La moralité, l’éthique et les valeurs humaines ont souvent le bec cloué dès qu’on franchit le seuil de l’économie marchande. Dans la science inflexible des marchés, le respect d’autrui passe trop souvent loin derrière le tiroir-caisse. Alors, quand ce n’est pas le cas, ne boudons pas notre plaisir et… vive l’ACTAE !

Il y a des jours comme ça, où le ciel devient bleu alors qu’on le croyait tout gris.

Ça m’est arrivé ce matin, j’avoue que j’étais morose, pas très bien levé, et surtout triste de constater le recul généralisé des droits sociaux et collectifs, depuis la Grèce jusqu’en Belgique, où d’aucuns souffrent d’une couverture sociale qui part en lambeaux dans l’indifférence presque générale.

J’écris « indifférence presque générale » parce que, ô stupéfaction, les leaders qui nous gouvernent m’ont heureusement surpris. Eux qui ne jurent que par la croissance économique (et qu’importe si le contenu de cette croissance consiste à vendre des armes à des dictateurs, à fabriquer des aliments toxiques pour la santé, à fourguer des prothèses mammaires PIP ou à éreinter des travailleurs jusqu’à plus soif), eux qui ne jurent que par la croissance économique, disais-je, viennent sérieusement de m’épater : plusieurs pays viennent d’annoncer la signature d’un ambitieux accord international visant à bannir le « commerce illégitime ».

Le commerce illégitime ? Basé sur les standards de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le commerce illégitime est défini comme « la prolifération de marchandises fabriquées dans des conditions inhumaines ainsi que la prolifération de services qui distribuent du matériel portant atteinte aux droits et à la dignité humaine des travailleurs ».

Bien entendu, les pays signataires reconnaissent ne pas pouvoir s’attaquer d’emblée à l’ensemble des conditions de travail indignes et infamantes existant sur cette petite planète (et si Dieu existe, il sait à quel point l’homme est imaginatif en la matière !), mais ils ont décidé d’une première mesure hautement symbolique : s’attaquer sérieusement à l’interdiction du travail des enfants. Voyons comment…

Obligations générales de l’Accord Contre le Travail Abusif des Enfants (ACTAE)

L’ACTAE est un traité international en cours de ratification. On ne peut que s’en réjouir quand on lit qu’il entend « offrir des moyens efficaces et appropriés pour faire respecter les droits des enfants sur base des dispositions de l’OIT ».

Mais ce n’est qu’un début. En effet, la première partie de l’Accord Contre le Travail Abusif des Enfants (ACTAE) oblige chaque Etat signataire à :

- 1. « faire en sorte que la législation comporte des procédures destinées à faire respecter les conventions de l’OIT ayant trait à l’interdiction du travail des enfants, de manière à permettre une action efficace contre tout acte qui [lui] porterait atteinte » ;

- 2. Qui plus est, les Etats signataires s’engagent à agir vite en stipulant que « les procédures adoptées » pour interdire le travail des enfants « ne comportent pas de délais déraisonnables ni n’entraînent de retards injustifiés ».

Les procédures à enclencher - et c’est là une véritable nouveauté - prévoient explicitement « l’accès aux procédures judiciaires civiles destinées à faire respecter l’interdiction du travail des enfants ». Concrètement, les autorités judiciaires des pays signataires pourront « empêcher l’introduction dans les circuits commerciaux de marchandises qui impliquent une atteinte au droit des enfants [à ne pas travailler] ». Et oui, dès que l’accord entrera en vigueur, les pays signataires seront autorisés à refouler à leurs frontières tout produit qu’on suspecte (ou que l’on sait) avoir été fabriqué par des enfants ! Quel progrès social et démocratique !

Mieux : certaines organisations « dont la raison sociale est directement en rapport avec la protection des travailleurs, les droits de l’homme ou les droits de l’enfant » seront autorisées à demander aux autorités compétentes la saisie de produits commerciaux illicites, et à entamer des procédures judiciaires contre les contrevenants. Autrement dit, un syndicat ou une organisation de défense des droits de l’homme pourront faire bloquer à la frontière des produits commerciaux fabriqués par des enfants, et traîner devant un tribunal la firme qui en est responsable. Détaillons le mécanisme d’action offert aux organisations citoyennes…

Mesures répressives à l’encontre des exploitants d’enfants

De leur propre initiative ou à la demande d’une organisation habilitée (syndicat, association citoyenne, ONG…), les autorités douanières seront autorisées à « suspendre la mise en libre circulation de marchandises suspectes ou [à] les retenir ». Bien entendu, il faudra des « éléments de preuve adéquats » mais, pour peu que ceux-ci existent et soient confirmés par un jugement au tribunal, voici ce qu’encourent les sociétés commerciales faisant travailler des enfants :

- Destruction (ou écartement des circuits commerciaux) des marchandises produites de façon illicite, et destruction (ou confiscation) de tous les « matériaux et instruments principalement utilisés » pour produire les marchandises produites de façon illégale ; évidemment, les personnes (physiques ou morales) reconnues coupables ne pourront exiger le moindre dédommagement pour cette destruction / confiscation de l’ensemble de leurs biens ayant un lien avec le travail des enfants ;

- Emprisonnement possible des personnes responsables ;

- Paiement de dommages et intérêts et d’ « amendes suffisamment lourdes pour être dissuasives ».

Par ailleurs, deux clauses de l’ACTAE renforcent le poids des organisations de défense des travailleurs ou des enfants :

- Premièrement, ils seront autorisés à suggérer eux-mêmes aux autorités judiciaires la valeur totale du préjudice subi et des dommages et intérêts à payer, sur base d’indices légitimes (nombre d’enfants concernés, âges, durée connue de l’exploitation…) ;

- Deuxièmement, l’entreprise suspectée de faire travailler des enfants devra fournir aux autorités judiciaires (qui les transmettra dans les trente jours à l’organisation déposant plainte) « les renseignements pertinents » pouvant inclure « toute personne impliquée », les « moyens de production », les « circuits de distribution », ainsi que « la description des marchandise et leur quantité, le nom et l’adresse de l’expéditeur, de l’exportateur ou du destinataire [… et si on les connaît…] le pays d’origine des marchandises, ainsi que le nom et l’adresse du fabriquant des marchandises ».

L’ACTAE est donc très ambitieux, puisqu’il se propose de traquer l’entièreté d’une filière de production commerciale ou industrielle exploitant des enfants, de l’atelier où le travail s’effectue en remontant jusqu’au donneur d’ordre. Désormais, un PDG d’une puissante multinationale ne sera plus à l’abri de poursuites judiciaires (et d’éventuelles peines d’emprisonnement) si l’on arrive à prouver que la société dont il est responsable passe commande, ou utilise comme sous-traitants, des ateliers faisant travailler des enfants. Même sans en arriver là, l’interdiction d’importation (ou d’exportation) qui frappera bientôt ces produits fabriqués par des mômes reste une des plus belles avancées de la démocratie depuis plusieurs décennies.

Et la vente en ligne ?

En ces temps de mondialisation numérique, l’accord n’oublie nullement qu’un nombre croissant d’achats sont effectués via des sites web, et souvent via des sociétés commerciales offrant des conditions de travail abusives et révoltantes (c’est le cas, notamment, d’Amazon [1]). C’est pourquoi un renforcement des contrôles est également prévu sur Internet. Sur ce point précis, l’ACTAE fait preuve de courage et même de témérité en s’attaquant, non seulement aux plateformes de distribution et de vente en ligne, mais également aux consommateurs individuels. En effet, lorsqu’une plainte sera déposée pour vente en ligne de produits illégaux (confectionnés par des enfants), les Fournisseurs d’Accès (à Internet) seront obligés « de divulguer rapidement à l’association plaignante des renseignements suffisants pour lui permettre d’identifier un abonné dont il est allégué que le compte aurait été utilisé en vue de porter atteinte au non-travail des enfants ».

Une disposition qui risque de faire couler beaucoup d’encre ! Et peut-être d’entraîner de mauvaises réactions dans l’opinion publique. C’est pourquoi les pays signataires de l’ACTAE prévoient de renforcer leurs coopérations policières, d’effectuer des échanges réguliers de données à propos des infractions commises (et de leurs auteurs), et de se coordonner pour sensibiliser l’opinion publique à l’importance d’interdire le travail des enfants.

Enfin, pour veiller à la bonne application de cet accord international, un comité de l’ACTAE va être mis en place : il inclura un représentant de chaque pays signataire, et pourra également faire appel à des experts extérieurs, notamment en provenance « de groupes non gouvernementaux ».

De l’ACTAE à l’ACTA

Arrivé à ce stade de la lecture, vous l’aurez certainement compris : l’ACTAE est une fiction. Jamais, en effet, les Etats-Unis, l’Union européenne et ses états membres, l’Australie, le Canada, la République de Corée, le Japon, le Royaume du Maroc, les Etats-Unis mexicains, la Nouvelle Zélande, la République de Singapour et la Confédération suisse n’ont imaginé, un seul instant, s’en prendre sérieusement aux conditions de travail indignes dans le monde, et qu’importe qu’il s’agisse d’exploitation d’adultes ou d’enfants.

Cependant, en négociant dans le plus grand secret le très réel Accord Commercial Anti Contrefaçon (ACTA), ces pays révèlent les valeurs qui gouvernent actuellement le monde marchand. Priorité au commerce, et au droit de remplir le tiroir-caisse. Pas un mot, pas un regard, pour celles et ceux qui triment dans ces zones de non droit qu’on nomme usines, manufactures, ateliers, ou bien encore - dans certains pays - camps de rééducation par le travail.

Bien entendu, le traité de l’ACTAE présenté ici n’est pas entièrement une fiction : dans ses dispositions générales et ses mécanismes de répression, il s’inspire très largement des dispositions de l’ACTA [2].

A trois détails près :

- L’ACTA ne cherche absolument pas à promouvoir la dignité des enfants ou à améliorer les conditions de travail ; il a pour ambition de promouvoir, envers et contre tout, le droit de propriété intellectuelle, c’est-à-dire la marchandisation du monde. L’ACTA vise le paiement obligatoire et incessant d’argent dès que l’on veut obtenir, louer, utiliser un produit ou un service commercial, y compris un service numérique (sans se soucier de la précarité et du mépris constant auxquels sont soumis les travailleurs de sociétés comme Amazon) ;

- Il n’est pas fait référence une seule fois à l’Organisation International du Travail (OIT) dans l’ACTA, qui jure plutôt par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) citée à plusieurs reprises dans l’Accord Commercial Anti Contrefaçon ;

- Les principaux acteurs pouvant intervenir dans l’ACTA ne sont ni des syndicats, ni des ONG, ni des associations défendant des libertés fondamentales, mais des ayant droits. Soit des sociétés défendant leur propriété intellectuelle à l’échelle internationale. Autrement dit, l’ACTA répond avant tout aux besoins et desiderata de sociétés multinationales.

On peut trouver cela banal, normal ou souhaitable. Après tout, lutter contre la contrefaçon n’est-elle pas une bonne chose ?

Non, pas toujours, car certaines produits dits de contrefaçon sont d’utilité publique. Je pense notamment aux médicaments génériques, qui permettent à des gens pauvres d’accéder à des soins de santé sans lesquels ils vivraient moins bien ou moins longtemps.

Non encore, car les multinationales disposent déjà de trop de droits, de trop de libertés, de trop d’hégémonie, de trop de moyens humains et financiers, et surtout de beaucoup trop de mobilité géographique dont elles abusent pour organiser, planifier et orchestrer la mise en concurrence internationale de leurs travailleurs, de leurs sites de production, ainsi que des législations sociales et fiscales protégeant les citoyens que nous sommes. Pour une multinationale, la solidarité publique est une contrainte, et la mobilité géographique (obtenue via du lobbying [3]) un moyen commode pour plonger les solidarités publiques dans l’acide de la concurrence internationale. C’est donc sous la houlette des multinationales que le parapluie social qui nous protège prend l’eau de toutes parts [4]. Dès lors, je ne vois aucune raison d’aider des voleurs - de biens sociaux, de mécanismes de solidarité et de jours meilleurs - à remplir leurs tiroirs caisses.

Enfin, l’ACTA me paraît être une infamie parce que ses valeurs ne sont pas les miennes. Pour ses concepteurs, c’est parce qu’un produit est piraté ou gratuit qu’il n’est pas légitime ; pour moi, le commerce devient illégitime dès que quelqu’un a à souffrir des conditions dans lesquelles le produit a été fabriqué.
Une différence de taille, qui sépare les lobbyistes d’affaire du syndicaliste que je suis.
Un gouffre, dans les perceptions du monde, qui me fait applaudir les militants d’Anonymous qui lancent une croisade contre l’ACTA [5].
Car, à un port gris de marchandises Made in Précarité, je préfère un ciel bleu plein d’humanité…