Les mots et les images peuvent se révéler trompeurs, cet adage transparaît de l’exposition Notre Congo présentée au musée BELvue à Bruxelles. L’exposition déconstruit la propagande coloniale belge de l’époque. L’analyse nous est utile, car elle renvoie à l’actualité. De nos jours, la propagande précède et accompagne les missions – économiques, militaires... - à l’étranger.
La propagande précède et accompagne les missions étrangères
Les mots et les images peuvent se révéler trompeurs, cet adage transparaît de l’exposition Notre Congo présentée au musée BELvue à Bruxelles. Elle déconstruit la propagande coloniale belge de l’époque. L’analyse nous est utile, car elle renvoie à l’actualité.
La propagande fait son apparition lorsqu’une puissance, et peu importe sa taille, veut s’emparer de ce qui appartient aux autres, qu’il s’agisse de territoires ou de biens, d’âmes ou d’esprits. Elle accompagne typiquement la colonisation ou la recolonisation. Dans ce domaine, nous, les Belges n’avons rien à apprendre des autres. Pendant « notre » colonisation, la Belgique faisait preuve d’une maîtrise étonnante de la propagande. L’exposition,« Notre Congo, La propagande coloniale belge dévoilée » au Musée Belvue le montre bien.
Cette exposition actualise une expo réalisée en 2000 par l’association Coopération Education Culture (CEC). La CEC montre une sélection de documents, la plupart via des montages visuels, ce qui ne laisse malheureusement pas assez de temps pour bien regarder et digérer. La collection couvre toute la colonisation, de la fin du 19ème siècle lorsque le roi Léopold-2 organise le Congo comme son fief personnel, jusqu’à l’indépendance du Congo en 1960. Dans une longue introduction vidéo l’historien congolais Elikia Mbokolo raconte, images à l’appui, comment la propagande coloniale belge fonctionnait.
Une constante : la juxtaposition. Ça veut dire « nous » vis-à-vis de « eux ». Par exemple, à la Une de l’Illustration congolaise de novembre 1934, on voit un garçon à nous en face d’un garçon à eux. Le nôtre est habillé tiptop, le leur ne porte pas de vêtements. Le nôtre est d’une tête plus grand que le leur, et le nôtre avec une cigarette met le feu à celle que le leur a dans la bouche. Une phrase ironique va avec cette scène un peu macabre de civilisation. Elle dit : « la communion des races... par la cigarette ». Belle communion !
Comme dans la photo, « nous » sommes au-dessus d’ « eux ». Je cite un manuel d’école (d’après 1945) qui dit ce que sont les races. On enseignait aux gosses (du 3ème primaire) que « la race blanche domine les autres races par le nombre et par sa »civilisation« , tandis que »les Noirs ont une civilisation très arriérée".
C’est la thèse à diffuser par tous les moyens. Tout d’abord par les expositions internationales (à Anvers en 1885 et 1894, à Bruxelles en 1897) où des « sauvages » du Congo étaient exhibés. Puis par tout autre support imaginable. Les chromos, les emballages, la presse, le cinéma, etc. Aucun support n’a échappé à la propagande justifiant la domination du Congo par l’État belge. « Si la Belgique n’avait pas été un pays de démocratie élective », dit le professeur Mbokolo, « on pourrait penser que c’était presque un système totalitaire » ! [1]
Ainsi le colonisateur va graver des représentations dans l’imaginaire, la conscience et l’inconscient des publics auxquels il s’adresse. Le producteur de chocolat Senez-Sturbelle par exemple a créé une série d’images chromos, on dirait une bande dessinée. Elle raconte comment un « sauvage » est poursuivi par un colon. Le « sauvage » finit par grimper dans un arbre. Plus il monte haut, plus son visage prend l’expression d’un singe. Ce type de représentations est répété des milliers de fois. On collera des noms fictifs aux sujets représentés, comme celui de Bamboula, qui est aussi le nom d’un produit pour cirer les... chaussures.
Par les Belges, pour les Belges
Il faut du recul pour savoir à quel point « la redondance et la répétition monotone » par la propagande ont des effets « durables » sur nos esprits. Même 50 ans après l’indépendance du Congo ces effets n’ont pas disparu. Les images stéréotypées se sont ancrées dans l’inconscient des Belges pour y rester des générations durant. Le Noir (toujours avec majuscule, même dans les « pires » textes) « a des lèvres épaisses, le nez large et aplati... », disait le manuel scolaire déjà cité. Ces « caractéristiques » héritées de la période coloniale restent encore aujourd’hui présentes dans nos esprits. Et les stéréotypes ne se limitent pas au monde des « Noirs ». Le colonisateur les applique partout où il a des intérêts à défendre. [2]
En 2014, et même pour des intellectuels occidentaux, le « nous » est toujours supérieur à « eux ». Que penser par exemple de l’éloge que le chercheur américain Jason K. Stearns fait du livre Congo de l’auteur belge David Van Reybrouck ? Stearns conclut sa critique dans le Times Literary Supplement (du 22&29 août 2014) ainsi : « David Van Reybrouck nous a fourni une des plus complètes histoires du Congo jusqu’à présent, en synthétisant des décennies de travaux universitaires dans un volume immensément lisible et agréable ». Stearns oublie qu’un tel volume existe déjà. Depuis 1998. Il s’appelle Histoire générale du Congo : de l’héritage ancien à la république démocratique et a été rédigé sous la direction d’Isidore Ndaywel è Nziem. Mais Ndaywel n’est pas un des nôtres. Il est Congolais !
La propagande est « un discours dominant qui implante dans les esprits des fausses vérités d’évidence ». Elle peut être économique. [3] Ici, elle est politico-culturelle, mais à des fins économiques. « Par les Belges, pour les Belges », ce slogan d’une entreprise belge active au Bas-Congo révèle involontairement le fond économique de la propagande. Selon le professeur Mbokolo, cette propagande a un objectif : « l’objectif de la colonisation était économique. Les puissances étaient en course vers les matières premières des pays neufs, vers la mise en œuvre de ces pays neufs, avec des chemins de fer. Cela intéressait les entreprises des métropoles et les banquiers. Mais il fallait enlever tout ça et dire : nous allons civiliser ! Ce qui impliquait que les autres n’étaient pas »civilisés« . Ainsi la propagande fait croire ce que le Roi et la haute bourgeoisie belge veulent que l’opinion publique croie. La propagande ne dit pas la vérité, elle trompe. »Et la propagande coloniale belge« , dit le professeur Mbokolo, »a été d’une telle efficacité que les Belges croyaient ce qu’on leur avait raconté".
Cette efficacité, quelle en est la clé ? Elikia Mbokolo : « C’était une vraie propagande. C’est-à-dire, les responsables recevaient les instructions du plus haut niveau pour dire ceci ou cela. Secundo, nous l’avons déjà dit, tous les supports, mais vraiment tous les supports ont été utilisés pour diffuser le message du colonisateur, ce qui de son point de vue est absolument »génial".
Gavés de propagande par le pouvoir, les Belges s’attendaient à une décolonisation douce. Les Belges pensaient que tout allait bien au Congo, « c’était ce qu’on nous avait raconté ». Or, cette transition n’a pas eu lieu. L’Indépendance du Congo fut un véritable choc. Les Congolais se révoltaient. La conséquence, dit le professeur Mbokolo, a été qu’après l’indépendance on ne parlait plus du Congo, un Rideau Noir est tombé. Mais les effets de la propagande ne disparaissent pas.
L’exposition Notre Congo veut donc inciter ses visiteurs « à vivre un peu à distance l’expérience coloniale », dit Elikia Mbokolo, « pour abolir les effets de la propagande ».
Un droit divin
Appliquons à présent cette distance critique à une autre expérience de colonisation et par la suite à l’actualité de l’automne 2014.
Dernièrement le documentaire, Le malentendu colonial (2005) du Camerounais Jean-Marie Teno était projeté à Bruxelles. [4] Ce film démontre comment la religion a fonctionné comme outil de propagande dans le Sud-Ouest africain (aujourd’hui la Namibie). En 1904, les populations Herrero et Nama se soulèvent. Le colonisateur allemand répond avec une violence inouïe. Les populations sont massacrées. Ce premier génocide du 20ème siècle fera presque 80.000 morts. Le Sud-Ouest africain devient un laboratoire pour l’Allemagne coloniale. La théorie raciste du Nazisme y trouve en partie ses origines. [5] Le documentaire met Heinrich Vedder en exergue, un idéologue du messianisme allemand. Celui-ci frayera par la suite avec le Nazisme pour devenir enfin ministre de la dictature de l’Apartheid en Afrique du Sud après la Deuxième Guerre mondiale.
Jean-Marie Teno en dit ceci (dans le commentaire du film) : « Les Européens inventaient une maladie : la sauvagerie de l’Afrique, à laquelle ils allaient remédier avec la civilisation. Les atrocités qu’ils commettaient contre les Africains étaient selon eux au bénéfice de ces mêmes Africains ». Ils voyaient un vide en Afrique et allaient le combler avec Dieu et « sa lumière ». L’église et les missionnaires jouaient le jeu. Non seulement pardonnaient-ils le génocide, mais ils s’efforçaient pour faire rentrer les survivants dans des camps de concentration où s’imposait l’éthique occidentale du travail. Pour se rapprocher du Blanc, il faut travailler.
Au Congo comme en Namibie, la prétention est identique. Le colonisateur prétend qu’il est supérieur au colonisé (et lui prend son territoire et sa vie). On en trouve des illustrations tout au long de la trajectoire coloniale.
Ainsi, après la Deuxième Guerre mondiale, le leader syndical belge Henri Pauwels rend compte de sa visite au Congo. Il conclut son rapport en disant ceci : « il faut trouver un argument juridique qui permet à des peuples plus avancés de procéder à la saisie étatique ou économique du territoire de peuples moins avancés. Deux principes sont à la base de cet argument : la destination divine des biens terrestres et la tâche civilisatrice de la colonisation ». [6]
Confronté à ces propos, le professeur Mbokolo réagit : « Certains peuples auraient donc des droits sur l’ensemble de l’humanité. Cela les autoriserait à entrer chez les autres, soit pour exploiter les biens qui sont là et qui ne profitent pas à l’humanité, soit pour les civiliser, soit pour introduire chez eux des structures et des pratiques politiques, administratives ou autres qu’ils ne connaissent pas. C’est le droit d’ingérence : ingérence civilisatrice, religieuse, médicale, humanitaire. Ce droit d’ingérence repose sur l’idée que certains peuples ont reçu de Dieu le droit divin d’aller chez les autres pour établir le droit. Cette idée est absolument critiquable. Nous pensons que tous les peuples sont égaux, tout comme tous les individus sont égaux en compétence. »
Biens communs mondiaux
L’idée d’une légitimation « divine » n’est pas exclusive à Henri Pauwels ou aux années ’40. Ces dernières années elle a fait sa réapparition, et notamment dans le débat sur ce qu’on appelle les biens communs. La notion des biens communs inclut « tant les éléments indispensables à la vie – comme l’eau et les semences – que les services publics ». [7] De plus en plus de mouvements sociaux prennent la défense de ces biens communs face par exemple aux accaparements de grandes superficies de terres par des entreprises privées et aux vagues de privatisation.
Dans les mouvements sociaux, beaucoup sont préoccupés par la surexploitation des ressources naturelles et par les crises que subit la planète (crises de la biodiversité, de l’environnement, du climat, de l’énergie...). Mais comment y remédier ? Certains plaident pour un management ou une « gouvernance » globale des ressources (naturelles). Selon eux, la chose est trop vitale pour la laisser dans les seules mains des États-nations. Ceux-ci, dit cette tendance, ne peuvent se réclamer d’un droit absolu sur les ressources naturelles dans leurs territoires. [8] Mais cette discussion peut prendre un tournant propagandiste. A ce moment-là, les intervenants ne révèlent pas leur véritable visage. C’est à mon avis le cas des plaidoyers de Raimund Bleischwitz, publiciste allemand qui mérite d’une certaine réputation auprès de l’Union européenne. [9] Bleischwitz tient avec force un plaidoyer pour des formules de gestion mondiale des ressources naturelles. Mais, à d’autres endroits, il met en garde les partenaires transatlantiques (l’UE et les États-Unis) du danger géoéconomique que comporte le « nationalisme des ressources ». Il ajoute enfin que ces blocs ont un intérêt commun à réduire ce « resource nationalism ». [10] Sous la bannière d’un droit divin adapté au 21ème siècle, à savoir sur les biens communs, nous assistons donc à une attaque contre la souveraineté des pays du Sud sur leurs ressources. Des appels pour sauvegarder le patrimoine mondial peuvent évidemment être justifiés. Mais cette préservation doit se faire en coordination avec les pays souverains, pas contre eux.
Retour du totalitarisme
La propagande atteint-elle, en ce 21ème siècle, son paroxysme, à cause d’une inondation d’images diffusées par des canaux électroniques et l’internet ? C’est ce que dit en substance le journaliste britannique Robert Fisk, spécialiste du Proche-Orient, au sujet de l’actualité de l’Iraq et de la Syrie. Selon Fisk, on ne mesure toujours pas l’ampleur « de la conviction absolue que l’écran contient de la vérité – que le message est l’ultime vérité ; un saut extraordinaire a été fait dans notre conscience critique qui nous expose aux émotions les plus brutales – d’amour total ou de haine totale – sans qu’il y ait les moyens de corriger ce déséquilibre ». [11]
Fisk reconstruit comment l’internet fait un travail de propagande pour l’État islamiste installé en Iraq et en Syrie. « Nos leaders peuvent être terrifiés », dit Robert Fisk, « mais ils peuvent utiliser les mêmes moyens pour nous terrifier ». Nous le voyons depuis plusieurs mois. Trois ans après la débâcle de la guerre de l’OTAN contre le gouvernement du président Kadhafi en Libye, l’alliance militaire transatlantique a préparé nos esprits pour que nous marchions dans une nouvelle guerre de l’empire occidental. L’OTAN a toléré, même promu l’établissement d’un État sécessionniste, mais pro-occidental au Kosovo. Mais il ne tolère pas qu’un État dit salafiste soit établi au Proche Orient. Cette préparation mentale nous a rendus inoffensifs.
Un dimanche matin (le 21 septembre) chez le boulanger, je vois ce titre du Zondagsblad : « De jihad komt dichterbij » (Le jihad s’approche). De combien de centimètres ? Peu importe. Ce qui compte c’est l’effet que ça a dans nos têtes. Lorsque, devant le comptoir du boulanger, je lis ce titre à haute voix, une dame me répond : « mais, monsieur, ce n’est pas pour rigoler ». En effet, il est triste, de voir à quel point la propagande peut être efficace. Le jour venu, vendredi 26 septembre, au Parlement toute la Chambre (à part deux nouveaux députés de gauche) vote pour que la Belgique parte en guerre. Sans attendre le résultat, avant même la fin du vote, six F-16 décollent et sont en route en direction du théâtre des opérations. Une semaine après cet évènement, il s’avère que la Belgique participe à une opération dont personne, à part les militaires, ne connaît les détails. Il ne s’agirait pas d’une opération de l’Otan, « dépendons-nous alors du Pentagone (le ministère de la Défense américain) » ? demande un député vert. [12] Depuis lors, les seules informations que nous avons de nos militaires sont des photos « optimistes » qui proviennent de « nos » états-majors, faute de reporters indépendants sur le sol. [13] On n’est pas loin du « totalitarisme » qui marquait selon Elikia Mbokolo le régime de propagande coloniale belge.