Etudier la crise, non pas à la seule lueur des phénomènes économiques, mais en se basant sur le regard croisé de multiples disciplines scientifiques. Telle est l’ambition de cet article, en version abrégée, qui renvoie à une étude plus longue comprenant davantage d’explications et de nuances.
La philosophie des sciences est une chose formidable.
Alors que la plupart des scientifiques se contentent d’arpenter un chemin du savoir – et parfois seulement quelques mètres d’un chemin particulier - la philosophie des sciences compare les chemins empruntés par les scientifiques pour jauger de leur pertinence.
Ce que nous allons faire ici en parlant de la crise.
Boulevard de l’économie…
Commençons notre périple philosophique sur le Boulevard de l’économie. Dans cette discipline, la crise signifie un recul des richesses économiques qui entraîne des vagues de faillites et de licenciements, avec des drames humains (personnes qui perdent leur travail) et des conséquences néfastes sur les finances publiques (moins de travailleurs étant synonyme de diminution des recettes et d’augmentation des dépenses pour la sécurité sociale). Pour sortir de cette ornière, il faut relancer la machine à produire des richesses - comprenez la production économique de biens industriels ou de services - via des solutions… qui divisent les économistes.
Ceux qui roulent à droite affirment que le problème réside dans les freins étatiques qui entravent les entreprises, les empêchant dès lors de développer leurs activités pour créer de l’emploi. La solution pour relancer la machine est alors très simple : il faut supprimer les entraves au commerce (via des accords internationaux de libre-échange) et faciliter au maximum la vie des entreprises :
en diminuant leurs impôts et leurs taxes,
en leur offrant des infrastructures performantes et une main-d’œuvre qualifiée,
en assouplissant les législations du travail et les normes réglementaires jugées trop rigides…
Exemple concret : si les travailleurs sont licenciables plus facilement, les entrepreneurs auront moins peur de les engager et l’emploi pourra repartir à la hausse, entraînant un cercle vertueux de relance de la croissance…
Les économistes qui roulent à gauche ont de nombreuses objections à ce type de raisonnement. Tout d’abord, les mesures de droite sont mises en œuvre depuis plusieurs décennies… sans jamais apporter les richesses promises. Que du contraire. Ainsi, les accords politiques (comme la création du marché commun européen) visant à accroitre la compétition économique amènent :
un accroissement de la productivité (on produit plus avec moins de gens) jetant de nombreux travailleurs au chômage ;
une mise en concurrence internationale des systèmes sociaux et fiscaux, tirant les meilleurs d’entre eux vers le bas dans l’espoir - très aléatoire - d’attirer les investisseurs, ce qui provoque - à coup sûr - une perte de solidarité et de moindres rentrées fiscales pour l’Etat ;
une mise en concurrence internationale des travailleurs, qui se traduit par une dégradation des conditions de travail mais également des contrats d’embauche de plus en plus précaires.
De telles mesures produisent une montée en flèche des inégalités, et s’accompagnent de politiques de privatisation laissant aux entreprises le soin de s’autoréguler, ce qui s’est traduit dans le secteur bancaire par l’invention de toute une série de produits financiers à haut risque. Parmi ces produits, les fameux crédits subprimes… qui déclencheront la crise financière de 2007-2008.
Dans le contexte actuel, la balance des arguments semble plutôt donner raison aux économistes roulant à gauche et contestant les politiques libérales menées. Elargissons cependant notre point de vue en rendant visite à l’histoire et à la sociologie.
L’éclairage historique et sociologique
Outre la diminution des recettes fiscales dues aux politiques de compétitivité, la crise budgétaire est le fruit direct du sauvetage des banques, lequel résulte de la crise financière de 2007-2008. Or, cette crise financière s’inscrit dans une longue tradition de crises spéculatives mises en évidence par John Kenneth Galbraith (1908-2006). D’après ce dernier, les crises spéculatives résultent toujours de l’invention d’un produit financier jugé miraculeux, car rapportant énormément d’argent, au prix d’un risque systématiquement ignoré par les investisseurs. Dans le cas de la crise financière de 2007-2008, la spéculation reposait sur la pauvreté de la population américaine, le produit miracle s’appelait le « crédit de second choix » (proposant d’acquérir des biens immobiliers à taux d’intérêt très bas… mais variables), et le miracle devint cauchemar lorsque les taux d’intérêt grimpèrent, jetant de nombreux emprunteurs à la rue et transformant les investissements miraculeux en produits toxiques.
Au vu des conséquences, le plus intéressant à retenir de l’analyse de Galbraith est sans doute ceci : « Le marché, dans notre culture, est un totem. On ne peut lui attribuer aucun défaut intrinsèque ni tendance naturelle à l’aberration » , raison pour laquelle les crises spéculatives se succèdent les unes aux autres sans qu’aucune mesure politique ne vienne perturber la soif spéculative (qui coûte pourtant très cher à nos sociétés). Ainsi, en lieu et place de politiques publiques de contrôle resserré des activités bancaires, c’est au phénomène inverse que l’on assiste : les banques (marchés financiers) prennent le contrôle de la politique, en menaçant les gouvernements de renchérir le coût des emprunts si des mesures draconiennes d’austérité ne sont pas prises. Un message dont l’Union européenne se fait le parfait relais, en interdisant à la Banque Centrale européenne de prêter directement de l’argent aux Etats, et en s’arrogeant une compétence de surveillance budgétaire des nations… sans mettre en place la moindre initiative parallèle dans le contrôle des activités bancaires !
Au vu de cette montée en puissance des marchés, lesquels ne sont en définitive qu’un système de plus en plus hiérarchique et inégalitaire de concentration du pouvoir dans les mains de réseaux sociaux privés , l’on est en droit de s’interroger si ce n’est pas la démocratie et la possibilité même de faire des choix politiques qui sont en train de disparaître.
Une crainte qui s’avive au vu de l’impuissance politique - et de l’aveuglement de nombreux économistes, de droite comme de gauche - à prendre en considération une autre forme d’endettement qui ne cesse de s’accumuler : la dette écologique.
Et les sciences naturelles ?
Pour certains, la Terre est un monde vaste, aux ressources inépuisables, fait de cycles relativement stables (le jour et la nuit, les saisons, les années…). Une grande part de l’analyse économique abonde dans ce sens, traitant par exemple les ressources naturelles de matières premières… en ignorant pratiquement tout des dynamiques et interrelations régnant entre ces « matières premières ».
Ainsi, une mémoire humaine de quelques décennies est insuffisante pour prendre la mesure des rythmes naturels, lesquels s’inscrivent dans des périodes longues de milliers, de millions et de milliards d’années. Dans une certaine mesure (par exemple, via l’étude des calottes glaciaires), les scientifiques sont capables de retracer cette histoire. Les connaissances multidisciplinaires mettent alors en évidence les faits suivants :
la vie (y compris la vie humaine) repose sur de multiples phénomènes d’interdépendances où l’infiniment grand et l’infiniment petit entrent en ligne de compte. Par exemple, la vie humaine serait impossible sans la présence de la lune… ou la présence dans nos corps de milliards de bactéries ;
au-delà de son apparente stabilité, la nature est dynamique, c’est-à-dire susceptible de changements radicaux ainsi qu’en atteste la succession millénaire de phases de réchauffement et de glaciation… qui entraînèrent des variations de centaines de mètres du niveau des océans et transformèrent du tout au tout le profil terrestre (ce que nous nommons aujourd’hui « Belgique » fut autrefois la banquise) ;
toutes les espèces vivantes sont susceptibles de s’éteindre un jour, et cela n’épargne pas l’humain. Ainsi, dans la longue histoire de la vie terrestre, cinq phases d’extermination massives d’espèces se sont produites par le passé, et c’est avant tout du côté du hasard et de la chance (plutôt que d’une quelconque « supériorité » génétique) qu’il faut trouver les raisons démarquant les espèces éteintes des espèces survivantes.
Dans cette perspective naturelle et multidisciplinaire, tous les indicateurs actuels sont au rouge : nous consommons trop de ressources naturelles, nous rejetons trop de gaz à effet de serre (et de nombreux autres polluants) et - à l’instar des spéculateurs sur les marchés financiers - nous sous-estimons de façon dramatique l’impact de nos modes de vie (et de production) sur les dynamiques terrestres. Faute de changer de cap très rapidement, l’effet « boomerang » pourrait être terrible, privant au minimum des millions de personnes de leur lieu de vie (suite à la montée des océans et à la disparition des glaciers de montagne), entraînant au pire une perturbation si massive de cycles naturels qu’on pourrait voir disparaître l’espèce humaine.
Un changement de paradigme (perspective) est non seulement nécessaire, mais urgent. Celui-ci implique à coup sûr une remise en cause de tabous économiques comme la rationalité attribuée aux marchés ou la recherche assoiffée de croissance (alors que nous avons surtout besoin de plus de solidarités).
Un dilemme avant tout culturel et éthique, nous renvoyant à la réflexion de Ian Mac Millan, naturaliste du XIXème siècle qui affirmait :
« Il faut sauver les condors non pas seulement parce que nous avons besoin des condors, mais parce que nous avons besoin de développer les qualités humaines pour les sauver. Car ce sont ces qualités-là dont nous avons besoin pour nous sauver nous-mêmes ».