Notre langue évolue constamment. Des nouveaux mots apparaissent, parfois pour désigner des réalités déjà anciennes, parfois avec de nouvelles significations. Les termes « économie sociale » qui paraissent aujourd’hui si familiers aux entreprises qui en font partie ne l’ont pas toujours été. Et cela fait maintenant quelques années que de nouveaux concepts sont apparus autour de ces mêmes entreprises : ceux d’ « entreprise sociale », d’ « entrepreneur social » et d’ « entrepreneuriat social ». En 2009 déjà, SAW-B rédigeait une première analyse sur ces trois notions [1]. Une manière de mieux comprendre ce qu’elles véhiculaient comme idées et comme enjeux. Car derrière les mots se cache une nouvelle manière de concevoir les entreprises d’économie sociale.
En cinq ans, il est impressionnant de voir combien cette tendance a progressé, au point de s’imposer dans différents milieux. De nouveaux acteurs ont vu le jour (Ashoka, Mouves, i-propeller, etc.), incarnant et représentant une certaine vision de l’ « entrepreneuriat social ». Ce sont ces termes qui sont désormais largement relayés par les médias traditionnels et les nouveaux moyens de communication : site Internet, réseaux sociaux, etc.
Né aux États-Unis dans les années 90, le concept d’« entrepreneuriat social » est donc devenu plus que familier ici en Europe. Fin 2011, l’Union européenne lançait d’ailleurs son « Initiative pour l’entrepreneuriat social » qui vise à améliorer l’accès au financement pour les entreprises sociales, améliorer leur visibilité et optimiser leur environnement juridique. Les 16 et 17 janvier 2014, elle organisait à Strasbourg, dans la même lignée, un grand évènement intitulé « Entrepreneurs sociaux — Prenez la parole ! ».
Mais il n’y a pas que les institutions européennes et les médias qui s’emparent de ce concept [2]. Les écoles de gestion et le monde de l’entreprise classique semblent aussi découvrir le potentiel de l’entrepreneuriat social. Les colloques, conférences, ateliers se multiplient [3] de même que de nouveaux cours et des prix pour mettre en avant cette manière de concilier une vision à la fois entrepreneuriale et humaniste. Même le Forum économique mondial de Davos – et c’est peu dire qu’il s’agit là d’un chantre de l’économie capitaliste – en a fait en 2014 l’un de ses principaux thèmes de discussion [4]. Les fondations issues de grandes entreprises qui visent à soutenir l’entrepreneuriat social se multiplient également.
Que signifie ce nouvel engouement ? Quel lien entre ces nouveaux concepts – et particulièrement celui d’entrepreneuriat social – et ceux de l’économie sociale ? Quels sont les enjeux majeurs qu’ils recouvrent ? C’est à ces questions que tente de répondre cette analyse qui s’inscrit pleinement dans la continuité de celle rédigée en 2009.
Une nouvelle vision de l’entreprise sociale...
S’il peut y avoir des divergences sur les enjeux portés par l’entrepreneuriat social, presque tous les auteurs et penseurs qui s’intéressent à la question s’accordent à dire que l’économie sociale se distingue de l’entrepreneuriat social sur plusieurs points [5].
Des origines aux antipodes
Historiquement, l’économie sociale est née en Europe au sein des milieux populaires pour répondre, collectivement, à des besoins sociaux. Coopératives de consommation ou de production, mutuelles, associations, ces structures ont été créées par et pour des ouvriers, des populations pauvres confrontées à divers problèmes (santé, logement, exploitation, etc.) au cœur de l’industrialisation du 19e siècle.
L’entrepreneuriat social est né, quant à lui, bien plus récemment aux États-Unis dans des milieux plutôt aisés. La Harvard Business School, des entreprises à but de lucre ou leurs fondations sont les pionnières de ce concept et de sa mise en œuvre. Il s’agit ici de personnes issues de la philanthropie, de grandes familles fortunées, d’entreprises privées, etc. qui s’intéressent à une série de problèmes sociaux (pauvreté, dégradation de l’environnement, etc.) et veulent soutenir les acteurs qui s’y impliquent. Ashoka, le réseau de soutien aux entrepreneurs sociaux, a par exemple été créée par Bill Drayton, ancien ministre de Jimmy Carter qui s’est tout de suite appuyé sur des entreprises capitalistes pour soutenir les entrepreneurs sociaux. Comme l’explique Hugues Sibille, vice-Président du Credit Coopératif et fin connaisseur de l’économie sociale, « ils abordent l’entrepreneuriat social avec les méthodes issues du capital risque et mettent l’accent sur le retour social sur investissement » [6]. Ce dernier explique par ailleurs que les origines de l’entrepreneuriat social ne se limitent pas à ce premier courant dit de l’ « innovation sociale ». Il est aussi porté par un deuxième courant, celui du « social business », incarné, entre autres, par des initiatives lancées par le Prix Nobel Muhammad Yunus en partenariat avec de grandes entreprises comme Danone ou des banques [7].
Deux visions de l’entreprise sociale
Ces deux origines totalement opposées génèrent par conséquent deux manières différentes de concevoir l’entreprise sociale [8]. Là où la dimension collective est mise en avant par l’économie sociale, l’entrepreneuriat social, de type innovation sociale ou social business, apporte une vision plus individualiste. L’entreprise sociale devient le fait d’un individu « entrepreneur social ». C’est en combinant les compétences de l’entrepreneur classique (dynamisme, implication personnelle, créativité) avec une approche visionnaire et une fibre éthique que ce véritable « héros » serait capable de provoquer du changement social à grande échelle [9]. Ainsi, la démarche d’entreprendre socialement est considérée comme relevant essentiellement d’une seule personne qui combine de nombreuses qualités [10].
Là où l’économie sociale s’appuie sur des statuts juridiques précis (associations, coopératives, société à finalité sociale, mutuelles et fondations), l’entrepreneuriat social est utilisé en référence à un spectre plus large d’initiatives. Il cherche à réunir tant les acteurs « marchands » de l’économie sociale (ceux dont les revenus propres et la prise de risque économique sont suffisamment significatifs) que des entreprises qui poursuivent parfois, à côté d’une mission sociale, une finalité lucrative. Un exemple intéressant : la Banque Triodos est considérée comme une entreprise sociale par le courant « entrepreneuriat social » mais n’est pas une entreprise d’économie sociale. Pour la simple raison qu’il s’agit d’une société anonyme qui, malgré sa politique sociale et environnementale marquée, poursuit un but de lucre.
Là où l’économie sociale s’appuie sur un mode de gouvernance démocratique et collectif clairement identifié (principe « une personne – une voix », appropriation collective du profit, limitation dans la rémunération du capital, dynamique participative incluant différentes parties-prenantes, etc.), l’entrepreneuriat social insiste d’avantage sur les impacts sociaux de l’entreprise, sans vraiment définir la manière d’y arriver. Si ce n’est que la définition européenne parle « de gestion responsable et transparente, notamment en associant ses employés, ses clients et les parties prenantes concernées par ses activités économiques » [11].
Les principes de l’économie sociale ne sont pas des conditions contraignantes contrôlées et validées par une autorité qui délivrerait un label. Il s’agit de lignes directrices mais ce mode de gouvernance qu’elles se sont donné permet de baliser leur action et de garantir leur mission sociale. Comme l’expliquait la CG SCOP [12] dans une communication récente, dans le cas de l’entrepreneuriat social, « la finalité sociale est omniprésente dans les débats et élude malheureusement sa complémentaire : le mode d’entreprendre, la façon de produire ensemble dans une propriété collective. » [13] Pour Ashoka par exemple, un entrepreneur social est « une personne qui met à contribution ses qualités entrepreneuriales au service de la résolution d’un problème social et/ou environnemental à grande échelle. [14] » Mais comment garantir qu’une entreprise commerciale qui se donne une finalité sociale tout en adoptant un fonctionnement classique (distribution illimitée des dividendes, une action = une voix, etc.) puisse atteindre et maintenir sa finalité ou sa qualité sociale ?
Cette différence majeure en termes de mode de fonctionnement traduit aussi une vision sans doute plus « politique » de l’économie sociale. Celle-ci se positionne en effet – théoriquement – comme une alternative au modèle capitaliste. Là où l’entrepreneuriat social s’inscrit, lui, dans les logiques du marché sans remettre fondamentalement en question le modèle économique actuel, ses modes de gestion et de répartition des bénéfices, ses finalités premières.
Enfin, là où l’économie sociale défend plutôt une vision d’un État-Providence ou d’un État social fort, à même d’offrir des services de qualité à tous les citoyens, y compris les plus démunis, les tenants de l’ « entrepreneuriat social » ont tendance à considérer l’État comme agissant en subsidiarité du marché. Cela s’explique sans doute par les traditions étatiques particulières des régions (Europe et États-Unis) dont sont issus les deux courants.
Nous avons donc, d’un côté, un mouvement qui propose une vision plus « normative » de l’entreprise sociale, définie par ses statuts juridiques, ses modes de fonctionnement et une manière plus collective d’entreprendre. Tandis que de l’autre côté, l’entrepreneuriat social propose une vision plus « englobante » avec des critères souples et moins exigeants que ceux de l’économie sociale. Ce caractère plus inclusif est sans doute une des forces majeures du courant de l’entrepreneuriat social qui permet de rassembler beaucoup plus d’acteurs. Il offre à tout entrepreneur soucieux de développer une activité qui poursuit un objectif social la possibilité d’être reconnu et valorisé.
… Qui n’est pas sans danger
Cette nouvelle vision de l’entreprise sociale n’est évidemment pas neutre. L’engouement qu’elle suscite dans des milieux « capitalistes » s’explique mieux à la lumière de ses origines et de sa conception plus large et moins politique que celle de l’économie sociale. Soutenus par des moyens financiers très importants, les tenants de l’entrepreneuriat social ont réussi, en quelques années, à faire entendre leur vision au sein de notre très libérale Europe.
Les enjeux « externes » sont donc de taille pour l’économie sociale. Deux d’entre eux apparaissent cruciaux. Mais ils ne peuvent être déconnectés d’une réflexion profonde sur l’identité et le fonctionnement de l’économie sociale. L’entrepreneuriat social nous questionne en effet en interne, sur notre propre capacité à communiquer et à imposer le projet politique « a-capitaliste » dont se disent porteurs certains acteurs d’économie sociale. Mais commençons par les enjeux « externes » que véhiculent, selon nous, cette nouvelle mouvance de l’entrepreneuriat social. Car derrière le concept, c’est une idéologie nouvelle qui tente de s’imposer petit à petit.
Des entreprises sociales gérées demain avec les outils et la vision du capitalisme ?
Le premier danger que véhicule la vision de l’entreprise sociale telle que portée par certains tenants de l’entrepreneuriat social est celui d’une banalisation. A savoir des entreprises qui seront, demain, gérées comme les entreprises à but de lucre, avec les mêmes outils, les mêmes méthodes et quasi les mêmes visions.
Les conceptions de l’entreprenariat social de type social business et innovation sociale postulent, en effet, bien souvent qu’il est souhaitable que les entreprises sociales se dotent des outils et des modes de gestion des entreprises classiques. Ce qui n’est évidemment pas sans lien avec l’origine de ces mouvements (issus du monde de l’entreprise classique). Pourtant, il est évident que les entreprises d’économie sociale doivent se doter d’outils de gestion adaptés à leur fonctionnement, leur gouvernance et leur finalité particulière. Elles ne peuvent donc « copier-coller » des raisonnements ou des outils issus du management classique.
A ce titre, le débat européen autour des mesures d’impact social est révélateur car il est notamment lié à l’intérêt croissant des entreprises capitalistes pour le « social ». En investissant dans les entreprises sociales à travers différents mécanismes (venture philanthropy, social impact bonds [15], etc.), les financeurs privés attendent en effet de pouvoir mesurer le retour qu’ils pourront obtenir. Cela implique dès lors de développer des mesures les plus précises possible des impacts sociaux que leur argent aura contribué à créer. Aujourd’hui discutées au niveau européen, ces mesures pourraient s’appliquer demain à toutes les entreprises d’économie sociale soutenues par les pouvoirs publics européens mais aussi nationaux et régionaux. Une tendance qui est d’ailleurs déjà à l’œuvre. Si de telles mesures peuvent avoir des effets positifs et encourageants pour les entreprises d’économie sociale, elles pourraient aussi, si elles sont davantage adaptées aux besoins des investisseurs qu’aux réalités de terrain, comporter de sérieux risques. Comme privilégier uniquement des objectifs quantitatifs qui mettraient de côté les éléments qualitatifs (développement de liens sociaux, reprise de confiance en soi, etc.) générés par l’entreprise d’économie sociale [16].
Privatisation de l’intérêt général
Le deuxième risque, et non des moindres, porté par ces nouvelles conceptions de l’entreprise sociale est celui de privatiser l’intérêt général. Avec des budgets parfois supérieurs à ceux des États, les fondations et grandes entreprises à but de lucre pourraient, demain, se substituer à ceux-ci dans le financement des services d’intérêts généraux. Les outils cités plus haut comme les Social Impact Bonds font leur apparition en Europe et en Belgique et véhiculent une vision des pouvoirs publics comme endettés, peu efficaces et incapables de répondre aux problématiques sociales qu’ils rencontrent ou aux besoins des citoyens. Le recul de l’État dans nos pays n’est évidemment pas neuf et les vagues de privatisation des grandes entreprises publiques ont amplement amorcé cette dynamique.
Le postulat de certains tenants de l’entreprenariat social et des acteurs financiers « sociaux » va dans le même sens, à savoir que le marché et l’initiative privée peuvent, mieux que les pouvoirs publics, résoudre les problèmes sociaux et répondre aux besoins des citoyens. Pour ces acteurs, l’idéal est un monde où les investisseurs rencontrent des entreprises sociales pour financer leurs finalités sociales en mesurant leurs impacts sociaux. Pour d’aucuns, l’État, comme garant de l’intérêt général, ne serait donc pas ou peu nécessaire. Mais les financeurs privés, les entreprises à but de lucre peuvent-ils vraiment prétendre non seulement bien comprendre et répondre aux problèmes sociétaux – qu’ils contribuent souvent par ailleurs à créer - mais aussi y répondre avec comme objectif l’intérêt général et non leurs intérêts privés ? Ne risque-t-on pas de voir une hiérarchisation des priorités et défis sociaux auxquels répondre qui serait établie non plus à travers le prisme de l’intérêt général mais bien celui des mécanismes de marché (le plus rentable d’abord) ?
On peut rétorquer que les entreprises d’économie sociale visent, elles aussi, à répondre à des enjeux de société via l’initiative privée. Pourtant, la légitimité des entreprises d’économie sociale à prétendre à l’intérêt général repose sur deux dimensions. D’abord une absence de lucre qui participe à la définition d’une action visant les intérêts des bénéficiaires de la finalité sociale. Ensuite, leur dimension collective et démocratique qui, si elle est réelle et bien mise en œuvre, concourt à la mise en œuvre de produits et services qui rencontrent, au maximum, l’intérêt général [17]. Et cette dimension démocratique est essentielle. Elle exige de mettre en place des processus qui incluent notamment les bénéficiaires. Mais surtout de ne pas vouloir répondre pour eux aux problèmes qu’ils rencontrent mais bien avec eux. Une démarche qui n’est pas toujours mise en évidence par les tenants de l’entreprenariat social mais qui semble aussi de plus en plus difficile à mettre en place au sein des entreprises d’économie sociale elles-mêmes.
Force est en effet de constater que tenter de repérer les risques que pourrait porter certaines conceptions de l’entrepreneuriat social nous oblige à poser un regard critique sur nos propres pratiques, loin de correspondre toujours à l’idéal et aux valeurs qui encadrent l’économie sociale. Comme le pointait déjà Ariane Dewandre en 2009, il semble primordial de se poser les questions suivantes : « Quelle est, aujourd’hui, la place du collectif dans les structures d’économie sociale, alors que la complexité de leur gestion exige une professionnalisation et une prise en charge par un dirigeant hyper formé, laissant ainsi peu de place aux travailleurs dans les décisions ? Que subsiste-t-il de la capacité du secteur à proposer une réelle alternative au modèle capitaliste alors que les pouvoirs publics le considèrent de plus en plus comme un simple « sparadrap » et que nombreuses sont les entreprises qui se laissent enfermer dans cette vision ou qui n’ont pas les moyens d’en sortir (à moins qu’elles ne se les donnent pas ?) ? » [18].
Entre théorie et pratique : de l’utopie a-capitaliste à la réalité du quotidien
Il est intéressant de constater que les deux tendances que nous venons de pointer sont déjà à l’œuvre au sein même de l’économie sociale. Soit à bien plus petite échelle mais néanmoins de plus en plus présentes. Car entre le rêve d’une économie sociale « a-capitaliste », qui propose de rompre avec le système économique dominant, source d’exclusion et de pauvreté, et la réalité sur le terrain au cœur des entreprises d’économie sociale, il y a parfois une sacrée distance. L’économie sociale a évolué. Et il faut arrêter de penser que nous sommes encore dans un modèle de type « coopérative du 19ème siècle », militante, pour et avec les plus pauvres, dirigées par eux selon des modes de gestion démocratiques et participatifs. Les acteurs de terrain s’en sont parfois bien éloignés.
Des entreprises d’économie sociale « banalisées » ou « instrumentalisées »
Les entreprises d’économie sociale n’ont pas attendu le courant de l’entrepreneuriat social pour faire appel à des outils et pratiques gestionnaires issus de l’entreprise classique : plans marketing, ratios financiers, etc. Elles sont par ailleurs de plus en plus mises en concurrence avec des entreprises à but lucratif pour l’obtention des financements publics ou l’acquisition de marchés. Elles sont, de ce fait, confrontées à un risque économique plus important. Nous le notions déjà il y a cinq ans : « Leur rentabilité devient tributaire de leur capacité à capter les marchés. Cette « régulation concurrentielle » par les pouvoirs publics a donc pour conséquence d’accentuer le caractère entrepreneurial des associations et entreprises et de les rapprocher du fonctionnement des entreprises « classiques » [19].
Une autre tendance de fond est l’instrumentalisation des entreprises d’économie sociale par les pouvoirs publics qui ont tendance à ne les voir que comme des outils de création d’emplois et d’insertion socioprofessionnelle pour des personnes peu qualifiées. Au départ portés par une vraie volonté de changement et de lutte contre un système qui exclut et appauvrit, nombre d’entreprises sociales se sont, au fil du temps, tournées vers les pouvoirs publics pour financer leurs actions d’intérêt général et, petit à petit, ont été cadenassées dans une logique de « sous-traitance » en perdant une large partie de leur autonomie. Leur capacité de contestation et de créativité s’en trouve fortement diminuée.
Banalisation, instrumentalisation… Sans tomber dans ces écueils, le projet politique d’alternative au capitalisme est loin d’être partagé et vécu par l’ensemble des entreprises sociales aujourd’hui. Au quotidien, ces entreprises se battent d’abord pour maintenir l’équilibre financier, créer des emplois, rendre des services de qualité. Leur priorité n’est pas nécessairement de « changer le monde ». Certaines ne communiquent d’ailleurs quasi pas, ni en interne, ni en externe, sur leurs spécificités. Leurs travailleurs ou bénéficiaires ignorent qu’ils travaillent ou consomment dans une entreprise « différente » puisqu’elles ne l’affichent pas. Les impératifs quotidiens en amènent d’autres à s’éloigner des principes et balises de l’économie sociale car il faut bien trouver de nouveaux investisseurs, des subventions, des marchés, etc. La fin justifie alors les moyens utilisés. L’hétérogénéité des acteurs de l’économie sociale expliquent que certains peinent à se sentir appartenir à un « tout ». On ne compte pas le nombre de fédérations sectorielles qui défendent chacune les intérêts de leurs membres et n’arrivent pas ou difficilement à s’accorder sur une vision commune avec leurs consœurs.
Comme le dit bien Jean-François Draperi, l’économie sociale a échoué à « faire mouvement » et à communiquer d’une seule voix sur son projet « politique ». « Et c’est dans ce manque, et en premier lieu le manque de communication, que se bâtit le mouvement des entrepreneurs sociaux » [20]. C’est sans doute en prenant conscience de ce manque et en arrêtant d’idéaliser l’économie sociale pour simplement mieux communiquer ce qu’elle réalise que nous pouvons faire un pas dans la bonne direction.
Et pour demain ?
Ce n’est pas la première ni la dernière fois que l’économie sociale voit naître autour d’elle des concepts qui sèment la confusion et lui font craindre la dilution de son modèle. Lors de son mandat comme secrétaire d’État au Développement durable et à l’Économie sociale (2004-2007), Els Van Weert avait proposé une politique commune englobant les dynamiques de développement durable, de responsabilité sociale des entreprises et d’économie sociale [21]. D’autres concepts vont et viennent au gré des années : économie positive, économie collaborative, économie associative, etc.
Un fait remarquable est que lorsqu’on interpelle les porteurs de ces « nouveaux courants », rares sont ceux qui ont conscience de se positionner à côté ou en dehors de l’économie sociale. Certains en ignorent carrément l’existence ou ne la perçoivent pas comme un tout, un « mouvement » déjà existant. Et on ne peut pas le leur reprocher au vu de la difficulté qu’éprouve l’économie sociale à exister et à communiquer d’une seule voix en interne comme en externe. Si déjà les travailleurs de l’économie sociale ignorent appartenir à un mouvement, comment le simple citoyen pourrait-il être averti de son existence ? En créant les concepts comme celui d’économie positive, leurs fondateurs semblent dès lors vraiment penser créer quelque chose de nouveau et mettre des mots sur une réalité émergente. Leur créneau : la communication. Leur objectif n’est pas de faire mouvement mais de faire connaître au grand public l’existence d’une autre et nouvelle manière de produire, consommer, épargner. Une vision très large incluant à la fois des structures à « finalité sociale » et d’autres qui n’auraient qu’une « dimension sociale » (et non une finalité). Et une communication efficace qui prend d’autant plus de place et de visibilité que l’économie sociale ne parvient pas à communiquer de la sorte.
Car l’atout majeur de l’entreprenariat social, version innovation sociale et social business, c’est la simplicité de son message et la force de sa communication. Aujourd’hui, bon nombre de citoyens sont saturés des impasses du capitalisme et des politiques poursuivies par les grandes entreprises. Leur offrir des récits d’entreprises qui allient succès économique et social répond à leurs attentes.
Bien entendu, la communication est d’autant plus aisée qu’elle ne s’embarrasse que de peu de balises. Un entrepreneur, un projet social, une implication des parties prenantes et un bénéfice raisonnable ne sont pas trop complexes à faire passer. A la différence de celle de l’économie sociale qui, avant même d’expliquer ce qu’elle fait, ses activités, s’empresse de décrire qui elle est, ses principes éthiques et ses valeurs. Une manière de présenter ses plus-values qui peut freiner la première curiosité et la bonne compréhension du grand public ou des médias. À vouloir être trop vertueuse, l’économie sociale n’en devient-elle pas excluante ? Ne rebute-t-elle pas avec une image trop moralisatrice et donneuse de leçon ? Car si les acteurs de l’économie sociale passent beaucoup de temps entre eux, à s’entendre et débattre de leur identité, de ses frontières, ne négligent-ils pas du coup la nécessité de diffuser la force de leur modèle ?
La portée de l’entrepreneuriat social réside aussi dans le fait qu’il permet d’attirer des acteurs vers un modèle d’entreprenariat qui entend créer de l’activité avec des finalités sociales. Son approche ouverte séduit. L’économie sociale n’a-t-elle pas à réfléchir son message afin de proposer une approche inclusive ? Aller chercher des entrepreneurs, des porteurs de projets tout d’abord attirés par la visée sociale de l’entreprenariat social mais qui se révéleraient sans doute assez faciles à convaincre du modèle particulier de gouvernance et peut-être plus prompts qu’on ne l’imagine à adhérer aux valeurs et principes qu’elle porte ?
Et pourtant, quand on regarde de plus près la communication sur laquelle repose ces concepts, il est remarquable de constater que la grande majorité des structures mises en avant sont des entreprises d’économie sociale. Des entreprises qui ne perçoivent pas toujours les enjeux « politiques » qui se jouent derrière la naissance de concepts comme celui de l’entrepreneuriat social. Et qui y voient, au contraire, une opportunité d’être soutenues financièrement dans leurs actions et d’être promues par une communication efficace.
Quelles réactions adopter ?
Devons-nous donc réagir avec autant de force face à l’ampleur que prend aujourd’hui l’entrepreneuriat social s’il n’est question que de « communication » ? Les enjeux et dangers cités plus haut méritent en tout cas toute notre attention. Il s’agit aussi de prendre toute la mesure des faiblesses que l’essor de l’entrepreneuriat social pointe au sein de notre propre « mouvement ». Car y faire face semble avant tout commencer par un travail en interne. A savoir mieux conscientiser, mieux informer et d’une certaine manière « repolitiser » les fédérations sectorielles et les entreprises d’économie sociale.
Cela passe aussi par une prise de conscience des forces de notre modèle pour communiquer de manière plus claire et plus efficace sur l’économie sociale. Il s’agit de défendre la valeur ajoutée de l’économie sociale, de diffuser ses principes (démarche collective, démocratie, distribution limitée de bénéfices) et d’occuper médiatiquement l’espace de l’entreprise sociale. Pas des moyens démesurés mais une communication plus systématique sur ce que nous faisons et ce que nous sommes. Comme le dit Hugues Sybille, « le mouvement des entrepreneurs sociaux n’est rien par rapport aux forces de l’économie sociale et pourtant une peur s’est développée. Je ne comprends pas pourquoi cette dimension forte d’appréhension. Cela pose fondamentalement la question de l’économie sociale : a-t-elle confiance en elle-même pour avoir peur de ce qui est en train de se passer ? Non ! Elle n’a pas assez confiance en elle-même, en son identité, en ce qu’elle est et ce qu’elle veut proposer. Du coup, elle sur-réagit par rapport à ce que représente le courant de l’entrepreneuriat social » [22].
Et une manière de communiquer, de prendre notre place consiste sans aucun doute à ne pas s’opposer de manière simpliste à l’entrepreneuriat social mais, au contraire, à créer des liens, des débats, des synergies entre nos deux « courants ». Il faut repérer les points de convergence et de tension qui peuvent être travaillés et faire progresser les pratiques, tant du côté des tenants de l’entreprenariat social, version innovation sociale ou social business, que des entreprises d’économie sociale.