John Maynard Keynes (1883-1946) demeure une référence incontournable, inclassable, de la pensée économique. Ressorti des tiroirs à chaque fois que la puissance publique est priée de devenir interventionniste pour sauver les meubles d’un capitalisme en perdition, Keynes a produit, en 1931, en pleine Grande Crise, une série d’essais, dont ce « Economies et dépenses ». Au centre de sa réflexion, le gâchis du chômage (un quart de la population condamnée à l’oisivité) et les idées fausses qui le cause. Mais Keynes, c’est un aussi langage simple, sans jargon pseudo-scientifique : autres temps...

La crise des affaires et du chômage, et les pertes commerciales subies actuellement sont parmi les plus sévères qui aient été enregistrées dans l’histoire moderne du monde. Aucun pays n’y échappe. Les privations et ce qui est parfois pire, l’inquiétude qui règne aujourd’hui à des millions de foyers dans toutes les parties du monde, sont infinies. Dans les trois premiers pays industriels du monde : la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les États-Unis, j’estime à environ 12 millions le nombre de travailleurs sans ouvrage. Mais je ne suis pas sûr qu’on ne trouve pas encore davantage de misère aujourd’hui dans les grands pays agricoles du monde – le Canada, l’Australie et l’Amérique du Sud – où des millions de petits fermiers se trouvent ruinés par la baisse des prix de leurs produits, si bien que leurs recettes après la moisson leur rapportent bien moins que ne leur a coûté la production de la récolte. Car la baisse des prix des principales denrées et matières premières du monde, telles que le blé, la laine, le sucre, le coton et en fait toutes les autres marchandises, a revêtu la forme d’une catastrophe. La plupart de ces prix sont actuellement au-dessous du cours d’avant-guerre ; pourtant le coût de la production demeure, nous le savons tous, très au-dessus du niveau d’avant-guerre. Il y a une ou deux semaines, le blé s’est vendu à Liverpool, à ce que. l’on dit, au prix le plus bas qu’on ait connu depuis le règne de Charles II, il y a plus de 250 ans. Comment les fermiers peuvent-ils continuer à vivre dans de telles conditions ? Cela devient matériellement impossible.

Vous supposez peut-être – et il y aura d’austères individus pour le croire – que le bon marché est un avantage. Car, ce que perd le producteur, profiterait selon vous au consommateur. Mais il n’en est pas ainsi. Car ceux d’entre nous qui travaillent – et nous sommes la grosse majorité – ne peuvent consommer qu’à condition de produire. De sorte que tout ce qui atteint la production, atteint forcément également la consommation.

La raison en est qu’il y a toutes sortes d’obstacles qui empêchent le coût et le prix de tous les produits de baisser simultanément. Par exemple les frais des salaires de la plupart des industriels n’ont pas changé. Et voyez où nous mène ce cercle vicieux. Les prix de la laine et du blé baissent. Tant mieux, pourrait-on croire, pour le consommateur anglais de blé et de vêtements de laine. Mais les producteurs de laine et de blé, du moment qu’ils touchent trop peu pour leurs produits, ne peuvent effectuer leurs achats habituels de marchandises anglaises. Par conséquent, ces consommateurs anglais qui sont à la fois des ouvriers qui fabriquent ces marchandises se trouvent sans travail. À quoi sert le bon marché, lorsque les revenus diminuent ?

Lorsqu’on dit au docteur Johnson qui visitait l’île de Skye, qu’on pouvait y acheter vingt œufs pour un penny, il répondit : « Monsieur, je n’en déduis point que vous ayez trop d’œufs dans votre pauvre île abandonnée, mais que les pence y sont rares. »

Le bon marché, lorsqu’il provient d’un meilleur rendement, ou d’un perfectionnement dans l’art de la production, constitue effectivement un, avantage. Mais le bon marché, lorsqu’il a pour cause la misère du producteur, est un des pires désastres économiques qui puisse se produire.

Il ne serait pas vrai de dire que nous ne prenons pas les faits au sérieux. Mais je me demande pourtant si nous les prenons suffisamment au sérieux. L’oisiveté à laquelle se trouvent réduits un million d’êtres, représente assez de richesse qui se perd pour réaliser des miracles. On pourrait produire pour des millions de livres de marchandises chaque jour avec les travailleurs et le matériel qui restent inemployés – et les travailleurs n’en seraient que plus heureux et plus contents. Il conviendrait de s’atteler à la tâche, de réparer le désordre, avec le même sérieux et la même application, la même volonté d’aboutir à tout prix qu’on trouve dans la conduite de la guerre. Et cependant une lourde inertie semble peser sur nous et nous paralyser. Ce qu’il y a d’étrange dans la situation actuelle, à mon avis, c’est que tous les remèdes proposés sont défendables d’un certain point de vue, bien que naturellement il y en ait de meilleurs que d’autres. Chaque politique rivale en propose de différents. Et pourtant nous n’en adoptons aucun.

Le pire de tout, c’est que nous avons une excellente excuse pour ne rien faire. Le remède n’est pas exclusivement en notre pouvoir. Le problème est international, et un pays qui est aussi tributaire que nous le sommes du commerce étranger, n’a que de faibles moyens personnels de s’en sortir. Mais là n’est pas l’unique raison de notre inactivité. Et ce n’est pas non plus une raison suffisante. Car il y a certaines choses que nous pouvons faire par nous-mêmes. L’autre raison essentielle, à mon avis, est une grande incompréhension de ce qu’il convient de faire et de ne pas faire. Il y a aujourd’hui beaucoup de gens bien intentionnés, attachés à leur pays, qui s’imaginent que la chose la plus utile qu’ils puissent faire et que puissent faire leurs semblables pour remédier à la situation, c’est d’économiser plus que d’habitude. S’ils s’abstiennent de dépenser une aussi large part de leurs revenus que de coutume, ils s’imaginent qu’ils auront remédié au chômage. S’ils sont membres de Conseils généraux ou de Conseils municipaux, ils s’imaginent que leur devoir en pareille circonstance est de s’opposer à des dépenses nouvelles d’aménagement ou de travaux publics.

Or, dans d’autres conditions, tout ceci pourrait être fort bien, mais malheureusement dans les conditions actuelles, tout cela est fort mal. Il n’y a rien de plus néfaste et de plus faux, c’est exactement le contraire de ce qu’il faudrait faire. Car le but de l’épargne doit être de rendre de la main-d’œuvre disponible pour pouvoir l’employer à exécuter des travaux de rapport tels que la construction de maisons, d’usines, de routes, de machines, etc. Mais s’il se trouve déjà un excédent important de main-d’œuvre disponible pour pareil emploi, alors le résultat de l’épargne est d’accroître cet excédent, et par conséquent de grossir les rangs des chômeurs. De plus, lorsqu’un homme est privé de travail, d’une façon ou d’une autre, la diminution de son pouvoir d’achat a pour effet de réduire au chômage ceux qui produisaient ce qu’il ne peut plus acheter. Et ainsi la situation s’aggrave de plus en plus, et l’on ne sort plus d’un véritable cercle vicieux.

Ce que je puis dire approximativement de plus juste, c’est que chaque fois que vous économisez 5 shillings, vous privez un homme de travail pour une journée. Votre économie de 5 shillings augmente le chômage dans la proportion d’un homme, pour la durée d’un jour, et ainsi de suite. Par contre chaque fois que vous achetez de la marchandise – vous favorisez la main-d’œuvre ; il faut que ce soit de la marchandise anglaise si vous voulez favoriser la main-d’œuvre dans votre pays. Après tout, il n’y a là qu’une question de bon sens. Car si vous achetez de la marchandise, il faudra bien que quelqu’un la fabrique. Et si vous, n’achetez pas de marchandises, les magasins ne videront pas leurs stocks, ils ne referont donc point de commandes, et il faudra donc que certains ouvriers soient renvoyés et privés de travail.

Par conséquent, ô ménagères patriotiques, sortez dès demain matin dans les rues, et dirigez-vous vers ces ventes réclames miraculeuses qui se trouvent annoncées à tous les coins. Vous vous ferez du bien à vous-mêmes car jamais les choses ne furent aussi bon marché, meilleur marché qu’en rêve. Faites provision de linge, de blanc, de draps et de couvertures pour satisfaire tous vos besoins. Et réjouissez-vous par surcroît à la pensée que vous favorisez la main-d’œuvre, que vous enrichissez le pays, car vous redonnez de la vie à de grands centres, d’activités et l’espoir au Lancashire, au Yorkshire et à Belfast.

Ce n’est là qu’un exemple. Faites tout ce qui contribue à satisfaire vos besoins les plus raisonnables et ceux de votre foyer, faites de nouveaux aménagements, construisez.

Car nous n’avons pas besoin de serrer notre veston mais de nous -détendre, de nous laisser aller à un désir d’activité ; de faire quelque chose, d’acheter, de fabriquer des objets. C’est ce que commande la logique la plus élémentaire, et pour en être persuadé, raisonnez une minute sur les cas extrêmes : admettez que nous cessions de dépenser la moindre parcelle de notre revenu, et que nous économisions le tout. Personne n’aurait plus de travail, et au bout de peu de temps il ne nous resterait plus de revenu à dépenser. Personne ne serait plus riche, et finalement nous mourrions tous de faim. Ce serait bien fait et notre juste punition pour refuser d’acheter les uns des autres, pour refuser de laver le linge d’autrui, puisque tel est notre mode d’existence. Ceci s’applique aussi et même davantage aux administrations locales. C’est le moment pour elles de se livrer à des travaux d’amélioration, d’entreprendre les réformes nécessaires.

Le malade n’a pas besoin de repos. Il a besoin d’exercice. Vous ne pourrez fournir du travail aux hommes si vous vous restreignez, si vous vous refusez à faire des commandes, si vous demeurez inactifs. Seule une activité quelconque peut remettre en marche les roues du progrès économique et donner l’impulsion indispensable à une nouvelle production de richesse.

Sur un plan national, également, je voudrais voir adoptés et exécutés de vastes et magnifiques desseins. J’ai lu l’autre, jour qu’on proposait de construire une grande route nouvelle, un large boulevard parallèle au Strand Sur la rive Sud de la Tamise, menant de Westminster à la Cité. C’est là œuvre utile. Mais je voudrais voir encore mieux et encore, plus vaste. Par exemple, pourquoi ne pas démolir tout le Sud de Londres, de Westminster à Greenwich, et tirer largement parti de ces terrains en construisant sur cet emplacement propice, à proximité de son travail, de quoi loger une population plus nombreuse que celle qui y réside aujourd’hui dans des bâtiments comportant tous les perfectionnements modernes, tout en réservant de vastes espaces pour des squares, des avenues, des jardins publics. Ce serait un spectacle. Merveilleux pour les yeux et en même temps œuvre utile convenant à la vie humaine, qui constituerait un véritable monument de notre temps. Ne serait-ce pas procurer du travail aux chômeurs ? Sans aucun doute. Et vaut-il mieux que ceux-ci restent inactifs et malheureux et continuent à toucher leur indemnité ? Certes non.

Tels sont les faits que je veux soumettre à vos méditations : tout d’abord l’extrême gravité de la situation, le quart environ de notre population ouvrière se trouvant privé de travail ; en second lieu, l’étendue mondiale de la crise à laquelle, nous ne pouvons remédier à nous tout seuls ; et troisièmement l’action restreinte que nous pouvons tout de même entreprendre par nous-mêmes qui consiste à se bouger, à dépenser, à concevoir et exécuter de nouveaux travaux.

Mais il faut aussi que je propose un dernier thème à vos réflexions. Je suppose qu’une des raisons pour lesquelles certaines personnes sont quelque peu effrayées par mes suggestions est la crainte que nous soyons trop pauvres pour nous permettre ce qu’elles doivent considérer comme des extravagances. Elles croient que nous sommes pauvres, bien plus pauvres que nous ne l’étions et que ce dont nous, avons surtout besoin, c’est de nous tailler un manteau à la mesure de l’étoffe dont nous disposons, c’est-à-dire restreindre notre consommation, réduire notre train de vie, travailler plus et dépenser moins ; et que c’est la seule façon de s’en sortir. Ce point de vue s’écarte, selon moi, de la réalité. Nous avons bien, assez d’étoffe, et manquons seulement du courage nécessaire pour nous tailler des manteaux. Je veux donc vous fournir des renseignements encourageants qui vous permettent de mieux vous rendre compte de la puissance économique de notre pays.

Laissez-moi tout d’abord vous rappeler ce qu’il y a de plus évident. La masse de la population jouit de bien meilleures conditions d’existence qu’elle ne l’a jamais fait. Nous entretenons à ne rien faire, en leur assurant un niveau d’existence supérieur à celui des travailleurs de la plupart des pays étrangers, près d’un quart de la population ouvrière en état de travailler. Néanmoins notre richesse nationale s’accroît d’année en année. Tout en payant des salaires bien supérieurs aux salaires français et allemands, Par exemple, tout en entretenant un quart de la population à ne rien faire, tout en enrichissant sur une, large échelle notre équipement national de nouvelles maisons, de nouvelles routes, et de nouvelles installations électriques, nous conservons encore des réserves pour nos placements à l’étranger, plus importantes en 1929 que celles de tout autre pays y compris les États-Unis.

Comment faisons-nous ? Si les pessimistes qui croient que nous sommes terriblement pauvres, gaspilleurs et improductifs avaient raison, ce serait évidemment impossible. Il faut que les pessimistes aient tort pour que nous y arrivions. Nous ne sommes pas à moitié aussi riches que nous le serions si nous savions mieux mener nos affaires et ne pas les embrouiller de la sorte. Mais nous ne sommes ni improductifs, ni pauvres, et ne vivons pas davantage, sur notre capital. Bien, au contraire. Notre travail et notre matériel produisent bien davantage que par le passé. Notre revenu national s’élève très rapidement. C’est pour, cela que nous pouvons nous en sortir.

Laissez-moi vous citer quelques chiffres. En comparaison d’une date aussi rapprochée que 1924, la production calculée par tête d’habitant a probablement augmenté de 10 %. C’est-à-dire que nous pouvons produire la même somme de richesse avec 10 % de moins de main-d’œuvre. Par rapport à l’avant-guerre, l’augmentation de la production marque probablement 20 % par tête d’habitant. Sans tenir compte des modifications de la valeur de l’argent, le revenu national – encore en 1929 alors qu’il y avait déjà énormément de chômage – (il n’en est plus tout à fait ainsi aujourd’hui), augmentait vraisemblablement de £ 100.000.000 par an ; et ceci pendant pas mal d’années. En même temps nous avons accompli en quelque sorte une véritable révolution en opérant une distribution infiniment plus équitable des revenus.

Soyez donc assurés que nous souffrons des douleurs de croissance inhérentes à la jeunesse et non des rhumatismes de l’âge mûr. Nous ne parvenons point à faire un usage entier des ressources qui s’offrent à nous, nous ne parvenons pas à trouver un débouché pour l’accroissement de notre puissance et de notre énergie productrice. Ce n’est pas une raison pour rentrer nos cornes, il faut au contraire sortir de notre coquille.

C’est dans l’activité, la richesse et l’esprit d’entreprise individuel et national que se trouve le remède.

Colophon :

« Economies et dépenses » est un des trois essais de Keynes consacrés à la relance de l’économie en 1931. Il a été publié en français sous le titre « Essais sur la monnaie et l’économie » dans la Petite Bibliothèque Payot, n°203 (1971). Egalement disponible en ligne classiques.uqac.ca/