Une voiture fabriquée en Belgique pour l’exportation avec des pièces allemandes pour le compte d’une transnationale qui l’est aussi, cela donne quoi ? Un trafic... comptable. Aperçu du jeu de pistes auquel invite désormais la plupart des grosses entreprises qui commerce en « intra-firme ».
L’usine n’est pas assez productive. Elle n’est pas compétitive. Elle n’est pas rentable. Ou alors : la productivité est bonne, mais les coûts salariaux grèvent les résultats. En conséquence, elle doit être restructurée ou même fermée. Et les salariés des départements concernés perdront leur emploi…
Voici quelques exemples de ce qu’on peut entendre auprès des directions d’entreprises en ces temps de crise. Et chiffres à l’appui de montrer l’inéluctabilité et donc le regret profond de ces responsables d’être obligés d’en arriver là. On a pu le voir pour Opel Anvers, ArcelorMittal, Carsid et bien d’autres sociétés.
Mais quand on a affaire à une multinationale, que signifient réellement ces courbes de bénéfice en baisse, ces coûts qui montent, cette comparaison entre unités de production que seul le management serait en droit d’établir ? Par définition, un tel groupe possède des filiales dans plusieurs pays. Là où on a pu établir des données quelque peu fiables, on a remarqué que le commerce international était composé d’un tiers par des échanges intra-firme. Ce qui veut dire qu’une bonne part de celui-ci est représenté par la vente d’un produit par une filiale à une autre entité du même groupe.
C’est particulièrement le cas pour l’industrie automobile. Le véhicule assemblé est constitué de plus de 10.000 pièces différentes. Même si ceux-ci sont de plus en plus préassemblés par des équipementiers de premier ordre, eux-mêmes étant alimentés par des sous-traitants de second niveau qui sont fournis par des sociétés encore plus petites, les composants stratégiques comme le moteur proviennent d’une unité de la multinationale même. De la sorte, l’entité A livre ces marchandises à l’usine d’assemblage. Celle-ci réalise la voiture finale, qui est alors expédiée à une société commerciale. Tout cela est de l’échange intra-firme et, si cela concerne des sites ou sièges dans des pays différents, du commerce international.
A quel prix tout cela se passe-t-il ? C’est bien souvent un mystère bien gardé par la direction, car cela permet de se livrer à quelques petits arrangements où en fonction d’une fiscalité avantageuse on fera ressortir les profits dans tel Etat ou s’il faut convaincre des travailleurs de l’inéluctabilité d’une restructuration on y fera apparaître des pertes.
Donnons un petit exemple à partir de la situation des usines belges d’assemblage automobile. Elles étaient, il y a encore peu de temps, au nombre de cinq : Ford Genk, Audi Forest, Opel Anvers et les deux Volvo, Volvo Cars (qui dépend maintenant du constructeur chinois Geely) et Volvo Trucks (qui fait partie du groupe Renault) [1].
Les tours de passe-passe des livraisons intra-fime
Une usine d’assemblage est composée habituellement de quatre départements, comme le montre le schéma en annexe : un département emboutissage pour forger les tôles d’acier qui viennent d’une firme sidérurgique en pièces de la carrosserie ; la tôlerie, qui soude ces parties pour former le châssis de la voiture ; le secteur peinture, qui apporte de la couleur à celui-ci ; enfin, le montage final, qui consiste à remplir cette carcasse des différents composants nécessaires pour à la fois rouler et y séjourner (moteurs, axes de direction, roues, sièges, tableaux de bord, etc.).
Certaines unités ne disposent pas de presses, c’est-à-dire de machines qui moulent les pièces d’acier à la forme voulue. Dans ce cas, ces parties viennent d’une autre usine du groupe. A l’origine, seule Ford Genk disposait d’un département d’emboutissage. Les tôles forgées étaient apportées à partir du siège central de Wolfsburg dans le cas de VW Forest [2], par exemple. Même chose pour Opel Anvers dont les éléments centraux étaient livrés à partir des sites de Rüsselsheim et Kaiserslautern [3]. Pour ces trois entités belges, la quasi-entièreté des véhicules est renvoyée en Allemagne, mais à une filiale du groupe. Seules les automobiles vendues en Belgique restent dans le pays.
Ainsi, nous pouvons composer le schéma suivant.
Schéma 1. Livraisons intra-firme impliquant les usines belges d’assemblage automobile
Tout ceci se passe donc à l’intérieur d’une même multinationale à des degrés divers, que ce soit pour Ford, Audi (avant Volkswagen), Opel ou Volvo.
Il est évident qu’il y a de grandes possibilités pour arranger les comptes des différentes parties et en particulier de la filiale belge un peu comme le constructeur l’entend. En effet, à quels prix vont être achetés les différents composants venant outre-Rhin ? A quels tarifs vont être facturées les voitures qui sortent de l’usine belge ?
Il est clair qu’il peut y avoir des manipulations. Si on veut faire ressortir des bénéfices dans l’entité flamande ou bruxelloise, le groupe peut enregistrer l’achat des pièces à un prix particulièrement bas, voire vendre les automobiles finies à la société commerciale à un tarif élevé, ne laissant que des marges bénéficiaires faibles à cette dernière. Inversement, si le constructeur préfère faire apparaître des pertes. Dans ces circonstances, on peut déjà conclure que les comptes d’une filiale ont toujours un caractère douteux et les salariés de cette unité ne devraient pas trop s’y fier. Ce qui importe concerne les données de l’ensemble de la multinationale.
Dans le cas de l’automobile belge, les entreprises procèdent en général autrement. Elles ne comptabilisent pas l’achat intra-firme de pièces. C’est gratuit donc. Ce qui veut dire que cette partie n’est pas non plus reprise dans le chiffre d’affaires des véhicules vendus à la société commerciale allemande. Mais alors qu’est-ce qui compose ces comptes ?
En fait, le constructeur estime la valeur ajoutée qui sera créée durant l’année par l’usine belge, en fonction de la production attendue et de ce qui a été réalisé l’année précédente. Il y ajoute évidemment les composants et pièces achetés à des firmes extérieures et reprend les voitures à ce coût, c’est-à-dire sans bénéfice. Si, au cours de l’année, la hausse de la productivité permet d’abaisser les coûts de la filiale belge, ces profits pourront être mis à son crédit. Mais l’année suivant, il y aura un ajustement et les compteurs seront remis à zéro.
Il y a une exception à ce procédé : ce sont les voitures écoulées en Belgique même. Dans ce cas, il y aura un compte complet : on évaluera les composants achetés aux filiales allemandes et on vendra au tarif en vigueur dans le pays. Mais c’est plutôt négligeable : entre 90 et 97% de la production automobile belge est exportée.
Ce qui rend la lecture des bilans des filiales belges particulièrement incompréhensible, puisque le chiffre d’affaires se composent soit en véhicules vendues au tarif plein, soit en automobiles dont on a éliminé la partie achetées aux unités allemandes du groupe, ce qui peut représenter plus de 50% de la valeur de la voiture. Et les bénéfices représentent à la fois les gains sur la vente réalisée en Belgique et ce qui aura été obtenu par la productivité améliorée à partir d’une budgétisation des coûts.
Cela donne le schéma suivant.
Schéma 2. Représentation simplifiée de la comptabilisation des usines belges d’assemblage automobile
Pour permettre de suivre, nous avons représenté en rouge ce qui était comptabilisé en fonction du premier cas, à savoir l’exportation de la voiture vers l’Allemagne. En vert, on trouve la deuxième situation : la vente en Belgique. En noir, on a l’achat de pièces hors du groupe qui valent pour les deux possibilités.
Tout cela se passe à l’intérieur d’un groupe. Celui-ci peut maquiller ses comptes un peu comme ils veulent. Ce n’est pas le cabinet d’audit qui va y redire. Il est payé par la firme et ses autres sections sont là pour lui expliquer comment ils peut habiller ses comptes sans que cela ne dérange les pouvoirs publics. Quant à ces derniers, il faudrait qu’ils s’intéressent véritablement à la question. Or, ils subissent un puissant lobbying patronal pour dévoiler le moins possibilité, au nom du secret commercial. Bref, la comptabilité d’entreprise est avant tout un modèle d’opacité.
Des bénéfices et des pertes qui ne veulent pas dire grand-chose
Nous avons repris l’exemple de l’usine d’Opel Anvers, qui est également symptomatique puisqu’elle vient de fermer. Cela montre que ces manipulations comptables ne protègent pas d’une éventuelle restructuration. Au contraire, cela donne latitude à la direction d’expliquer ce qu’elle veut.
Dans le premier graphique, nous indiquons les bénéfices et les pertes officiellement déclarées par la filiale belge.
Graphique 1. Evolution des bénéfices nets de l’usine d’Opel Anvers 1976-2008 (en millions d’euros)
Source : Opel Anvers, rapport annuel, différentes années ; Trends-tendances, Top 5000, différentes années.
On observe des mouvements en dents de scie, qui correspondent à cette situation où en début d’année les compteurs sont remis à zéro. Il est intéressant de noter aussi que les performances de l’usine ne représentent pas la situation de l’industrie même. En 1993, il y a une crise profonde, en particulier en Europe. Mais Opel Anvers affiche ses meilleurs résultats. En 1997, la crise asiatique n’a pas tellement d’impact sur le vieux continent, mais subitement la filiale belge subit des pertes importantes. En 2007, même chose : la récession des subprimes n’affecte pas encore l’économie européenne.
Bref, ce que révèle ce graphique concerne essentiellement soit des effets de productivité de l’usine par rapport à des objectifs, soit une volonté de présentation de la part de la direction du groupe. Pas la situation réelle.
Pour preuve, nous avons calculé la différence des prix théoriques comptabilisés à partir de l’unité anversoise et les tarifs (hors TVA) officiellement pratiqués en Belgique pour la voiture majoritairement produite à Anvers, à savoir l’Astra [4]. On aboutit ainsi au graphique 2.
Graphique 2. Evolution comparée des prix (hors TVA) de l’Astra entre le tarif officiel et celui comptabilisé à la sortie de l’usine d’Anvers 1999-2008 (en euros)
Sources : Opel Anvers, rapport annuel, différentes années, Commission européenne, Car price reports, différentes années : http://ec.europa.eu/competition/sectors/motor_vehicles/prices/archive.html.
Notes : Le prix usine de l’Astra est le montant du chiffre d’affaires de la filiale anversoise divisé par le nombre de véhicules assemblés cette année-là. Celui officiel est repris dans l’étude de la Commission, DG Concurrence, pour l’Astra vendue en Belgique en fin d’année (en novembre ou au 1er janvier de l’année suivante). Nous avons éliminé les données avec TVA (21% à ajouter aux tarifs retenus), car elles ne sont pas pertinentes dans ce cas-ci.
Notre calcul est assez simple : nous prenons le chiffre d’affaires de l’année et nous le divisons par le nombre de véhicules assemblés durant cette même période. Comme nous l’avons vu, c’est un montant théorique, puisqu’il y a deux cas, celui de la vente en Belgique ou en Allemagne. En réalité, puisqu’une petite partie des voitures sont écoulées quand même à tarif plein, le prix estimé ici est surévalué.
Néanmoins, malgré que ce calcul n’est pas complètement exact, il fait apparaître très clairement une différence très nette entre le prix comptabilité par automobile à Opel Anvers et celui auquel il aurait dû l’être en situation normale (ou tout au moins quelque chose approchant). Un tel écart ne peut pas être interprété comme une erreur dans les méthodes de calcul ou ses imprécisions. Il provient essentiellement de l’existence de cette procédure comptable particulière comme nous l’avons expliqué ci-dessus.
Malgré cela et cette difficulté à avoir une vue précise sur les comptes de la filiale flamande, certains faits et chiffres permettent d’affirmer que l’expérience anversoise a été assez profitable à la société mère, General Motors. D’ailleurs, si cela n’avait pas été le cas, elle ne serait pas resté quelque 85 ans dans ou près de cette zone portuaire.
D’abord, le capital mis depuis des années par le constructeur américain ne s’est élevé qu’à 88.000 euros. En comparaison, les fonds apportés par Volkswagen se montaient à 47,7 millions d’euros, ce qui a été porté récemment par Audi à 197,7 millions. Ceux de Volvo Cars sont comptabilisés à 52 millions [5]. GM s’est contenté donc d’une mise d’argent minimale.
Qu’est-ce que cela lui a rapporté ? Pour pouvoir comparer les chiffres, nous avons utilisé le déflateur du PIB [6]. De la sorte, nous pouvons obtenir un résultat en termes réels, c’est-à-dire celui qui s’établirait si nous avions calculé toutes les données en euros de 2010. Nous relevons ainsi que l’usine d’Anvers a rapporté net et officiellement un milliard d’euros environ depuis 1976 [7].
Mais ce n’est pas un tout. General Motors a été l’un des grands bénéficiaires des centres de coordination. Sa société financière a été créée dès 1985 pour finir très récemment. Durant cette période, elle a réalisé également l’équivalent d’un milliard d’euros.
Quand on compare ces données avec les 300 millions d’euros versés à travers le plan social qui liquide les 2.600 derniers emplois, on s’aperçoit que l’affaire anversoise a été très profitable. Pour une mise initiale de 88.000 euros, rappelons-le.
Que conclure ?
Les comptes d’une multinationale sont assez facilement manipulables, malgré d’éventuels contrôles des cabinets d’audit (mais qui sont à la solde de ces firmes) ou des pouvoirs publics (qui ne sont guère vigilants à cet égard). Ils peuvent révéler des situations dégradées ou embellies en fonction de ce que les directions de groupe veulent faire faire ou présenter.
L’exemple d’Opel Anvers montre une réalité très ambiguë. Si on se limite à cela, on pourrait croire à des performances difficiles. En effet, les résultats sont en dents de scie, alors que durant la période entre 1988 et 1994 ils étaient très largement bénéficiaires. D’autre part, l’usine flamande évolue dans un contexte très défavorable de GM Europe qui subit un déclin de sa part de marché au niveau du continent, avec de nombreuses pertes globales à la clé. D’où une justification à fermer.
Mais, en décrivant la situation comptable, on peut tirer des conclusions très différentes. D’abord, c’était globalement une affaire très rentable pour une mise de fonds minimale. Elle était productive et sans doute concurrentielle. Elle a rapporté beaucoup à GM.
Alors pourquoi la fermer ? Ceci résulte d’une stratégie globale qui intègre des paramètres autres que purement économiques. Sur ce dernier plan néanmoins, les bonnes performances du passé et le caractère de modèle qu’a joué l’usine surtout au début des années 90 ne pouvaient plus compter. En effet, le centre de coordination ne pouvait plus jouer, alors qu’il avait beaucoup rapporté. Les intérêts notionnels sont moins intéressants pour Opel, vu la faible mise de capital. General Motors aurait dû investir des capitaux qu’il n’avait pas pour en profiter pleinement.
Mais, de façon plus générale, le constructeur a un problème de surcapacités. Il lui fallait fermer, dans ce cadre, une usine [8]. C’était plus facile de le faire à Anvers qu’en Allemagne où la contestation et la résistance est plus vive et aussi plus nombreuse [9]. Et l’avantage du port ne compensait plus l’importance émergence des marchés de l’est.
Il est manifeste que, dans ce grand jeu stratégique, les salariés fonctionnent comme des pions d’un jeu d’échec. Qu’ils aient tout donné pour assembler ces voitures qui font la fierté du constructeur américain n’intervient pas. Au final, ils sont jetés sans autre considération. La voilà, la grande loi comptable de l’économie de marché.