Mais dans quel monde vivent donc les économistes « dominants » ? L’actualité récente nous propose deux visions « (néo)classiques » qui sont supposées expliquer les comportements des consommateurs.
Les risques d’une déflation prolongée a fait couler beaucoup d’encre et alimenter beaucoup de prises de position.
Classiquement une déflation prolongée est supposée avoir deux effets sur les consommateurs.
Premier effet, la déflation renforce(rait), toutes choses égales par ailleurs, le poids de l’endettement des entreprises, pouvoirs publics et ménages. Ceux-ci retrouvent donc moins vite des marges de manœuvre qu’ils peuvent consacrer à la dépense. Pas de souci avec cette réalité, comptable et économique à la fois, même si ses implications en matière de politique économique sont discutables.
Par ailleurs, second effet négatif, nous disent des économistes, la perspective de voir les prix continuer à baisser (ou de supposer qu’ils vont baisser) inciterait les ménages à reporter des achats. Ceux qui pensent cela connaissent-ils les réalités budgétaires de l’immense majorité des consommateurs ? : part croissante des dépenses dites « contraintes » (loyer, assurances, alimentation de base, frais scolaires...), difficultés de remplacer (rapidement) les biens d’équipement, nombre croissant de ménages dont les dépenses minimales sont égales, voire supérieures, à leurs revenus. Je ne vois pas en quoi une perspective déflationniste va inciter une maman seule à reporter le remplacement du véhicule dont elle a absolument besoin pour aller travailler et conduire ses enfants en divers lieux !
Seconde illustration.
Luc Coene, gouverneur de la Banque Nationale de Belgique, vient lui de sortir un autre lapin de son chapeau d’économiste : l’effet dit, tenez-vous bien, d’équivalence ricardienne (de l’économiste David Ricardo). Comme il l’explique doctement, « Des études montrent que, dans les petits pays, la réduction de l’endettement public a des effets positifs sur la consommation. Les ménages réduisent leur taux d’épargne car ils craignent moins une hausse d’impôt quand les finances publiques sont plus saines. »
D’autres approches, je pense notamment à celle de l’économiste Robert Solow, mettent en doute ce raisonnement. Il prend d’abord bien soin de préciser que « Personne ne conteste que les décisions d’un gouvernement en matière d’imposition et de dépenses peuvent modifier l’affectation des ressources dans l’économie. »
Mais Solow est très sceptique sur la thèse de l’équivalence ricardienne parce que, rappelle-t-il, ce genre de raisonnement repose sur des hypothèses peu crédibles. La principale : « (...) chaque ménage est réputé avoir élaboré et mis en œuvre un plan intertemporel optimal d’épargne et de consommation, plan qui va même au-delà de la génération présente. »
D’où sa conclusion : « (...) si les consommateurs ne sont pas très prévoyants, s’ils sont affectés de myopie, s’ils n’accordent pas un grand poids aux intérêts de leurs descendants ou s’ils tendent à ignorer ou à minimiser les conséquences futures des choix budgétaires actuels, alors l’équivalence ricardienne ne tiendra pas (...) ».
Je laisse le lecteur juger quel est le comportement le plus probable du consommateur lambda.
Notons au passage que, dans la bouche du gouverneur, l’évocation de l’équivalence ricardienne n’est évidemment pas neutre politiquement : elle conduit en effet des économistes à considérer qu’une politique budgétaire, même souhaitable, serait de toute manière inefficace ! Autant se débarrasser de toute tentation à l’entame d’une nouvelle législature !
La question des hypothèses est centrale dans l’analyse critique des théories et approches des économistes.
L’approche néo-classique suppose que le consommateur préfère forcément avoir même ne serait-ce qu’un euro que rien du tout, la fameuse rationalité de l’Homo Oeconomicus.
Le célèbre jeu de l’ultimatum, par exemple, fait pourtant voler ce modèle en éclats.
« Dans ce jeu, on montre une somme d’argent à deux joueurs dans des conditions d’anonymat. L’un des deux se voit arbitrairement proposé le rôle de l’offreur et doit, en conséquence, proposer une partie de la somme à l’autre joueur, le receveur. Si ce dernier accepte, les deux se partagent la somme selon la proposition faite par l’offreur. Dans le cas d’un refus de la somme par le receveur, les deux joueurs repartent sans un sou. Le paradigme néoclassique appliqué à ce jeu voudrait que le résultat soit, pour l’offreur, de proposer une somme aussi petite que possible et, pour le receveur, de l’accepter. Toutefois, il ressort des multiples études que ce résultat n’est presque jamais atteint dans la pratique. En fait, contrairement aux attentes des économistes néoclassiques, la proposition typique modale tourne autour des 50 % pour une variété de contextes étudiés (grandeur de la somme à partager, pays étudiés, etc.) et les receveurs refusent généralement toute offre inférieure à 30 % de la somme à partager. »
Le modèle néo-classique est attaqué dans ses fondements mêmes par de nombreux économistes, dont des prix Nobel, et par des constats empiriques.
Pourtant il continue à alimenter les travaux et à soutenir les enseignements de ceux qui, peu ou prou, ont contribué à l’instabilité macroéconomique et financière dans laquelle on se débat.
Il y a deux types d’attitudes des économistes influents :
- ceux qui de bonne foi veulent nous aider à en sortir de ces difficultés mais qui sont dans l’incapacité de penser l’économie en dehors de la théorie dominante
- ceux qui, s’appuyant sur ces théories, défendent de manière plus ou moins consciente, plus ou moins cynique, des intérêts particuliers.
Aucune ne va nous aider vraiment...