La production belge de Caterpillar ? Elle est à Genève… Tel est le montage, un parmi d’autres, qui permet à la transnationale d’éluder les impôts et, en cas de restructuration, de contrer l’action syndicale. Aux États-Unis, ces pratiques viennent de s’attirer les foudres du Sénat US.
Géographiquement, Caterpillar est un fleuron historique de l’industrie américaine dont le siège est situé à Peoria dans l’Illinois. En 2012, sans prendre en compte la sous-traitance, l’entreprise employait plus de 125.000 personnes dans 300 usines réparties à travers le monde. Fiscalement cependant, Caterpillar est progressivement devenue une entreprise suisse puisqu’elle y paie depuis 1999 la majorité de ses impôts sur les bénéfices.
Cat Inc pille le trésor US
La sous-commission d’enquête du Sénat américain vient de rendre un rapport portant sur la stratégie d’évasion fiscale du groupe [1]. Ce rapport fait suite à une plainte déposée devant la justice américaine par un ancien comptable du groupe en 2011 [2]. Grâce à une restructuration transnationale d’ampleur menée en 1999, Caterpillar a pu maximiser sa stratégie d’optimisation fiscale à l’échelle mondiale. Par le jeu des prix de transfert [3] qui consiste à « sur » ou « sous » facturer l’échange de pièces détachées entre les différentes filiales qui composent son réseau, Cat Inc. est parvenu à localiser près de 85% de ses bénéfices dans les comptes de son département financier situé à Genève (Suisse) [4]. Or, il est évident qu’aucune pièce ne transite par la Suisse puisque Caterpillar n’y détient ni entrepôts, ni usines de fabrication.
Sauf à prétendre que quelques fiscalistes bons teints tout droit sortis de la Haute Ecole de Gestion de Genève produisent aujourd’hui en masse des engins de génie civil, il y a là, une déconnexion manifeste entre la création de valeur ajoutée par les travailleurs aux quatre coins du monde et la localisation des bénéfices issus de leur travail.
La Suisse n’est évidemment pas une destination choisie au hasard d’un conseil d’administration. Alors qu’aux Etats-Unis, comme en Belgique, le taux nominal d’impôts sur les bénéfices des sociétés approche les 35%, Caterpillar a négocié, dès 1999, avec le gouvernement suisse pour obtenir un taux au rabais allant de 4 à 6%. Selon le rapport des sénateurs américains, cette pratique d’« optimisation fiscale » a coûté près de 2,4 milliards de dollars (approximativement 1,7 milliard d’euros) au trésor américain entre 2000 et 2012.
Gosselies : laboratoire fiscal
La Belgique n’échappe pas à la règle. Installée à Gosselies depuis 1965, Caterpillar Belgium fait depuis les années 1980 office de laboratoire en ingénierie fiscale. Alors que les machines produites à Gosselies sont directement livrées aux clients finaux, la facturation des engins ou des pièces passe systématiquement depuis les années 1980 par la filiale suisse. Cette dernière décide du prix effectivement payé à Gosselies pour les machines vendues aux clients africains, européens ou américains [5]. En sous-payant ou en payant avec retard [6]l’usine de Gosselies, où est localisée la majeure partie des coûts de production, Caterpillar a pu « délocaliser » les bénéfices réalisés en Belgique vers Genève.
A la même époque, une disposition de la loi belge relative aux centres de coordination a permis de renforcer cette stratégie. L’arrêté royal pris en 1982 [7] relatif à la création de centres de coordination va en effet permettre à quelque 250 entreprises multinationales présentent sur le sol belge d’y installer des départements chargés de fournir des services aux autres entités belges du groupe. Ces services prendront la forme tantôt d’activités publicitaires, d’assurances ou de réassurances ou encore de recherche et développement. L’objectif de cette disposition légale est d’attirer et de maintenir en Belgique l’investissement des grandes firmes multinationales. En ce sens, les centres de coordination disposent à cette époque d’un régime fiscal favorable comprenant la détermination forfaitaire de leur bénéfice imposable, l’exonération des précomptes mobiliers, immobiliers ou encore de certains droits d’enregistrement [8].
Du local au global
Dès 1985, Caterpillar installe son centre de coordination dénommé Caterpillar Group Service à Grimbergen. L’entité est chargée de refinancer le site de Gosselies par des prêts. Le montant des intérêts payés par Gosselies au centre de coordination tombe dès lors sous le coup du régime fiscal favorable décrit ci-dessus. Après la condamnation par l’Europe de cette disposition fiscale belge pour atteinte à la libre concurrence [9], Caterpillar Group Service est relocalisé à Gosselies en 2001. Sa fonction change. D’un organe de prêt et d’assurance, il devient le service achat de l’usine. La même année, l’ensemble du stock de l’usine belge est vendu à la filiale suisse.
A partir de 2001, outre les ventes, les achats de Gosselies se font également pour compte de la filiale genevoise du groupe. L’usine belge est considérée comme un « centre de coût », dépendante des prix de transfert décidés par le groupe tant pour l’achat des matières premières que pour l’aval, la facturation aux clients finaux [10].
Comme le montre le schéma ci-dessous, la Suisse n’est en rien la dernière étape du circuit financier captif de la multinationale américaine. Après un passage par les montagnes helvètes, les bénéfices des filiales du groupe localisés sur le site de Gosselies (en vert sur le schéma [11]) remontent progressivement vers les États-Unis en faisant un léger détour par les Bermudes et l’état du Delaware, deux paradis fiscaux.
Structure schématique du groupe Caterpillar Inc. à partir de Gosselies (2010)
Source : communication du cabinet PriceWaterhouseCoopers (PWC) au Conseil d’entreprise, décembre 2010.
Si la conséquence majeure de ces pratiques fiscales pour la collectivité est une baisse conséquente des rentrées fiscales, la manipulation des prix de transfert vient également interférer dans la gestion conjointe des restructurations par les interlocuteurs sociaux. Qu’il s’agisse des institutions européennes ou des gouvernements nationaux, une attention particulière est pourtant portée en Europe à l’anticipation des restructurations et à l’information en temps utile des « parties prenantes ».
Gestion socialement responsable des restructurations ?
En réaction à la fermeture brutale de l’usine Renault de Vilvoorde en 1997, le législateur belge a fixé par la loi dite Renault [12] un temps obligatoire d’information et de consultation en cas de restructuration. Cette loi doit permettre aux représentants des travailleurs de bénéficier d’une information socioéconomique complète sur les raisons qui prévalent à la fermeture. Elle permet également à ces derniers de poser des questions à la direction et d’élaborer des contre-propositions à la restructuration annoncée.
En permettant aux directions centrales des entreprises multinationales de manipuler les comptes de leurs filiales, les prix de transfert rendent cette disposition législative inopérante puisqu’une filiale peut d’une année à l’autre être mise en difficulté comptable par le groupe sans pour cela que l’activité y ait réellement diminué.
L’information chiffrée biaisée dès l’origine ne permet dès lors pas aux organisations syndicales de se positionner correctement face au processus de restructuration. Les cas récents de restructurations chez Ford Genk, Caterpillar Belgique ou ArcelorMittal Liège tendent à le prouver. La procédure Renault ressemble alors plus à un allongement « du temps de l’incertitude » pour les travailleurs qu’à une véritable gestion conjointe de la restructuration.
Loin d’être une exception, les pratiques d’évasion fiscale à l’œuvre chez Caterpillar sont une règle de management dans les entreprises multinationales. Alors que les prix de transfert contribuent à vider les caisses de l’État, à déposséder les travailleurs de la valeur qu’ils créent et à mettre les organisations syndicales devant le fait accompli des restructurations, les institutions européennes tardent à prendre les réglementations nécessaires pour enrayer ce « génocide » fiscal.
Des mesures obligeant les multinationales à tenir une comptabilité pays par pays ou filiale par filiale [13] pourraient rendre moins opaque la boîte noire des prix de transfert. La gestion de cette masse d’informations pose néanmoins question. Qui sera chargé de contrôler ces informations comptables ? Avec quels moyens ? En outre, ce shopping fiscal continuera tant que les États membres européens, sous couvert de politiques de compétitivité, se mèneront la guerre à grand coup de régimes fiscaux « attractifs » tels que les intérêts notionnels, aujourd’hui d’application en Belgique.