« Les politiques de compétitivité ne créent pas d’emplois. Qu’importe, l’important c’est la compétitivité ! » Voici en substance les conclusions du baromètre 2013 sur l’attractivité de la Belgique publiées par le cabinet Ernst & Young (EY) et relayées dans les pages du quotidien belge Le Soir. Il ne faut certainement pas accorder trop d’importance à ces « sondages » réalisés pour et par les entreprises. Cependant, force est de constater qu’en s’adressant aux pouvoirs politiques belges en pleine phase post-électorale, le cabinet EY impose ses indicateurs de compétitivité dans le débat démocratique.

Selon le baromètre EY, la Belgique est le cinquième pays européen qui accueille le plus grand nombre d’investissements étrangers (IDE). En 2013, cette petite économie, qui très tôt à fait le choix de l’ouverture internationale, a attiré 175 projets d’investissements, en provenance principalement des États-Unis (47), de France (26), des Pays-Bas (15) et de l’Allemagne (14) [1]. Ce qui représente une augmentation de 4% par rapport à 2012. Il y a cependant plusieurs bémols dans ce paysage idyllique. Tout d’abord, le baromètre le reconnait, ces IDE entrants sur le territoire belge créent peu d’emplois. EY dénombre 3.536 nouveaux emplois, ce qui donne une moyenne de 20 postes de travail par projet d’investissement [2]. Ensuite, la majorité de ces flux d’investissement concerne le secteur des services aux entreprises comme les activités de marketing ou de la vente, des emplois aisément délocalisables. Enfin, comment ne pas mettre en regard les chiffres de ce baromètre avec d’autres en provenance de l’administration belge cette fois. Selon le Service Public Fédéral de l’emploi, 44.390 personnes, majoritairement dans la métallurgie et les transports, ont été confrontées à une annonce de licenciement collectif en Belgique entre le 1er janvier 2010 et le 30 septembre 2013 [3]. Évidemment, tous ces travailleurs n’ont au final pas nécessairement perdu leur emploi. Néanmoins, les ordres de grandeur et les secteurs touchés portent à réflexion. Les « experts » du cabinet d’EY ont réfléchi. Selon eux, si les IDE entrants en Belgique créent peu d’emplois, la faute en incombe à la pression fiscale et aux coûts salariaux, le désormais fameux « handicap salarial belge ». D’où, cette conclusion lapidaire à destination des responsables politiques belges : « La Belgique a le potentiel nécessaire pour accroître le nombre d’investissements étrangers. Mais les décideurs politiques devront faire les bons choix en la matière ». De bons choix ? Ernst & Young propose une nouvelle réduction des coûts de la main-d’œuvre et une diminution de la pression fiscale sur les entreprises.

Politique de compétitivité versus politique industrielle

La recette néolibérale prescrite dans ce baromètre n’est pas neuve. Depuis la décennie 1980, elle est inscrite dans l’ADN d’organisations internationales telles que le FMI et l’OCDE. Elle est un des fondamentaux du projet européen depuis ses origines. Et, depuis la fin du 20ème siècle, elle fait même consensus au sein de la sociale-démocratie européenne. Cette recette repose sur le postulat suivant : assurer le développement économique et la création d’emplois sur un territoire passe nécessairement par la mise en place des politiques horizontales de compétitivité qui vont toucher directement la fiscalité ou les salaires et par là, attirer les grands investisseurs internationaux. Outre leur inefficacité en termes de création d’emplois, ces politiques mises en place par tous les États européens à grand coup de « pacte de compétitivité » et autres dispositions fiscales attractives ont cependant des effets pervers que le cabinet E&Y ne relève aucunement. Tout d’abord, en privant les États de moyens budgétaires, les politiques de compétitivité interdisent de facto la mise en place de politiques industrielles entendues comme des interventions directes des pouvoirs publics sur les structures de l’industrie. Indirectement, des questions telles que : « Que doit-on produire ? » ou « Comment va-t-on produire ? » sont évacuées des parlements et du débat démocratique. De plus, en organisant la concurrence entre les économies européennes sur base des salaires ou des systèmes fiscaux, les politiques de compétitivité condamnent l’émergence d’une réponse européenne coordonnée au processus de désindustrialisation en cours dans l’Union.

Compétitivité qualitative versus compétitivité-coût

En 2013, les plus optimistes ont cru voir, dans le « plan acier » du commissaire à l’industrie Antonio Tajani et dans la communication de la Commission européenne pour « une renaissance de l’industrie européenne », les ébauches d’une politique industrielle européenne. Ils en seront pour leur frais tant ces projets restent soumis au diktat de la libre concurrence. N’en déplaise à la Commission européenne, ce n’est pas seulement en promouvant l’amélioration énergétique ou technologique des outils industriels qu’elle arrêtera la saignée dans l’emploi industriel en Europe qui, dans un secteur comme la sidérurgie, a déjà couté près de 30.000 postes [4] depuis 2008. En février 2013, la table-ronde de l’acier voyait s’asseoir à une même table les ministres français, belge et luxembourgeois en charge du dossier sidérurgique. Leur objectif avoué était, en brandissant la menace de la nationalisation, d’arrêter les fermetures en cours et de définir les contours d’une politique sidérurgique « régionale ». L’initiative fit long feu lorsque le ministre luxembourgeois quitta la table par crainte d’effrayer les investisseurs internationaux présents dans son pays [5]. L’absurde par l’exemple, le carcan compétitif condamne définitivement la construction d’une véritable politique industrielle en Europe. Pourtant, outre l’enjeu de l’emploi industriel, la nécessaire transition énergétique et environnementale de nos économies dépendra de la capacité qu’auront les États européens à définir les contours de leur industrie de demain et moins, ceux de leur compétitivité.