Développement et secteur privé

Le secteur privé est devenu l’un des acteurs clés du développement depuis plus d’une décennie. Plusieurs idées reçues sont implicitement utilisées pour légitimer ce phénomène : « le secteur public ne pourra assumer seul les missions de développement », « l’aide du privé permettra de soulager les finances publiques des PED [1] » ou encore « le privé, qui entretient la culture du résultat est un gage d’une plus grande efficacité »… Une série de principes, que nous n’étudierons pas ici dans le détail, promeuvent le recours au secteur privé dans le développement. Ces mesures vont à peu près toutes dans le même sens et visent à « améliorer le climat des affaires », autrement dit, encourager les investissements étrangers en adoptant une législation et une fiscalité incitative, ou bien via des facilités de financement et des garanties accordées par les bailleurs internationaux tel le FED et la BEI [2] pour l’UE ou la Banque mondiale. A l’heure actuelle, la plus grande partie de l’aide se concentre sur les projets de développement. Les partenariats public-privé(PPP) et les aides pour des projets d’infrastructure font partie des outils les plus prisés des bailleurs. Ce n’est donc pas un hasard si dans la dernière décennie, le financement du secteur privé par des organisations internationales a crû de manière importante. Selon l’IFC [3], le financement du secteur privé par des agences multilatérales a été multiplié par 10 entre 1990 et 2007 [4], passant de 4 milliards à plus de 40 milliards de dollars par an. L’idée sous-jacente à ces politiques est que le développement du secteur privé provoquera mécaniquement la dynamisation de tout le reste de l’économie.

Cependant, le secteur privé n’a pas réellement été défini au niveau des bailleurs. S’agit-il de sociétés coopératives, de PME locales, ou bien de grandes firmes transnationales ?

Marchés publics et aides liées

Selon un rapport d’Eurodad [5], au niveau mondial, plus de la moitié de l’aide publique au développement est dépensée chaque année auprès de fournisseurs extérieurs pour l’achat de biens et services destinés à des projets de développement. En 2010, sur 129 milliards de dollars d’aides au niveau mondial, 53% correspondaient à des projets liés à des marchés publics. Les marchés publics concernent généralement d’importantes infrastructures, dédiées à la gestion de l’eau, des déchets, à l’électricité, aux télécommunications…

Bien que des institutions comme l’UE accordent dans les traités une préférence aux entreprises des pays du sud (accords de Cotonou par exemple), dans les faits, les deux tiers des contrats sont attribués à des entreprises issues de pays de l’OCDE. Pour déterminer qui sera en charge du projet, on a recours à un appel d’offre public. Sous la pression des bailleurs, la procédure retenue est celle de l’appel d’offre international, jugée la plus efficace car faisant jouer la concurrence et permettant de déterminer l’offre la plus compétitive.

La Banque mondiale conditionne par exemple ses prêts à un appel d’offre international, gage d’une plus grande transparence et d’une bonne gouvernance pour la passation des marchés.

Et à ce jeu, ce sont les grandes firmes du Nord qui sortent presque toujours vainqueurs. Celles-ci étant mieux informées, mieux armées pour réaliser des travaux d’envergure. On comprend dès lors pourquoi cinq grands groupes [6] se partageaient 80% des marchés de l’eau gérés par le privé dans les PED en 2001. De la même manière, les réseaux d’électricité ivoiriens, gabonais, maliens ou encore togolais sont majoritairement dominés par les mêmes groupes. Et lorsque des entreprises privées du Sud gèrent ces marchés publics comme la Sodeci en Côte d’Ivoire ou la SDE au Sénégal, ce sont encore des acteurs du Nord qui sont parmi les principaux actionnaires. Du côté de la BEI, même constat. En 2007, 75 à 80% des prêts à l’étude pour les ACP [7] étaient liés au secteur minier [8], et dans la quasi-totalité des cas ce sont des filiales d’entreprises du Nord qui en sont bénéficiaires. On pourra ici relever le cas emblématique de la mine de cuivre de Mopani en Zambie, exploitée par le géant minier Glencore, qui a bénéficié des prêts de la BEI jusqu’en 2011 [9] et dont l’exploitant a été accusé d’évasion fiscale par l’Etat Zambien. Depuis 2005 et la déclaration de Paris, les pays donneurs se sont engagés à réduire leurs pratiques d’aides liées [10], mais 20 % de l’aide demeure toujours formellement liée. Et de manière indirecte, même quand il s’agit sur le papier d’aide officiellement déliée, ce sont toujours les firmes du Nord qui captent la plus grande part des aides au développement. Eurodad estime à 60% cette part de l’aide qui est informellement liée [11].

Et cette question n’est pas récente. Dans les années septante, le CAD (comité d’aide au développement de l’OCDE) s’intéressait déjà au sujet. L’abandon des aides liées avait été proposé en 1972, mais « ces projets n’ont pas été poussés plus loin en raison principalement de dissensions concernant les obligations de rendre compte par la suite [12] ». Après la déclaration de Paris de 2005, une série d’indicateurs visant à mieux mesurer l’efficacité de l’aide ont été mis en place. L’indicateur 8 qui mesure le déliement de l’aide n’est pas toujours renseigné, les Etats ne remplissant que très peu les notifications concernant leur aide non liée auprès de l’OCDE. L’UE a par exemple notifié son volume d’aide, mais celle-ci ne concerne que les dons et pas les prêts de la BEI. Il demeure par conséquent toujours difficile de savoir quel montant exact a été versé et à qui. Selon les données accessibles auprès de l’OCDE, peu de progrès ont été accomplis en la matière. La part d’aide déclarée comme officiellement liée a même augmenté entre 2005 et 2009 et 8 pays ont vu leur part d’aide liée croître de plus de 20 points entre 2005 et 2009 [13].

Le sujet a plus récemment été remis sur la table, lors du Forum de Busan sur l’efficacité de l’aide au développement en décembre 2011. Les pays fournisseur d’aide se sont engagés à accélérer leurs efforts pour délier l’aide et la rendre plus transparente. Mais ces engagements n’ont pas valeur de prescription, et chaque membre est libre d’interpréter la formule « délier l’aide au maximum » [14] à sa manière.

Les positions de la Chine et des Etats-Unis sur le sujet sont également intéressantes. Les Etats-Unis ont par l’intermédiaire d’Hillary Clinton déclaré qu’une partie de leur aide resterait liée aux intérêts commerciaux américains, et que cela était le préalable à un accord du congrès. Les Etats-Unis lient officiellement un tiers de leur aide. La Chine de son coté, ne semble pas être enclin à pratiquer l’aide selon les critères de l’OCDE. Le géant asiatique ne se considérant pas dans une logique d’aide, mais de business qui doit profiter aux deux parties. La Chine a finalement accepté de signer l’acte final du forum de Busan, après l’ajout d’une clause précisant que les engagements ne se tiendraient que sur une base volontaire.

L’économie est politique

Récapitulons. D’une part, une proportion importante de l’aide aboutit dans les mains de sociétés transnationales du Nord, l’accès à l’aide étant trop bureaucratique pour permettre à des PME d’en bénéficier. D’autre part, l’impact de ces partenariats sur les populations locales n’a pas été prouvé.

La plus grande efficacité du privé est présentée comme un fait établi et n’a fait l’objet que de très peu de débats. Plus de la moitié de l’argent dépensé au niveau mondial pour l’aide au développement ne profite donc pas directement aux pays receveurs puisque l’essentiel des fournitures est acheté à l’extérieur, ce qui ne procure pas de gain en termes d’emploi. Il ne s’agit pas ici de nier l’apport que le secteur privé pourrait procurer aux pays en développement. Il semble de bon sens que des entreprises locales employant de la main d’œuvre des pays du Sud, répondant aux besoins qu’ont les populations sur place, pourrait être bénéfique aux pays en développement. Et le développement d’un secteur privé fort pour les pays du Sud ne se fera pas dans une économie soumise délibérément à la concurrence internationale. N’oublions pas les enseignements de List et le protectionnisme éducateur. Les PED ont besoin de tirer pleinement parti de leurs ressources, sans que celles-ci ne soient détournées pour le profit d’acteurs étrangers.

La philosophie des politiques de développement est à peine voilée. L’ouverture des marchés des pays du Sud aux entreprises du Nord, l’incitation à accueillir des investissements étrangers, et l’encouragement à recourir à des opérateurs privés, sélectionnés par des procédures peut favorables aux entreprises du Sud nous ont mené à la situation actuelle. La difficulté de parvenir à un consensus sur les accords de partenariat économiques UE-ACP est en bonne partie liée à cela. Les négociations trainent en longueur car elles sont déséquilibrées et tendent toujours à procurer plus d’avantages aux entreprises européennes qu’aux pays en développement. Et le problème pourrait s’énoncer dans les mêmes termes en ce qui concerne le cycle de négociations commerciales dit de Doha entamé depuis 2001.

Si le but est de créer une vaste zone de libre-échange, en retirant toute protection aux pays du Sud, laissant ainsi le champ libre aux entreprises européenne pour conquérir les marchés, et en tirer des bénéfices importants, on est en droit de se demander s’il s’agit toujours d’aide et de développement. Et si l’aide publique est destinée à financer le privé du Nord et plus particulièrement des groupes qui réalisent des profits colossaux tout en éludant leurs obligations fiscales, la question se pose doublement.

Notes

[1Pays en développement

[2Le fonds européen de développement et la banque européenne d’investissement sont les deux principaux organes financiers de la politique de développement de l’UE

[3International finance corporation. Il s’agit d’une organisation de la Banque mondiale dont les activités concernent exclusivement le secteur privé

[4Cité dans P.Davies, the role of the private sector in the context of aid effectiveness, 2011

[5Eurodad, 2011, comment mieux dépenser l’aide : des marchés publics pour une aide plus efficace

[6Suez, Saur, Veolia, Thames Water et Agbar

[7Afrique, Caraïbes, Pacifique

[8Les amis de la terre, 2007, BEI : six ans de financement du pillage minier en Afrique

[10On parle d’aide liée quand l’aide publique au développement est conditionnée par des contrats ou des marchés pour les entreprises du pays donneur

[11Eurodad 2011, Op. cit.

[12C.Jepma, L’aide liée, Etude du centre de développement de l’OCDE, 1991

[13OCDE, Efficacité de l’aide 2011 : progrès accomplis dans la mise en œuvre de la déclaration de Paris, pour une meilleure aide au développement, 2012. Il s’agit de l’Arménie, du Yémen, du Cap Vert, du Laos, du Maroc, de la Mauritanie, de l’Ukraine et du Yémen.

[14« further untie their aid to the maximum extent » , dans OCDE-CAD, Aid Untying 2012 report, 2012