L’OMC fêtera ses vingt ans d’existence le 1er janvier prochain. En 2001, débutait le cycle de Doha, un cycle de négociations censé aboutir à la fixation de règles encadrant le commerce mondial (libéralisation des échanges, commerce des services, agriculture...). Les échecs successifs des pourparlers entre les États membres de l’OMC n’ont cependant pas permis jusqu’ici d’aboutir à un accord.
Alors que le processus de Doha est au point mort, un terrain d’entente est enfin trouvé fin 2013 à Bali autour de l’« Accord de facilitation des échanges ». Cet accord, d’une portée bien moindre que les négociations de Doha, vise principalement à simplifier les formalités douanières. Alors que les pays membres avaient jusqu’au 31 juillet 2014 pour ratifier le texte, l’Inde décide de ne pas adopter l’accord (qui nécessite un consensus général pour entrer en vigueur), portant par la même occasion un sérieux coup à l’institution genevoise.
Nous allons tenter brièvement de décrire le contenu du « paquet de Bali », puis nous nous intéresserons aux raisons du refus de l’Inde avant de donner quelques éléments sur l’avenir du processus de négociation à l’OMC.
Quel contenu de l’accord de Bali ?
Le « paquet de Bali » comme on le nomme, est un accord de facilitation des échanges. Il est divisé en trois parties [1].
La première et la plus importante vise à harmoniser les règles et formalités douanières afin de faciliter l’accès à l’information (documents requis, délais d’enlèvement, tarifs douaniers, coopération douanière...) et d’harmoniser les procédures lors d’échanges commerciaux. Cet accord ne s’intéresse pas au montant des droits de douane ou des protections pratiqués par les pays. Des mesures d’accompagnement sont prévues pour les pays en développement.
La seconde partie concernant l’agriculture réitère les engagements des pays à ne plus subventionner leurs exportations agricoles. Il renouvèle la possibilité de former des stocks alimentaires financés par des achats publics et d’accorder des aides dans une limite de 10% de la valeur de la production agricole nationale à titre provisoire et sous réserve que les aides accordées ne créent pas de « distorsions sur le marché » et n’aient « pas d’effet sur la sécurité alimentaire des autres membres ».
En 2013, une « clause de paix » est intégrée au paquet de Bali. Elle précise que « jusqu’à ce qu’une solution permanente soit trouvée, [...] les Membres s’abstiendront de contester, dans le cadre du Mécanisme de règlement des différends de l’OMC, le respect par un pays en développement de ses obligations au titre [...] de l’Accord sur l’agriculture en ce qui concerne le soutien accordé pour les cultures vivrières essentielles traditionnelles conformément aux programmes de détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire » [2]. Cette clause rend donc impossible le dépôt d’une plainte contre un pays en développement qui met en place des formes de protection de son agriculture. Garantie jusqu’en 2017, cette clause devait cependant être remise en cause par la suite.
La partie consacrée à l’agriculture permet également aux Pays dits les moins avancés (PMA) d’intégrer un certain nombre d’éléments à la liste des « services de caractère général » – des mesures tolérées car jugées sans effet sur la concurrence et les échanges – comme la conservation des sols, la gestion de la sécheresse et des inondations ou la délivrance de titres de propriété [3].
Enfin, la dernière section concernant les pays en développement renouvèle l’accès préférentiel aux marchés des pays développés pour les PMA pour toute marchandise ayant été produite à hauteur d’au moins 25% dans un PMA. Cette mesure permet aux PMA d’augmenter le nombre de produits qui sont exportés sans droits de douane.
Cet accord qualifié « d’accord à minima » ne prend en compte que quelques éléments de négociation mis sur la table lors du cycle de Doha – laissant de côté la plupart des sujets sensibles comme le commerce des services, les normes sanitaires et environnementales ou encore les droits de propriété intellectuelle. Le paquet de Bali ne traite donc pas des sujets qui fâchent et vise plutôt à relancer le processus de négociation multilatéral à l’arrêt depuis plusieurs années.
Le refus indien
Scellé en décembre 2013, le texte de l’accord devait être ratifié par les 160 membres de l’OMC avant la fin du mois de juillet 2014(date buttoir fixée par les ministres des pays de l’OMC). Mais, coup de théâtre, à quelques jours de l’échéance, l’Inde par le biais de son premier ministre fraîchement élu, Narendra Modi, issu du mouvement nationaliste hindou, annonce qu’elle ne souhaite pas ratifier l’accord tant que la possibilité de subventionner l’agriculture ne sera pas mieux garantie, soit par une mesure perpétuelle, soit par le retrait de la partie sur l’agriculture du paquet de Bali.
En effet, les mesures de soutien à l’agriculture sont centrales dans le programme du nouveau premier ministre indien. Le droit à l’alimentation est inscrit dans la Constitution indienne. En outre, le précédent gouvernement indien a décidé en septembre 2013 de mener une ambitieuse politique de sécurité alimentaire. Une politique reprise par le nouveau gouvernement.
Cette politique doit bénéficier à 800 millions de personnes (75% de la population rurale et 50% de la population urbaine – environ les deux tiers de la population totale). Elle repose sur l’achat massif de denrées alimentaires auprès des agriculteurs indiens à des prix supérieurs à ceux du marché afin d’encourager la production agricole. A partir de là, il est prévu que 60 millions de tonnes de céréales soient distribuées via les systèmes de distribution publique ou revendues à perte afin de garantir l’accès à l’alimentation à l’ensemble de la population. Cette politique dont le coût est estimé à 15,3 milliards d’euros est certainement l’un des plus grands programmes de sécurité alimentaire jamais conçu. Une politique loin d’être mal venue dans un pays où, selon la FAO [4], 220 millions de personnes vivent en situation de sous-alimentation.
On comprend donc mieux la crainte du gouvernement de se voir mis en difficulté, après 2017 et la fin de la « clause de paix », pour avoir subventionné massivement ses agriculteurs et fait fi des règles du marché. Les montants en jeu dépassant largement les 10% autorisés dans la cadre de l’accord. N’importe quel membre de l’OMC pourrait dès lors déposer une plainte pour concurrence déloyale à l’encontre de l’Inde.
Cet accord, qui devait être incorporé au cadre juridique de l’OMC, implique également une transcription dans les législations nationales des différents États membres. Cette transcription frapperait d’illégalité la mise en œuvre de la politique d’aide alimentaire indienne.
Si cette décision semble légitime quant à la situation de sous-alimentation vécue par une partie de la population indienne, le refus du premier ministre de signer l’accord de l’OMC soulève pourtant des critiques et de l’incompréhension. En Inde tout d’abord où les milieux d’affaires voulaient conclure l’accord et où l’opposition stigmatise le coût de la politique menée et ses visées électoralistes.
Il faut également rappeler que l’Inde est le premier exportateur mondial de riz en 2012. Le Pakistan, éternel rival géostratégique de l’Inde voit d’un mauvais œil la possibilité pour son voisin de subventionner puis d’exporter du riz chez lui alors que sa population est encore plus démunie. La constitution de stocks et les subventions en Inde font craindre au Pakistan des effets néfastes pour son secteur agricole.
La Chine, le Mexique ou la Thaïlande se sont également interrogés sur l’intransigeance du gouvernement indien tandis que plusieurs pays occidentaux évoquaient déjà la possibilité d’exclure l’Inde de l’accord. Un représentant australien cité dans les Echos [5] évoquera l’éventualité d’une « réforme plurilatérale, qui laissera de côté ceux qui ne veulent pas suivre ».
Une attitude jugée naïve et contreproductive par le ministre néo-zélandais au commerce extérieur, pour qui la situation est trop dramatisée, et selon lequel « l’Inde [étant] le deuxième pays du monde par sa population, un élément vital de l’économie mondiale et amené à devenir encore plus important, [...] l’idée [de l’] exclure est ridicule ». Le pays a par contre été soutenu par le Venezuela, Cuba, le Zimbabwe, l’Afrique du Sud et la Bolivie au cours de la semaine précédant la date butoir.
L’Inde menaçait déjà d’opposer son véto à l’accord de Bali en 2013 si sa politique ne pouvait être mise en œuvre. L’ajout de la clause de paix avait finalement satisfait temporairement les négociateurs indiens.
Vers la fin de l’OMC ?
Ce refus de signer l’accord de facilitation des échanges est bien évidemment synonyme de nouvel échec pour l’OMC et son président, le brésilien Roberto Azevedo pour qui l’institution entre dans une phase "pleine d’incertitudes. Il a invité les représentants des pays membres à longuement réfléchir aux conséquences de la décision prise.
Cet accord aurait été le premier accord multilatéral d’importance adopté depuis la création de l’OMC en 1995. Et bien que les observateurs aient pu parler d’un « Doha light », l’incapacité à finalement trouver un compromis ne laisse rien augurer de bon pour la suite du processus de Doha, surtout lorsqu’il s’agira de traiter de sujets plus sensibles.
La question agricole a toujours été, depuis la création de l’OMC, un sujet de tension et très certainement l’une des causes principales des échecs successifs des rounds de négociation. Les USA et l’Europe continent à subventionner leur agriculture à l’exportation (par aides découplées ou des subventions déguisées notamment) pendant qu’il est demandé aux pays en développement de ne pas mettre en œuvre de protection.
Les États-Unis ont déjà annoncé qu’ils souhaitent revenir au plus vite à la table des négociations. De nouvelles rencontres sont prévues en septembre et l’Inde pourrait revenir sur sa position d’ici la fin de l’année à condition d’avoir satisfaction sur la question des subventions agricoles. Sans quoi, la crédibilité de l’OMC, déjà fortement écornée, risque d’en prendre un sérieux coup. Il en sera alors peut-être fini pour quelque temps des négociations commerciales multilatérales.
Bien que les négociations au sein de l’OMC sont déjà enlisées depuis plusieurs années, la voie alternative choisie a été celle des accords bilatéraux et régionaux à l’instar des accords de Cotonou (UE-ACP), du traité transatlantique ou encore du traité transpacifique en cours de négociation.
Cette décision marque un nouveau camouflet pour les institutions internationales mises en place après 1945. La volonté des BRICS [6] de court-circuiter le FMI et la Banque mondiale par la création de leur propre banque de développement et d’un « fonds monétaire alternatif » destinés à aider les pays connaissant des problèmes de change témoignent une nouvelle fois d’une modification sensible des rapports de force dans les relations internationales et du poids croissant que les pays dits émergents prennent dans la mondialisation après une très longue période d’hégémonie occidentale sans grand partage.