Selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le Plan Juncker permettrait de créer jusqu’à 2 millions d’emplois. Il n’est cependant pas certain que cette projection se traduise sur le terrain. La raison : le Plan Juncker dépend avant tout de l’investissement des entreprises privées. Elles devraient investir près de 300 milliards d’euros d’ici à 2018 alors qu’elles n’investissent plus dans l’économie productive depuis des années. Le mouvement syndical développe des alternatives et donne un rôle prépondérant à la relance du secteur public.
‘Ma priorité numéro un est de remettre les Européens au travail’. C’est avec cet engagement solennel que Jean-Claude Juncker s’adresse au parlement européen le 15 juillet 2014. Quelques instants plus tard, une majorité du parlement l’élira comme nouveau président de la Commission européenne. Juncker, chrétien-démocrate, a été Premier ministre chrétien-démocrate du Luxembourg pendant dix-huit ans [1].
Dans son discours de juillet, Juncker déploie déjà les grandes lignes de ce que deviendra son Plan au mois de novembre : ‘nous devons préconiser une meilleure utilisation du budget de l’Union européenne et des instruments financiers tels que la Banque européenne d’Investissement, pour stimuler l’investissement privé dans l’économie réelle’. Ceci permettrait, toujours selon le nouveau président de la Commission de : ‘mobiliser jusqu’à 300 milliards d’euros en investissements additionnels publics et privés pendant les trois prochaines années’. [2]
À part la priorité de l’emploi, Juncker met un deuxième accent dans son discours de juillet. Il déclare qu’il veut ‘travailler pour une Union qui s’engage pour la démocratie et les réformes’ et poursuit ainsi : ‘l’Europe a besoin d’un agenda large de réformes. Le statu quo ne prévoit pas un éventail complet d’instruments. Il doit être étendu. Les gens ont peur des réformes. Ils les estiment menaçantes et risquées. Ne pas prendre des risques est plus risqué. Nous devons prendre des risques pour rendre l’Europe plus compétitive’. [3] La relance et la compétitivité, le double défi du plan Juncker… compatible ?
Diagnostic alarmant
Fin novembre, Jean-Claude Juncker, maintenant fermement en selle comme président de la Commission européenne, présente son plan. L’Europe tourne la page, dit-il, ceci est une ‘offensive en faveur de l’investissement pour stimuler l’emploi et la croissance’. Il ne manque pas de cadrer le projet : le plan est le troisième pilier de ‘notre triade vertueuse’, les deux autres piliers étant ‘la responsabilité budgétaire’ et les réformes structurelles. [4] Juncker reprend ce ‘triangle vertueux’ dans la toute première diapositive de sa présentation, ce qui illustre bien l’importance qu’il lui donne.
Le président de la Commission part d’un diagnostic alarmant : ‘Alors que l’investissement progresse de nouveau aux États-Unis, l’Europe est à la traîne. Le niveau d’investissement au sein de l’UE a baissé de 370 milliards d’euros par rapport aux années d’avant-crise’. [5] Des documents de la Commission fournissent plus de détails. Début 2014 les investissements étaient de 15 % en dessous du niveau de 2007 dans l’ensemble de l’UE. Cinq pays de la périphérie (la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Portugal et l’Espagne) ont connu la baisse des investissements la plus forte. La Grèce est à environ 40 % du niveau d’avant-crise, l’Espagne à environ 60 %. [6] La Commission parle de ‘retard d’investissements’. Une carence flagrante d’investissements privés qui, doublée des plans d’austérité dans le public, va fortement aggraver le chômage.
Ce chômage – pourtant ‘la priorité numéro un’ - n’est nullement exprimé en chiffres, ni dans le discours de Juncker, ni dans son plan (c’est-à-dire la Communication de la Commission au PE). Nous trouvons les chiffres dans une étude consacrée au Plan Juncker par l’Organisation Internationale du Travail. [7] D’après l’OIT le chômage était de 9,7 % dans l’UE des 28 États membres lors du troisième trimestre de 2014, ou près de 3 % au-dessus du niveau de fin 2007. En d’autres termes, 23 millions d’Européens n’avaient pas d’emploi à la fin de 2014 dont presque 12 millions depuis plus d’un an. Cela aussi varie de pays en pays. Dans trois États membres seulement (l’Allemagne, Malte et la Pologne) le chômage est moins élevé qu’avant la crise. Mais à Chypre ou en Grèce il est 5 % au-dessus du niveau d’avant-crise [8].
Un Fonds de relance
Face à ce chômage structurel, une relance de l’activité économique est donc plus que nécessaire. La Commission veut provoquer cette relance en créant trois outils. Tout d’abord un nouveau Fonds européen pour les investissements stratégiques (EFSI), ensuite une réserve de projets à financer et en troisième lieu une feuille de route. La qualification de la feuille de route par la Commission européenne évoque bien l’esprit néolibéral qui inspire le Plan. Il s’agit d’une feuille de route ‘ambitieuse destinée à rendre l’Europe plus attrayante pour les investissements et supprimer les obstacles réglementaires’ ; dans un autre, l’objectif est défini plus clairement : ‘supprimer les obstacles propres à certains secteurs et d’autres obstacles financiers et non financiers à l’investissement’. [9]
Dans ce qui suit, nous examinons et commentons la constitution et le fonctionnement de l’EFSI. Ce fonds devra selon la Commission mobiliser au moins 315 milliards d’investissements au cours des trois prochaines années (2015-2017). Initialement, le Fonds sera alimenté par de l’argent public : 16 milliards tirés du budget de l’Union européenne et 5 milliards de la Banque européenne d’investissements. Ces 21 milliards ne sont pas de l’argent neuf, ils sont à trouver sur des lignes budgétaires existantes. A partir de cet argent « recyclé », la Commission escompte un double effet de levier. Grâce à cette « garantie publique » de 21 milliards d’euros, la BEI aurait une plus grande capacité à lever des fonds sur les marchés des capitaux. Ce premier effet levier porterait le montant total du Fonds à 63 milliards d’euros (3 fois la somme de départ). Dans un second temps, la somme initiale et la capacité renforcée d’emprunt de la BEI doivent, toujours selon la Commission, rassurer les investisseurs privés et les encourager à investir quelque 252 milliards d’euros. Ce second effet levier (5 fois 63 milliards) doit permettre d’assurer 315 milliards d’euros d’investissement sur trois années…Avec des « si »… . [10]. Cet argent devrait être investi principalement dans des grands projets d’infrastructure des secteurs du transport, de la télécom (haut débit) et de l’énergie. Les entreprises privées seront les vrais bénéficiaires du Fonds puisqu’ils sauront que les risques d’investissement seront de toute façon couverts par la tranche initiale du Fonds et donc par de l’argent public. Cette certitude devrait inciter les entreprises privées à se risquer dans des projets productifs non satisfaits et non financés jusque-là.
Projets à financer
Une liste de projets potentiels (par pays membre) a été publiée début décembre. [11]Elle constitue le deuxième outil du Plan Juncker. Pour la Belgique, cette liste contient des dizaines de projets proposés par différentes autorités. Quelques exemples en guise d’illustration.
Les deux premiers exemples concernent Infrabel, la branche Infrastructure de la SNCB. Cette dernière doit trouver 70 millions d’euros (sur un total de 290 millions d’euros) pour faciliter les passages de trains par la Jonction Nord-Sud, l’entonnoir qui relie les gares ferroviaires de Bruxelles-Nord, Central et Midi. Infrabel cherche aussi 370 millions d’euros (sur un total de 870 millions d’euros) pour le RER, le Réseau Express Régional autour de Bruxelles (pointé du doigt par certains comme ‘capitale européenne des embouteillages’) qui devra alléger la desserte routière de la capitale. Ces deux projets sont issus du secteur public.
Un troisième exemple concerne l’Institut belge des services postaux et des télécommunications. L’IBPT (public) voudrait combler les ‘taches blanches’ dans la couverture territoriale du réseau télécom ‘haut débit’. Ces zones, souvent rurales, ne reçoivent pas ce service puisque les fournisseurs n’y voient pas de rendement financier. Or, l’IBPT cherche 5 millions d’euros pour combler un budget de 12 millions d’euros. L’institut donne comme motivation qu’il veut ‘créer des incitants financiers afin de pousser les opérateurs à déployer des infrastructures et offrir du haut débit aux entreprises et citoyens’, effort qu’il situe au sein de l’agenda ‘Digital et Société de connaissance’ de l’Union Européenne.
Le dernier exemple, situé dans l’Union énergétique, est initié par le secteur privé, en l’occurrence un consortium des groupes de dragage Deme et Jan De Nul avec le groupe énergétique Electrabel Suez auquel se sont associées des sociétés d’investissements régionales wallonnes (la SRIW et la SOCOFE) [12] et flamande (la PMV) [13]. Son projet, appelé Energy Atol, est de construire une île devant la côte belge pour stocker l’énergie produite par les parcs d’éoliennes. Selon la liste de projets en annexe au Plan Juncker, ce consortium privé a besoin de 2 millions d’euros pour compléter un budget de 20 millions d’euros.
Il faudrait étudier plus en détail cette liste et les critères qui ont prévalu pour la rédiger. Les quatre exemples belges permettent néanmoins de distinguer quelques dynamiques ou effets engendrés par le Plan Juncker. Tout d’abord, ils s’inscrivent dans les grandes stratégies de l’Union européenne pour 2020 et au-delà, telles que l’Union énergétique ou l’économie digitale. Ces stratégies sont déterminées par les institutions de l’UE. Mais répondent-elles réellement aux besoins des citoyens ? Deuxième observation : ces projets sollicitent une mixité des investissements. Il s’agit donc d’encourager les partenariats public-privé. Or, en ouvrant la porte des infrastructures publiques au capital privé, ne va-t-on pas accélérer le processus de privatisation déjà à l’œuvre en Europe ?
Des projets à financer, là aucune pénurie. La Task Force pour l’investissement en a déjà identifié près de 2000. En juin prochain, un comité de six ‘experts indépendants du marché’ devrait commencer à sélectionner les destinataires du ‘Fonds Juncker’. [14]
‘We want More’
Le jour de la présentation du Plan Juncker, le 26 novembre 2014, l’association BusinessEurope qui regroupe les fédérations patronales des pays membres l’applaudissait. Un grand pas en avant, titrait son communiqué de presse. Néanmoins, toujours selon l’organisation patronale européenne, le succès du Plan Juncker dépendra de mesures plus ambitieuses qui doivent suivre’. Selon les patrons ces mesures sont indispensables pour ôter les barrières qui entravent précisément l’investissement privé en Europe. BusinessEurope identifie 12 barrières à l’investissement. [15] L’une d’entre elles serait la difficulté pour accéder à des financements ‘à des conditions raisonnables’. Ce qu’on doit entendre par ‘raisonnable’ n’est pas explicité. Comme à son habitude, BusinessEurope ne se prive pas pour promouvoir les « nécessaires » réformes du marché du travail. L’incertitude sur la capacité des États européens à flexibiliser l’emploi est, toujours selon Business Europe, source d’incertitude pour les investisseurs [16]
Cette revendication est une constante dans les prises de position patronales, et ne disparaîtra pas. [17] Elle aboutit à la proposition hallucinante, faite le 5 mars 2015 par la présidente de BusinessEurope Emma Marcegaglia, de créer ‘le partenariat des réformes’. Ce jour-là, patrons et syndicats sont réunis à Bruxelles dans une conférence pour ‘un nouveau dialogue social’. La présidente de BusinessEurope y dit ceci : ‘Nous devons faire tout pour attirer des investissements directs étrangers dans notre région. Cela conduira à la création de plus d’opportunités d’emplois. (…) Le dialogue social devra maintenant se concentrer sur cela : travailler ensemble pour donner vie aux réformes nécessaires et attaquer les défis d’aujourd’hui et anticiper ceux de demain. Nous devons nous focaliser sur un partenariat des réformes’. [18]
L’accueil réservé au Plan Juncker par le monde du travail rend peu probable la naissance d’un tel partenariat. En effet, si les organisations syndicales voient d’un œil positif que « le débat (soit) recentré sur une question cruciale, celle de l’investissement productif » [19] et que « le focus actuel sur des profits financiers à court terme soit remplacé par des engagements de financement de projets à plus long terme » [20], ces mêmes organisations sont sceptiques quant à la faisabilité du Plan Juncker et y voient beaucoup de lacunes.
Moins sceptique, l’OIT quant à elle estime que le Plan Juncker peut créer jusqu’à 1,8 million de nouveaux emplois, si l’effet de levier peut jouer à plein. Le nombre de nouveaux emplois serait encore plus élevé, jusqu’à 2 millions d’emplois, si deux tiers des investissements sont dirigés en tenant compte des niveaux de chômage des pays membres. Elle note pourtant que pour le Fonds ‘Juncker’, qui sera géré par la Banque européenne d’investissement, le ‘business as usual’ ne peut pas être permis. La BEI a en effet tendance à orienter ces fonds vers une poignée de pays. Ces dernières années, la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni ont reçu 45 % des fonds de la BEI. En même temps, écrit l’OIT, ‘l’augmentation disproportionnée du chômage dans certains pays n’a pas été suivie par une augmentation parallèle de financements par la BEI’ (à ces pays). L’Espagne par exemple ne reçoit que 16,6 % des financements par la BEI, mais abrite presque le quart (23,1 %) de la totalité du chômage de l’Union européenne. [21]
Le privé s’abstient
L’OIT ne doute pas du potentiel d’investissement réel des entreprises privées. Mais ce potentiel ne se traduit pas en action. ‘Les entreprises épargnent plus qu’elles n’investissent’, écrit John Plender dans le Financial Times, ‘et elles entassent du cash (en même temps qu’elles évitent de payer des taxes)’. Les bénéfices à court terme l’emportent donc sur les effets potentiels à long terme. [22].
Cette accumulation de cash n’est pas un mythe. En voici quelques chiffres. Aux États-Unis, les entreprises détenaient pour 5.000 milliards de dollars de cash en 2011 (4.600 milliards d’euros au taux de 2015). [23] Début 2015, le président Barack Obama proposait une taxe unique de 14 %, pour financer une modernisation des infrastructures, elle devrait être levée sur près de 2000 milliards de dollars (1.844 milliards d’euros) que les entreprises ont mis à l’abri dans des paradis fiscaux. [24]La situation n’est pas tellement différente en Europe. L’agence Moody’s annonce en décembre 2014 que la montagne de cash détenue par les entreprises non financières ‘est tombée (!) à 1.060 milliards de dollars (976 milliards d’euros) en juin 2014’. ‘Le Top-5 des Rois du Cash’, écrit Moody’s, est Volkswagen, Gazprom, BP p.l.c., Électricité de France et TOTAL qui s’assoient tous sur ‘au moins 16 milliards d’euros’. Selon Moody’s, le secteur de l’énergie détient la plus grande épargne (136 milliards d’euros). Il est suivi par l’automobile, la télécommunication et d’autres secteurs de services. [25]
On évoque parfois les difficultés pour accéder au crédit pour excuser le secteur privé de s’abstenir d’investir. Mais il faut bien mettre les choses au clair. Le crédit ne diminue pas parce qu’il serait plus difficile d’accès, mais parce que les entreprises n’en demandent pas. La Commission européenne le dit elle-même. Celle-ci a écrit que ‘la faible croissance du crédit aux entreprises non financières est causée en grande partie par une faible demande de crédits’. Ce fait, poursuit la Commission, ‘est confirmé par le haut niveau d’épargne des entreprises relativement à leurs investissements, ce qui suggère qu’elles disposent de fonds internes inutilisés dans de nombreux cas’. Ceci est dû ‘aux forces de désendettement’, écrit encore la Commission. [26]
Cette citation a été évoquée par Etienne Lebeau du service d’étude de la CNE, la centrale des employés du syndicat chrétien, lors du Midi d’Econosphères du 17 mars 2015 consacré au Plan Juncker. Les entreprises privées fuient carrément l’investissement productif, estime Lebeau, ‘et le feront tant qu’une reprise solide n’aura pas eu lieu dans la zone euro et particulièrement dans les pays sinistrés’. Selon lui ‘les acteurs (ménages et entreprises) cherchent à réparer leurs bilans, d’où une forte hausse de l’épargne et du remboursement de la dette et le blocage de la consommation et de l’investissement privés’. [27]Historiquement, ‘nous sommes passés d’une logique de croissance des entreprises par le réinvestissement des profits, à une logique de distribution accrue aux actionnaires des profits économisés par le non-investissement’. [28]
Lever le tabou de l’investissement public
Si le secteur privé n’investit pas, on pense automatiquement au secteur public comme moteur de la relance. L’économiste Paul De Grauwe le dit peu après la publication du Plan Juncker. ‘Il ne fait aucun doute,’ écrit De Grauwe dans Le Soir, ‘que l’Europe a besoin de davantage d’investissements publics’. Ce qui le frappe, par contre, est ‘que le Plan Juncker n’est pas structuré de manière à encourager l’investissement public’. [29]
Etienne Lebeau trouve des arguments pour cette approche auprès du Fonds monétaire international. Celui-ci a publié ses Perspectives de l’économie mondiale en octobre 2014. Pour le Fonds monétaire : ‘le moment est propice à une relance des investissements dans les infrastructures’, entre autres puisque le coût de l’emprunt est faible. Le Fonds monétaire dit également qu’une hausse des investissements publics et particulièrement dans les infrastructures a un effet fort sur la production en période de ralentissement économique et si l’investissement public est financé par l’emprunt. [30] Même son de cloche du côté de Belfius. La banque publique belge dit sans aucune réserve que ‘les investissements publics stimulent l’économie de deux manières : ils font augmenter la demande et donc directement le PIB, et ils ont un effet à long terme sur le volet « offre » de l’économie. [31]
Ces sources se heurtent à un tabou. Dans l’Union européenne, les États membres sont obligés de se soumettre au dogme de l’austérité et à ce qu’on appelle l’orthodoxie du Pacte de stabilité et de croissance. Ce Pacte ne permet pas que la dette d’un État dépasse 60 % du produit intérieur brut (PIB) et que le déficit public maximal soit supérieur à 3 % du PIB. Une rigidité qui freine les États à faire des investissements pourtant nécessaires. Le résultat se laisse voir, en Belgique par exemple par l’état déplorable d’une bonne partie du réseau routier. Si l’on prend le stock comme critère, écrit Belfius, c’est-à-dire la somme de tous les investissements publics (moins amortissements), la Belgique se classe à la 20e place d’une liste de 22 pays de l’OCDE, loin derrière la France ou les Pays-Bas.
La relance est actuellement dans un cul-de-sac : le privé a l’argent, mais ne l’investit pas, le public n’investit plus, car il se trouve « racketté » par l’évasion et la fraude fiscale et liée par la rigidité budgétaire. On ne peut sortir de cette impasse qu’en abolissant le tabou sur l’endettement. Etienne Lebeau : ‘l’endettement n’est pas un problème à condition qu’il finance des investissements utiles. La dette aura alors de bons actifs pour collatéral’. [32] Il plaide ensuite en faveur de l’adoption de la Règle d’or en matière de comptabilité publique. Elle veut que des investissements nets soient tenus à part et exclus du calcul du déficit, au lieu de les inclure dans les comptes d’un État, comme le fait la Commission européenne.
Les critiques avancent aussi des plans de relance alternatifs. Nombreux sont ceux qui trouvent Juncker peu ambitieux. Un montant de 315 milliards d’euros sur trois ans – s’ils sont effectivement mobilisés – ne représente que 105 milliards d’euros par an ou 0,6 % du PIB, selon un calcul des Économistes Atterrés. Or, la Confédération européenne des syndicats (CES) a appelé à ‘la mobilisation de 2% du PIB européen par an sur une période de 10 ans’, ou un montant total de 2.600 milliards d’euros. [33] Dans son Plan proposé fin 2013, la CES prévoit qu’une telle injection permettrait la création de 11 millions d’emplois nouveaux d’ici à 2015, ainsi que des revenus additionnels considérables pour les États. La CES ne fait pas une distinction claire entre secteur public et secteur privé pour y arriver, mais plaide aussi pour l’application de la Règle d’or en disant que ‘les ressources du cofinancement doivent être exclues des objectifs en matière de déficit et de dette’. [34]
Finalement, le plan le plus audacieux de relance date de 2013. Il s’agit du Investment-led Recovery and Convergence Programme (IRCP), qui fait partie d’un programme plus vaste, un New Deal européen selon ses auteurs dont le plus réputé est Yanis Varoufakis. Ce dernier, aujourd’hui ministre des Finances du gouvernement grec, était au moment de la publication prof de théorie économique à l’université d’Athènes et à la Lyndon B. Johnson School of Public Affairs de l’université de Texas à Austin aux États-Unis. La première version de cette « Proposition Modeste » date de 2010. Elle n’a bien entendu rien de modeste. Pour ses auteurs, la gestion de la crise par la Commission européenne après 2008 est un échec. Leur objectif est entièrement européaniste : ‘renverser la récession, renforcer l’intégration européenne, rétablir la confidence du secteur privé et remplir les engagements des Traités européens par rapport aux standards de vie et la cohésion économique et sociale’ de l’UE. [35]L’IRCP diffère fondamentalement du plan Juncker ‘puisque son financement provient d’émissions d’obligations par la BEI et passe entièrement par le canal public’ [36] (c’est-à-dire la BEI). Ce financement, destiné aux grands travaux d’infrastructures et au soutien aux PME innovantes, pourrait s’élever à 8 % du PIB de la zone euro et donc largement supérieur à l’effet estimé du plan Juncker. L’IRCP identifie la rigidité budgétaire de l’UE comme un obstacle majeur. Sa réponse : pourquoi la dette émise par la BEI n’est-elle pas comptabilisée dans la dette des États membres, là où le capital de la BEI est constitué par des apports des états membres qui, eux sont comptabilisés dans le déficit public ? Ils pointent donc une contradiction dans l’architecture européenne. Varoufakis et ses amis auront d’autres obstacles à surmonter, à commencer par une opposition politique farouchement opposée à tout retour du secteur public. Mais le débat est ouvert, le plan ‘Juncker’ n’est pas intouchable. À garder en mémoire en ces temps de consensus imposé.
Pour citer cet article :
Custers, Raf, « Plan Juncker : une illusion », Gresea, avril 2015, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1365