranger des profits d’une entreprise issue elle-même d’un IDE (rapatriement des profits, pour le dire clairement)
• les autres transferts en capital affectant une entreprise issue d’un IDE (p.ex. prêts de la société mère, cessions d’actifs)

Il ne faut pas être grand clerc pour se rendre compte que seule la première catégorie apporte un plus au pays d’accueil – et à l’économie mondiale. Allard en donne un bel exemple. La Tunisie ? Sur les quelque 4.400 millions de dollars qu’elle a su attirer entre 1995 et 2003, environ 3.500 millions sont repartis sous forme de profits rapatriés, soit 80%. Même chose en Afrique, 2006 : le flux entrant d’IDE s’est élevé à 36 milliards de dollars – dont 32 milliards s’envoleront en fumée, profits rapatriés. Lorsqu’on sait, comme ajoute Allard, que les IDE « n’ont aucun effet sur l’emploi » dans les pays à faible revenu, que l’Afrique concentre en grand nombre, il est permis de s’interroger sur les raisons qui poussent ces nations à attirer à tout prix des cadeaux aussi empoisonnés. Là, encore, Allard pointe du doigt ce fait, cynique comme la plupart des vérités : dans les pays pauvres, dits les moins avancés, « la convergence d’un endettement tel qu’il n’existe plus de possibilités d’emprunt sur les marchés internationaux et d’une réduction lente, mais continue des flux d’aides fait que les IDE apparaissent comme la seule voie d’accès à des financements en devises. » C’est avec un couteau sur la gorge que ces pays se prétendent ravis d’accueillir les investisseurs venus des capitales occidentales.

Un grand écart nord-sud

Muni de ces lunettes, jetons un coup d’oeil sur la bible en matière d’IDE, le rapport annuel sur les investissements de la Cnuced, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement [2]. On a là l’habituel, et immense, déséquilibre entre pays du Nord et pays du . On a là l’habituel, et immense, déséquilibre entre pays du Nord et pays du Sud. Pour qui estime que l’investissement est un moteur de développement, c’est une lecture désolante. Sur la masse de capitaux investis hors frontières en 2008 (1.858 milliards de dollars 33% de plus qu’en 2006 [3]), l’écrasante majorité a circulé entre les pays dits développés, soit 57% (962 milliards), tandis que les pays qui en auraient – éventuellement – le plus besoin ont dû se contenter de 36% (621 milliards) avec, là encore, des disparités qui se passent de commentaire puisque l’Asie rafle à elle seule 63% de la mise et que l’Afrique subsaharienne, air connu, n’en recueille que des miettes : 64 milliards de dollars. C’est 10% des capitaux investis dans les pays du Sud et... 4% de l’ensemble des capitaux investis hors frontières. Quels sont les principaux bénéficiaires de ce carrousel financier ? En numéro un, les Etats-Unis, qui ont attiré 316 milliards de dollars. En numéro deux, la place financière, la Grande-Bretagne, avec 97 milliards.

Là-dessus, le rôle dominant joué par les entreprises transnationales dans l’économie mondiale. Pour qui en douterait. Leurs filiales étrangères étaient à l’origine de quelque 10% du Produit intérieur brut mondial (chiffres 2006). Leur chiffre d’affaires s’élevait à 25.177 milliards de dollars, dix fois plus qu’en 1982. Et elles employaient ensemble près de 3% de la population mondiale au travail, dont 24 millions de travailleurs rien qu’en Chine. Ajouter à cela, inévitable, le phénomène de concentration des pouvoirs entre quelques mains. Les 10 premières multinationales concentrent entre elles 36% (1.700 milliards de dollars) des actifs étrangers que contrôlent les 100 plus grandes multinationales.

Il y a plus révélateur. Une des catégories d’IDE, on l’a vu, la deuxième ci-dessus, ne conduit à aucune création de richesses nouvelles, que du contraire. Ce sont les fameuses fusions et acquisitions, les rachats d’entreprises existantes avec, le plus souvent, dégraissage, restructuration, destruction de valeurs [4]. Sur ce point, le rapport de la Cnuced donne des chiffres tout à fait précis. Valeur des fusions et acquisitions transfrontières en 2007 ? Réponse : 1.637 milliards de dollars. Soit 83% du total. No comment.

Et une grosse inquiétude nord-nord

Cette donnée, et d’autres, invitent à s’interroger sur le primat donné dans certaines enceintes à la libre circulation des capitaux comme moteur du développement. Que l’impact des IDE et la mondialisation sur la création d’emplois reste de l’avis général « sujet à polémique » [5] est le moins qu’on puisse dire. Et il en va de même de leurs bienfaits sur un plan plus général. Comme Jacques Sapir l’a bien mis en évidence, même en prenant pour base les calculs (révisés en 2005…) sur les fameux gains de la mondialisation en provenance d’une institution aussi peu suspecte d’esprit critique vis-à-vis du modèle économique dominant que la Banque mondiale, « il devient impossible de prétendre que libre-échange est une politique avantageant le développement » [6]. Cela explique.

Cela explique la montée des politiques protectionnistes, en Russie, en Chine mais également ailleurs (et, discrètement, ce qui revient à la même chose, par la revendication croissante dans les pays du Sud pour plus de marge de manœuvre politique, en anglais « policy space »), tendance que les rapports de la Cnuced chiffrent à leur manière. Ainsi, parmi les 93 pays qui ont passé en 2005 des modifications législatives et réglementaires relatives à l’accueil des IDE, on dénombre 20% de mesures qu’on peut qualifier d’anti-IDE – contre 14% en 2004. Le fait est rapporté avec quelque inquiétude par le journal de la finance américaine [7].

Si on se rapporte à l’analyse qu’il en fait, on comprend pourquoi. Freiner les IDE risque en effet surtout de nuire au développement… des Etats-Unis. Ses multinationales ont, sur propre sol, produit en 2004 l’équivalent de 400 milliards de dollars en exportations, c’est-à-dire une chiquenaude comparée à la valeur des biens vendus par leurs filiales étrangères. Elle s’élève à 2.620 milliards. Voilà qui replace l’église au milieu du village. Lorsqu’on entend (venus des horizons les plus divers et parfois inattendus) des appels à considérer les « bons côtés » de la mondialisation, on sait désormais à qui ils bénéficient et qui en sont les plus ardents promoteurs. Ce débat, entre anti et pro libre circulation des IDE (libre à chacun de décider lesquels forment l’arrière-garde), a devant lui de beaux jours. La suite, comme on dit, à l’écran.

P.-S.

Analyse mise à jour en septembre 2009 d’un texte publié dans le numéro 70 (novembre-décembre 2008) de la revue « Imagine Demain Le Monde » dans l’encart « Cahiers de la coopération internationale » du CNCD-11.11.11 (n°9, 11/2008).

Notes

[1La question des investissement directs à l’étranger, Patrice Allard, in Informations et commentaires, n°143, avril-juin 2008, dont on ne peut que conseiller la lecture.

[2World Investment Report 2007, Cnuced, octobre 2007, dernière édition disponible au moment d’écrire ces lignes.

[3Tout indique que la course aux records a continué en 2007 avec un montant global d’IDE estimé à 1.500 milliards de dollars. Financial Times, 9 janvier 2008.

[4Les communiqués de presse des entreprises donnent à cela le joli nom de « croissance externe » (sic).

[5Globalization, FDI and employment in Vietnam, Rhys Jenkins, in Transnational Corporations, vol. 15, n°1, avril 2006.

[6Le nouveau XXIe siècle, Jacques Sapir, Seuil, 2008, pp. 95-101.

[7Wall Street Journal, 6 juillet 2007.